Le Léopard des Neiges



Vendredi 20 Septembre 2024 à 20h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Pema Tseden, Tibet/Chine, 2024, 1h49, vostf

Dans une province déserte du Tibet, un léopard des neiges s’introduit de nuit dans un enclos et tue neufs moutons. Ivre de sang, il s’y endort et se retrouve prisonnier au matin. Une équipe de télévision arrive sur les lieux alors que le berger, fou de colère, promet de tuer l’animal si l’État refuse de lui accorder une compensation financière. Son frère, un jeune lama qui semble communiquer de manière subliminale avec l’animal, veut le sauver à tout prix, tout comme deux policiers qui tentent de raisonner le berger.

Notre Article

par Josiane Scoleri

Avec Le léopard des neiges, Pema Tseden poursuit son exploration du Tibet contemporain, en choisissant, comme dans la plupart de ses films des endroits reculés, apparemment encore peu touchés par la «modernité». Et pourtant, même dans ces contrées isolées, la société tibétaine s’est déjà largement transformée et se transforme encore tous les jours. Le cinéma de Pema Tseden se situe tout entier dans cette friction, à l’intersection de ces mondes en mutation, avec leur lot de contradictions, de tensions et d’incompréhensions.

Dans Le léopard des neiges, font partie du nouveau monde, entre autres : l’équipe de télévision, les engins de chantier, les gâteaux d’anniversaire à la crème, les téléphones portables, la loi sur la protection des espèces, le système de compensation pour les éleveurs et plus généralement l’omniprésence de l’argent, devenu indispensable. Mais, c’est aussi l’imbrication du chinois et du tibétain. Tous les Tibétains, mis à part les plus âgés, passant constamment d’une langue à l’autre en fonction de leurs interlocuteurs. Nous sommes donc plongés dans le réel. Avec, pendant une bonne vingtaine de minutes, une dimension quasi-documentaire, voire ethnologique. Puis tout bascule. De la couleur brute du quotidien, le film passe à un Noir et Blanc très travaillé dans un flash-back hypnotique où le jeune moine et le léopard se retrouvent face à face. À partir de là, l’alternance entre Couleur et Noir et Blanc va structurer le film, doublée par une rupture parallèle de la bande-son où les bruits ambiants et les dialogues de la couleur cèdent la place à une musique électronique très onirique pour les passages en Noir et Blanc. Le rythme du film lui-même change dans ces moments-là. Le montage des scènes du quotidien est nettement plus rapide, la caméra est plus mobile, les plans plus courts. Dès que nous passons au Noir et Blanc, le rythme se ralentit. C’est une autre respiration en accord avec les visions du jeune moine. Nous sommes dans le conte, voire directement dans le mythe.

La force du film consiste principalement à nous embarquer dans cette double réalité, puisque pour le moine, ces moments hallucinatoires sont tout aussi vrais que l’enclos des moutons ou la maison de sa famille. Le réalisateur parle de réalisme magique. Et témoigne ainsi par les moyens du cinéma d’un rapport au réel où l’interaction entre visible et invisible est toujours une évidence. Dans les régions himalayennes, le syncrétisme entre les anciennes croyances animistes et le bouddhisme tantrique tibétain a produit au fil des siècles cette vision élargie du réel et du vivant qui ne fait pas bon ménage avec notre credo rationaliste.

