Le regard d’Ulysse



Dimanche 11 Février 2018 à 13h30 – 16ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de  Theo Angelopoulos – Grèce- 1995 – 2h56 – vostf

«A.» un cinéaste grec, exilé aux Etats-Unis, traverse les Balkans à la recherche des bobines mythiques d’un film datant des premières années du septième art. Ce voyage le mènera à parcourir les Balkans et à s’interroger sur le véritable sens de sa quête. Ce long métrage est une sorte d’odyssée «inversée» (l’exilé de retour qui décide de se perdre) qui plonge le spectateur dans un itinéraire philosophique aux multiples ouvertures.

«Chaque cinéaste se souvient de la première fois où il a regardé à travers l’œilleton de la caméra. Ce moment n ‘est pas tant la découverte du cinéma que la découverte du monde. Mais vient le moment où un cinéaste finit par douter de sa propre capacité à voir les choses; il ne sait plus si son regard est encore juste et innocent.» (Theo Angelopoulos)

Notre critique

Par Bruno Precioso

« Vers l’Orient compliqué je volais avec des idées simples. » La phrase est fameuse, par laquelle Charles de Gaulle résume dans ses Mémoires de guerre son état d’esprit dans l’avion qui le conduit en Syrie et au Liban en 1945. S’il s’agissait de voler vers l’enchevêtrement compliqué qu’évoquent les Mémoires, il lui eût été plus rapide de poser son avion dans quelque aéroport des Balkans tant les peuples, les empires, les cultures, les religions s’y sont rencontrés, combattus, mariés et déchirés. Pour comprendre cette Europe centrale tombée dans la parenthèse du Rideau de fer pendant 50 ans, les cartes ne suffisent pas ; il faut souvent le secours d’un atlas historique et (pourquoi pas ?) d’un ou deux spécialistes pour espérer éclairer quelque peu toute question qui s’y rapporte. Encore de telles précautions ne permettent-elles que de lancer le débat, certainement pas de le clore.

A suivre les pérégrinations que propose Théo Angelopoulos dans ce Regard d’Ulysse, on comprend que l’alternative est peut-être de ne pas chercher à y voir trop clair, mais plutôt d’aller se confronter à ce réel compliqué, et quitte à faire le voyage dans ces contrées en plein chaos qui changent de nom, de maître et de loi, le doubler d’un voyage dans le temps. Ou d’un voyage hors du temps. Yannakis et Milton Manákis, deux frères pionniers de la photographie et du cinéma dans les Balkans, incarnent la mémoire de cette Europe qui ne passe pas. Nés de parents Aroumains dans le Pinde (monts du nord de la Grèce) alors dans l’Empire ottoman ils créent le premier laboratoire de développement photographique puis cinématographique et enfin la première salle de projections de la région. Leurs films et photos sont autant d’instantannés des différents États balkaniques auxquels ils ont appartenu simultanément, pour finir par être séparés dans des destins nationaux : Yannakis mourut oublié dans la misère à Thessalonique ; Miltos finit célébré en héros national en Yougoslavie jusqu’à sa mort en 1964.

« Faire un film est un acte positif, même si nous savons que le cinéma ne peut pas transformer le monde ; encore moins le sauver. »

Pour un cinéaste aussi concentré sur la question de l’histoire et sur celle de la mémoire qu’Angelopoulos, de telles destinées croisées ne pouvaient qu’appeler un film. Sa filmographie est en effet intimement liée à l’histoire du XXe siècle, et la réécriture cinématographique de l’histoire pour préserver la mémoire collective est une forme de mission pour un Grec engagé politiquement… Il faut dire que Théo Angelopoulos se définit lui-même comme un enfant de la guerre, dont l’histoire intime se confond avec l’Histoire, des siens, de la Grèce, et au-delà de l’Europe centrale. Théo Angelopoulos est né en 1935, un an avant le coup d’état de général Metaxás (né à Ithaque) qui dirigea le pays jusqu’à l’occupation allemande en 1941. A 9 ans le jeune Angelopoulos assiste à la libération du pays qui se transforme aussitôt en guerre civile, laquelle laissera en 1950 au jeune Théo un pays exsangue : 8% de la population disparue, 150.000 exilés, et les idées de la famille Angelopoulos vaincues. C’est la raison pour laquelle Théo Angelopoulos s’exile en France pour des études d’abord d’anthropologie (sous la direction de Levi-Strauss), puis de cinéma à l’IDHEC (future Femis) dont il est exclu pour non conformisme ; il se formera sur le tas en suivant au Musée de l’Homme les instructions de Jean Rouch. Lorsqu’Angelopoulos retrouve son pays en 1964, en tant que critique de cinéma dans un journal de gauche, les perspectives paraissent s’éclaircir ; jusqu’au début des années 1960 le développement économique de la Grèce s’est accompagné d’une pression politique constante, faite de censure et de chasse aux communistes, ponctuellement d’assassinats politiques (celui de Lambrákis en 1963 est le sujet du Z de Costa Gavras)… mais les élections de 1963 portent au pouvoir le centre gauche de Papandréou. Angelopoulos commence son 1er long métrage, Forminx Story ; il reste inachevé. Car l’embellie est de courte durée : Papandréou poussé à la démission, les nouvelles élections n’auront jamais lieu. Le pays replonge dans la dictature, celle des Colonels, qui tiendront le pays jusqu’en 1974.

C’est sous les Colonels que début vraiment la carrière d’Angelopoulos avec un 1er long métrage, La Reconstitution (1970) mêlant déjà chronique sociopolitique (un assassinat traité en fait divers) et mythologie (le mythe des Atrides). Ce film inaugure un cycle dit politique pendant les années 1970 avec 4 autres longs dont Le voyage des comédiens, commencé pendant la dictature avec la bénédiction des autorités persuadées d’avoir à faire à une adaptation de la mythologie antique. A la chute des Colonels (1974) le nouveau gouvernement conservateur refuse de présenter le film (pour gauchisme) à Cannes, où il reçoit néanmoins le prix FIPRESCI.

Suit dans les années 1980, avec la désillusion de l’expérience démocratique et l’usure du parti socialiste de Papandréou au pouvoir, un cycle plus intérieur, plus intimiste (le Voyage à Cythère 1983, L’Apiculteur 1986 et Paysage dans le brouillard 1988) qui prend ses distance avec le récit collectif sans abandonner néanmoins le discours politique, toujours sous l’ombre du mythe notamment le personnage d’Ulysse. Ce cycle existentiel lui apporte une reconnaissance internationale, avec entre autres le prix du scénario à Cannes (1984) et le Lion d’argent à Venise (1988)…

Enfin le troisième cycle qui couvre les années 1990 (Le Pas suspendu de la cigogne, Le Regard d’Ulysse et L’Éternité et Un Jour), fait accéder le cinéma d’Angelopoulos à l’universalité dans le discours, et à la reconnaissance mondiale à travers le Grand Prix à Cannes (1995) puis la Palme d’or (1998). Il faudra attendre 2004 pour que le réalisateur ouvre, avec Eléni, le premier volet d’une trilogie sur le XXe siècle qui scelle sa réconciliation avec l’Histoire. La trilogie se poursuit en 2008 (La Poussière du temps), mais elle demeurera inachevée : Théo Angelopoulos meurt le 24 janvier 2012, renversé par un motard sur le tournage de L’autre mer, film consacré à la faillite de la Grèce et à la crise européenne. L’enfant de la guerre dont le cinéma puisait aux sources de l’histoire, de la mémoire collective et du mythe pour rendre compte de la destinée des hommes, qu’ils fussent Grecs, Européens, ou plus simplement humains, est donc rattrapé par la trajectoire de son pays : la désorganisation des systèmes de santé , la panne de deux ambulances successives envoyées pour le prendre en charge expliquent largement sa mort à 77 ans. Une mort entre tragique et ironie, qui lui aurait sans doute inspiré un film.