Le cinéma de Pema Tseden nous permet de nous approcher un peu de cette perception du monde, là où nous aurions vite fait de la taxer de quincaillerie exotique ou ésotérique. Et ce qui est encore plus remarquable, c’est qu’il le fait en mêlant images saisies sur le vif et images de synthèse où plus que jamais la fonction du cinéma consiste, selon la célèbre formule, à fabriquer du vrai avec du faux. Car comment ne pas croire à la présence du léopard qui a fait irruption dans la vie de cette famille? De plus, avec l’imbrication des images filmées sur place, des images glanées sur le Net, des conversations en visio au téléphone et des images entièrement fabriquées, le film nous parle tout aussi abondamment de la puissance de l’Image en soi, capable de nous captiver, tous autant que nous sommes. La scène où tous les personnages se retrouvent devant un ordinateur portable, fascinés, chacun à sa manière, par ce qui nous est donné à voir en est une illustration tangible. La vidéo du léopard poursuivant sa proie qui réussit à se sauver in extremis vaut tous les suspens d’un film d’action à grand spectacle. On sent à l’intensité des regards fixés sur l’écran que les battements de coeur des uns et des autres s’accélèrent jusqu’au soupir de soulagement lorsque le bouquetin en réchappe. C’est encore et toujours la magie du cinéma. Mais, la réalité de la planète aujourd’hui, au Tibet, comme ailleurs, c’est la mondialisation. De même que dans Jinpa, le chauffeur de camion tibétain écoutait à plein volume «O sole mio» en chinois, en traversant les hauts plateaux de l’Amdo, dans Le léopard des neiges, Dradul regarde sa petite amie danser sur la musique de Carmen en robe de flamenco sur l’écran de son téléphone. Ces éléments exotiques au sens propre dans un tel décor cohabitent avec les aspects les plus traditionnels dans les relations au sein de la famille, que ce soit entre parents et enfants ou entre homme et femme. À ce titre, toutes les scènes de repas sont certes des moments de convivialité (l’hospitalité est un devoir absolu, comme dans toutes les sociétés rurales), mais elles servent aussi de révélateur de la place de chacun, avec en contre-point la présence du jeune cameraman chinois qui ne mange pas la même nourriture que ses hôtes. En termes de cinéma, les scènes d’intérieur, dans un espace confiné où la lumière et les couleurs sont chaudes s’opposent tout naturellement aux espaces infinis et glacés du monde extérieur. Ce balancement-là rythme aussi le film et nous nous détendons nous aussi dans la chaleur du foyer après les tensions qui règnent autour de l’enclos, les colères de Jinpa qui répète ses tirades à qui veut l’entendre, l’inflexibilité des institutions, la présence de la police. Pema Tseden ne recule pas devant la répétition pour dire l’impasse de la situation. Certains y verront sans doute une métaphore de la situation du Tibet. On peut certainement se poser la question. Mais je dirais plutôt que Pema Tseden se contente de dire les choses en creux. Par exemple, l’allusion au pèlerinage à Lhassa qui revient à plusieurs reprises dans le film est une référence suffisamment limpide pour tous les Tibétains. En cela, le réalisateur se situe bien dans la lignée de son maître en cinéma, Abbas Kiarostami.

Le cinéma tibétain

« … En 2003, dans un article important sur la représentation du Tibet par les réalisateurs chinois, le pionnier des documentaristes tibétains Dorje Tsering Chenaktsang précisait que le premier film chinois sur le Tibet avait été réalisé dès 1953: c’était La plaine d’or et d’argent. Il ajoutait que, cinquante ans plus tard, une trentaine de films chinois avaient été réalisés en rapport avec le Tibet.

Or, au moment où D.T. Chenaktsang déplorait le fait qu’aucun Tibétain n’ait écrit de scénario malgré cette pléthore de films, Pema Tseden, Sonthar Gyal et Dukar Tserang, la troïka du cinéma tibétain en RPC, étaient justement en train de terminer leurs études à l’Institut du Film de Pékin, qui a formé les plus grands noms du cinéma chinois. Le premier était en section « Réalisation« , le second, en « Photographie » et le troisième, en « Son« , reflétant l’inclinaison personnelle de chacun: Pema Tseden avait commencé à publier des nouvelles au milieu des années 1990, Sonthar Gyal, fils de peintre, enseignait les arts plastiques, et Dukar Tserang composait de la musique. Amis de longue date, ils s’étaient donnés pour mission de faire émerger un cinéma tibétain, et avaient compris que seule une formation professionnelle pourrait leur assurer des compétences techniques, un réseau potentiel et une légitimité. Ils réussirent tous les trois en 2000 l’examen d’entrés à cet Institut. Au même moment et parce que l’argent est le nerf de la guerre, Sangye Gyatso, poète et ami d’Université de Pema Tseden, se formait aux métiers de la finance. A l’époque, ce pari semblait fou: jusqu’en 2000, aucun d’entre eux ne connaissait qui que ce soit dans le monde du cinéma, ils n’étaient pas issus du sérail, leur culture cinématographique était des plus réduites, ils n’avaient pas un sou vaillant, et ils ne pouvaient compter que sur leur force de persuasion, leur acharnement et leur volonté. On n’insistera pas non plus sur le risque qu’il y avait, pour les Tibétains, à prendre en mains leur propre représentation, dans un contexte politico-culturel des plus autoritaires.

Mais l’audace et le talent payèrent: Pema Tseden a réalisé depuis 2004 huit films (The Silent Holy Stones, The Search, Old Dog, The Sacred Arrow, Tharlo, le berger tibétain, Jinpa, un conte tibétain, Balloon et Le léopard des neiges), et Sonthar Gyal quatre (The Sun Beaten Path, River, Ala Changso et Lhamo and Skalbe ), tous récompensés par des prix internationaux. Dukar Tsering est en train de terminer un documentaire et un film de fiction, tout en ayant collaboré aux films de ses amis à bien d’autres, et Saneye Gyatso, après avoir produit les premiers films de Pema Tseden, poursuit une carrière d’entrepreneur culturel tibétain… » (Extrait d’un texte écrit par Françoise Robin, Professeure à l’Inalco et spécialiste de cinéma tibétain)

Note d’intention du réalisateur

C’est une histoire de compassion, de sollicitude et d’amour sans pareil. C’est aussi une histoire qui montre comment des hommes et des léopards des neiges (ou autres créatures) peuvent finir par s’entendre.

Il y a quelques années, j’avais appris par un ami que, dans une région du Tibet, un léopard des neiges avait sauté dans un enclos de moutons, pendant la nuit, et tué quelques brebis, avant de s’endormir sur place. Le lendemain, on le retrouva piégé à l’intérieur de l’enclos dont il n’avait pu ressortir. certains proposèrent de le libérer tandis que d’autres disaient qu’il ne fallait pas le relâcher aussi facilement. C’était tout ce que je savais et j’ignorais si on avait fini par le remettre en liberté ou non, mais cette histoire me trottait dans la tête. En 2020, j’étais confiné à la maison, à cause du Covid, et j’avais tout le temps pour réfléchir à plein de choses. Un jour, l’histoire du léopard des neiges me revint à l’esprit et une envie soudaine me prit d’en tirer un scénario dont j’espérais pouvoir faire un film sur grand écran. Après avoir rédigé une première ébauche, je fis des recherches au sujet des léopards des neiges afin d’étoffer mon scénario. au cours de l’écriture, je partageai l’histoire en deux parties, une partie réaliste et une surréaliste. Même si, en apparence, il ya deux histoires, une au passé et l’autre au présent, elles sont intrinsèquement reliées et indissociables.

La partie réaliste se déroule sur deux journées, dans le présent, pendant l’hiver 2012. L’histoire est vue à travers les yeux d’un jeune lama « léopard des neiges », qui aime photographier les dits animaux. Un léopard des neiges saute dans un enclos et tue neuf moutons. Une querelle éclate alors entre le père et le fils. Le fils voudrait qu’on tue l’animal alors que le père insiste pour qu’il soit remis en liberté.

La partie surréaliste se situe dans le passé lointain. Le bébé léopard (peut-être le même que celui de la partie réaliste) saute dans un enclos de moutons appartenant à une famille (celle du lama « léopard des neiges », avant qu’il soit devenu un lama) et il est capturé après avoir tué trois moutons, puis libéré plus tard par le futur jeune lama; une fois devenu un lama, celui-ci passe 365 jours de formation dans une retraite de montagne et alors qu’il est perdu dans la forêt et que la mort le guette, il est sauvé par ce même léopard qui le ramène dans son village.

Les deux parties sont teintées de réalisme magique. Bien que la partie réaliste se déroule dans le présent, elle contient quelque chose de surréaliste, tandis que la partie surréaliste, qui se situe dans un passé lointain, possède une touche de réalisme. C’est très simple, sans rien de fantastique ou de sensationnel.