Sur le web

«On ne compte plus le nombre de pérégrinations entreprises dans le cinéma de Théo Angelopoulos. Du Voyage des comédiens (1975) à l’Apiculteur (1986), du Voyage à Cythère (1984) au Paysage dans le brouillard (1988), les personnages, exilés ou non, se déplacent de façon continuelle. Inlassablement, ils traversent les frontières — des frontières souvent intérieures — à la recherche de quelque chose ou de quelqu’un. En ce sens, il apparaît tout naturel que le réalisateur en vienne à s’attaquer, dans le Regard d’Ulysse, au récit mythique du plus grand héros grec de l’Antiquité et que l’objet de la quête prenne la forme de l’innocence perdue des premiers regards sur le monde à travers l’objectif d’une caméra. Si, comme le dira un personnage du film, les créations originelles de Dieu sont «le voyage, le doute et la nostalgie», ces dernières constituent également les éléments premiers dans l’œuvre d’Angelopoulos. En boutade, le cinéaste a qualifié le poète Homère de premier scénariste d’Hollywood parce qu’il avait construit une fin heureuse à l’Odyssée. La version moderne qu’il nous propose de cette grande aventure est bel et bien européenne. Mais logée au cœur des Balkans, elle est davantage tragique. Dans le Regard d’Ulysse, un cinéaste grec exilé aux Etats-Unis depuis 35 ans revient à Ptolenaïs, sa ville natale, pour y présenter l’un de ses films. Ce cinéaste se nomme simplement «A.» mais, quoique le principal intéressé n’ait pas voulu le confirmer, nous pourrions tout aussi bien l’appeler «Angelopoulos» puisque le réalisateur a lui aussi effectué le même voyage que son héros. Cependant, le véritable motif du retour de «A.» consiste à rechercher les trois bobines du tout premier film balkanique tourné à l’aube du cinéma par les frères Manakis. Cette recherche l’amènera à parcourir la Grèce, l’Albanie, la Bulgarie, la Roumanie et l’ex-Yougoslavie pour retrouver ces fameuses bobines. Tout en proposant une réflexion sur l’histoire de cette région déchirée par les guerres, la quête de «A.» est une quête d’identité. Les événements imprévus qui l’attendent, les gens qu’il rencontre ou les femmes qu’il revoit — toutes incamées par Maïa Morgenstern (le Chêne), la figure de Pénélope — lui font prendre conscience du poids de son passé. Tous les chemins de traverse et le Danube (re)conduiront enfin ce nouvel Ulysse à une Ithaque beaucoup plus contemporaine: Sarajevo. L’Odyssée de «A.» brosse un tableau de l’état actuel d’une civilisation qui semble n’avoir rien retenu des conflits qui ont bouleversé son histoire. Transporté par la foi ou le désespoir, ce qu’espère retrouver le cinéaste avec les images oubliées du fameux premier film, ce n’est donc pas seulement l’innocence du premier regard sur le monde, mais aussi une époque où le monde, son monde, n’était pas encore déchiré par la guerre entre différents groupes ethniques. Car c’est sur l’ensemble de l’espace des Balkans, sans se soucier des frontières, que les frères Manakis ont tourné leurs documents. Ces pionniers du cinéma «s’intéressaient aux gens et non pas à la politique». Le Regard d’Ulysse prolonge la «mélancolie de fin de siècle» relevée dans le Pas suspendu de la cigogne (1991). Habité par ce sentiment, le film porte en lui une profonde inquiétude sur l’avenir, qui n’est pas reluisant si l’on se fie au passé. Les ruines apocalyptiques du film foudroient doublement le regard lorsqu’on comprend que l’action se déroule dans des décors naturels. Une fois arrivée dans la capitale bombardée de la Bosnie-Herzégovine, la première question de «A.» aux gens courant