Pour la partie réaliste, j’ai eu recours à une façon réaliste de raconter l’histoire de manière à en souligner la réalité, pour que l’image possède une qualité documentaire. Pour le cadre, tourner en décors naturels permet d’atténuer les traces artificielles. Pour la bande son, j’essaie aussi de restituer la qualité sonore du véritable environnement. E n ce qui concerne la prestation et les costumes des acteurs, je veux être aussi simple et naturel que possible pour conserver la texture de la vie. Pour la partie surréaliste, j’utilise une différente présentation: une position de la caméra plus fixe pour conférer à l’image une impression de solennité et de mystère, tout en conservant de la simplicité. Pour les décors, j’espère trouver ou construire des espaces complètement différents de ceux du monde réel, afin de correspondre à l’atmosphère surréaliste de l’histoire. Jespère que l’on parvient véritablement à atteindre une forme de réalisme magique et qu’il ne s’agit pas d’un film où le fantastique n’apparaît qu’en surface.

Sur le web

« … S’intéressant d’un côté à la colère des bergers, dont le troupeau paye encore les frais de la présence du léopard, le film tente d’amener un peu de spiritualité dans le débat, en embarquant le moine photographe dans une expérience de connexion avec l’animal alors que celui-ci le regarde fixement. Si les agacements d’un des éleveurs finissent par devenir répétitifs (entre menaces de tuer l’animal et demandes de réparation), le passage du regard humain aux souvenirs de l’animal, via une pupille dans laquelle se reflète l’homme fait plutôt bon effet.

Cela permet ainsi à Pema Tseden (également réalisateur de Jinpa, un conte tibétain, Tharlo, le berger tibétain) de développer en parallèle la manière dont le léopard des neiges chasse, puis s’est retrouvé enfermé dans l’enclos, devant laisser son petit à distance et subissant quelques violences au passage. Ces passages en noir et blanc sont sans doute les plus beaux du film et bénéficient de créatures en images de synthèses plutôt réussies, malgré quelques petits défauts dans la fluidité de mouvement. Développant également une histoire de compréhension réciproque en Homme et bête, grâce à ces moments, le film défend globalement l’utilité de l’animal comme con caractère sauvage (appréhendés grâce à des vidéos montrées, des images de caméras de détection…), comme son nécessaire respect, face à des éleveurs à bout qui remettraient facilement en cause leur protection. » (abusdecine.com)

« Cinéaste mais aussi écrivain, le Tibétain Pema Tseden s’est distingué ces dernières années avec des longs métrages tels que Tharlo, Jinpa ou Balloon, tous sortis dans les salles françaises. Quelques semaines après la fin de ce qui allait devenir son ultime tournage, Tseden est décédé soudainement au printemps dernier. Ce long métrage, Le léopard des neiges, sélectionné à la Mostra de Venise et à Toronto, poursuit le dessin singulier de l’identité tibétaine que l’on retrouve dans son œuvre, et mélange les tonalités comme ses précédents films qui tentent d’échapper à la carte postale.

La lumière aveuglante dans le pare-brise d’une voiture au début du léopard des neiges semble effacer le décor autour des protagonistes. Nous sommes à 4000 mètres de hauteur et l’on a besoin d’oxygène pour tenir debout. La nature prend immédiatement une large place à l’écran, avec des étendues à perte de vue tandis que les humains essaient de s’y confronter. Au-delà de la nature immense qui peut les mettre à bout de souffle, les hommes dans Le léopard des neiges se retrouvent face à une créature mythique : un léopard des neiges qui est venu croquer le bétail, au grand dam d’un des protagonistes (Jinpa, que l’on recroise après le film éponyme).

La bête a l’air sortie d’une légende, elle parade dans une nature majestueuse tandis que les étoiles dans le ciel sont innombrables. Le lieu parait hors du monde, mais il est pourtant tout le temps question de connexion profonde avec la nature – que les hommes le veuillent ou non. Pema Tseden dépeint certes la brutalité humaine mais celle-ci semble bien futile à l’échelle du monde immense qui les entoure. Le récit, lui, a tendance à tourner un peu trop en rond et manque d’une dynamique moins répétitive. Le Léopard des neiges est néanmoins relevé par son soin formel, grâce à la collaboration de Pema Tseden avec le directeur de la photographie Matthias Delvaux, qui a travaillé auparavant avec Johnny Ma (Vivre et chanter) et Xinyuan Zheng Lu (The Cloud in Her Room). » (lepolyester.com)

« Récompense posthume et bel hommage. C’est un film sino-tibétain qui a reçu le Cyclo d’or au 30ème Festival international des Cinémas d’Asie de Vesoul: Le léopard des neiges de Pema Tseden, décédé en 2023.

En 2012, l’irruption d’une panthère des neiges dans l’enclos d’un éleveur, causant la mort de neuf de ses bêtes, provoque une querelle familiale et attire une équipe de télévision dans le village. Une question divise : faut-il tuer la panthère ou est-il possible de cohabiter avec elle ?

Le cinéma de Pema Tseden s’est toujours construit autour d’un registre très particulier que peu de metteurs en scène parviennent à contenir. Un registre protéiforme qui emprunte au réalisme magique, où le drame social côtoie l’absurde et les élans de tonalités mystiques. Le bac à sable des steppes tibétaines offre à Pema le terrain idéal pour ses expérimentations romanesques couchées sur grand écran, à mi-lieu du conte fantastique et des introspections qui ont à cœur de révéler la nature irrationnelle de l’existence humaine. Bien que Le léopard des neiges ne devait pas être le chant du cygne du cinéaste, qui nous a quittés brutalement, il en concentre pourtant toute la substantielle démarche esthétique.

Le film débute alors qu’une petite équipe de télévision locale se rend dans les campagnes reculées du Tibet pour tourner un reportage sur une panthère des neiges qui se serait introduite dans l’enclos de moutons d’un éleveur et y aurait dévoré ni plus ni moins que neuf bêtes pendant la nuit. Sur le chemin, dans un 4×4 brinquebalant, les journalistes croisent un jeune moine bouddhiste en formation qui vient à leur rencontre et les dirige sur les derniers kilomètres qui les séparent du lieu du crime. Sur place, non loin de l’enclos de tous les problèmes, ils y retrouvent une communauté de nomades furieux compte tenu des circonstances, et avec eux l’animal majestueux pris au piège au beau milieu du pâturage. Une fois les témoignages recueillis, le postulat est le suivant : faut-il libérer la panthère des neiges ? Dans les cris et les réclamations tonitruantes en langue tibétaine, tous décident du sort du félin avec une étude rigoureuse du discernement de chacun des partis qui confinerait presque Le léopard des neiges dans les répertoires du film de procès. Quand Jinpa (acteur fétiche de Pema Tseden) exige de garder l’animal enfermé en attente d’un dédommagement des autorités pour son bétail dévoré, le jeune moine en devenir, photographe à ses heures perdues, confesse son désir de le libérer en vertu des lois de la nature, et de son respect sensiblement panthéique envers celle-ci.

Dans ce contexte profitable à la querelle, Le léopard des neiges se mue en discours sur la relation complexe entre l’Homme et la nature, l’origine de la zizanie étant la part de culpabilité d’un animal sur les activités humaines, et les limites de la justice quand celle-ci concerne des agissements qui échappent à son contrôle terrien, d’un point de vue plus spirituel sur les évènements. La punition envisagée n’est pas aussi évidente que l’acte, pour de multiples raisons que Pema Tseden se plaît à décortiquer avec un florilège de personnages têtus et remontés : d’abord, la panthère des neiges est un animal protégé, et le fait de le garder captif pourrait se retourner contre la petite communauté qui souhaite avant tout s’en servir comme d’une preuve pour le dédommagement. Dédommagement qui n’est possible que si Jinpa relâche la panthère, mais celui-ci rétorque que la police chinoise fera faux fond si l’animal disparaît de l’enclos.

Au milieu de ces discussions qui patinent et retournent sans arrêt à leur point de départ, non sans l’absurdité comique propre au réalisateur, de mystérieuses scènes en noir et blanc semblant venir tout droit d’une trance bouddhique ponctuent le discours du métrage d’un regard autrement plus spirituel sur la situation. Semblables aux envolées mystiques du Voleur de chevaux (1986) de Tian Zhuangzhuang, ces instants suspendus apparaissent d’abord énigmatiques, puis d’une évidence absolue au vu des trajectoires rhétoriques empruntées par le film. Le léopard des neiges, comme toutes les œuvres précédentes de Pema Tseden, laisse un riche héritage de l’identité tibétaine sur grand écran, trop rarement mise en avant et menacée de disparition par le processus de modernisation infernal de la Chine. À défaut de croire que le cinéma puisse la sauver, Pema a toutefois pensé toute sa vie que celui-ci contribue en première loge à sa mémoire. » (eastasia.fr)

« On connaît en Europe le débat qui oppose les écologistes et une partie des bergers ou des agriculteurs, quand il s’agit de réimplanter le loup dans nos forêts. À sa manière, Le léopard des neiges pose les mêmes questions, mettant en antagonisme un berger plutôt pauvre, attaché à ses bêtes et au revenu de sa famille, des policiers soucieux d’appliquer la réglementation en matière de défense des léopards des neiges, et une équipe de télévision qui se nourrit de la discorde. Au milieu de ce petit monde, il y a cet animal énigmatique, superbe, qui a franchi un enclos et tué des brebis, laissant dans son petit dans l’isolement le plus total à quelques centaines de mètres et un moine qui cherche à atteindre une certaine sagesse.

Le cinéma tibétain est rare sur les écrans français, pour ne pas dire inexistant. Pema Tseden, décédé récemment dans des conditions plus que tragiques, après être parvenu à échapper à l’oppression chinoise dans sa lutte pour la reconnaissance du peuple et de la culture du Tibet, est le plus grand représentant contemporain de la littérature et du cinéma dans ce pays, le Tibet, souvent réduit à des caricatures spiritualistes. Son long-métrage mêle à travers l’équipe de télévision venue filmer la rétention du félin, des personnes d’origine chinoise et tibétaine, comme si, autour d’un tel évènement, la réunion des deux peuples pouvait être possible. D’ailleurs, l’animal sauvage ne fait pas que nourrir les débats économiques et politiques entre l’État et les bergers, mais joue ici un mystérieux rôle de réconciliation des peuples et des amours brisées avec un moine capable de tisser un langage presque mystique avec lui.

Le film est d’abord très impressionnant, dans la manière dont les mouvements du léopard sont représentés. On imagine le travail d’image de synthèse incroyable auquel l’équipe de tournage a dû s’adonner pour parvenir à une telle qualité de la mise en scène. Le félin est tout autant filmé dans son environnement naturel que cet enclos où il attend patiemment que les portes lui soient ouvertes. Les images sont très belles, mêlant les grands espaces du Tibet à la simplicité d’une ferme.

Le léopard des neiges n’est pas un documentaire animalier. Il interroge le dilemme bien connu entre ceux qui s’évertuent de protéger les espèces disparues, et ceux qui protègent l’économie humaine. Le seul dialogue possible demeure, du moins dans cette fable, le langage spirituel qui permet à la nature de s’aligner avec les préoccupations sociales et mercantiles des communautés humaines. Ce débat permet d’ailleurs de mettre côte à côte des personnes originaires de Chine et du Tibet, sans que la question politique ne soit jamais posée. L’enjeu de la rencontre de ces peuples, on le sait en opposition depuis très longtemps, s’apaise ici autour d’un léopard qui à lui tout seul permet l’émergence d’une sensibilité spirituelle et mystique, si contestée par l’empire chinois.

Pema Tseden a dressé là un film tout aussi profond que destiné à un public large, allant des enfants à leurs aînés. Cette œuvre pensée comme un conte moderne peut se regarder de plusieurs façons, à commencer comme une belle histoire entre un animal sauvage et des hommes qui se disputent le destin qu’ils lui promettent.

Cette ambition et cette générosité permettent de faire émerger un long-métrage passionnant, d’une grande beauté, qui se confond parfois avec la fausse naïveté d’un tableau du Douanier Rousseau. La dimension picturale et poétique est très prégnante dans cette œuvre qui sera la dernière d’un homme, qui aura tant lutté pour sauvegarder la culture tibétaine à travers le cinéma. » (avoir-alire.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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