dans les rues: «Suis-je à Sarajevo?» Une autre scène, plus touchante encore, traduit l’immense «no-man’s land» que représente maintenant la péninsule balkanique. A la frontière de l’Albanie, «A.» accepte de partager son taxi avec une vieille dame qui se rend à Kortisa, une ville qu’elle n’a pas visité depuis fort longtemps. Une fois parvenue à Kortisa, la vieille dame demande: «Où sommes-nous?» Le taxi la dépose au milieu d’une place déserte. Désemparée, elle reste immobile pendant que la caméra s’éloigne accompagnée d’un seul chant. Alors que le discours dans la fiction et les propos qui ont entouré la sortie du film interrogent constamment la capacité de capter l’authenticité des points de vue, la mise en scène demeure exemplaire de justesse et de lyrisme. Ici, le film ne s’explique plus aussi facilement. Il nous permet plutôt de côtoyer la vraie magie du cinéma, celle des émotions et de la contemplation. Angelopoulos reste fidèle à son esthétique. D’une part, il dilate le temps dans de longs plans-séquences. Par exemple, afin de ne nous présenter l’évolution du communisme roumain entre 1945 et 1950, il met en scène une fête du nouvel an dans le hall d’une maison. La caméra n’arrête jamais de tourner et ce sont les dialogues, les entrées et les sorties des acteurs qui signifient le passage du temps. D’autre part, le réalisateur aime laisser le mouvement des corps se déployer à son rythme tout en exploitant les grands espaces. Je pense notamment à ces plans filmés du taxi où l’on voit une multitude d’Albanais marchant à travers des champs gelés vers la frontière grecque. En fait, le Regard d’Ulysse abonde de moments forts. Après avoir vu surgir une gigantesque main de la mer dans Paysage dans le brouillard, on voit à présent naviguer sur le Danube une immense statue de Lénine disloquée et couchée sur une péniche. Lénine, le symbole d’un immense pays dévasté par le chaos, est salué au passage par des signes de croix. Cette scène a ravi la critique internationale. J’en retiendrai une autre beaucoup plus caractéristique du travail d’Angelopoulos. Nous sommes à Sarajevo, là où le brouillard est devenu le meilleur ami de l’homme parce qu’il fait obstacle aux snippers. Au cours de ces jours de fête, «A.» se promène avec la famille du conservateur de la cinémathèque (Erland Josephson, qui a remplacé Gian Maria Volonté, décédé durant la production du film). On entend tout à coup une voiture s’immobiliser au loin. Des hommes appréhendent à ce moment les enfants du conservateur. Celui-ci ordonne à «A.» de ne pas bouger et disparaît ensuite derrière le brouillard. La caméra quitte «A.» et vient cadrer l’opacité de cet épais voile blanc. Durant de longs moments, la scène repose sur le son. Après une discussion agitée, des coups de feu retentissent et la voiture redémarre. «A.» pénètre alors dans le brouillard pour découvrir, tout juste à quelques mètres, des corps sans vie. I .’espace est traversé de ses cris et de ses pleurs. Face au rythme effréné du cinéma actuel, ce long plan-séquence dans le brouillard représente un pur morceau de bravoure, chargé d’émotion. Le choix de Harvey Keitel pour incarner l’alter ego d’Angelopoulos a pu paraître curieux. Cependant, on ne fera jamais assez l’éloge de cet acteur de tous les risques. Comme pour le voisin rustre de la Leçon de piano de Jane Campion (1993), on s’attachera autant au caractère de son personnage qu’aux actions qu’il décrit. Keitel a un corps de dieu grec, une voix qui vibre et un air sombre et profond. On ne pouvait pas trouver meilleur Ulysse. Il y aurait, concentré dans le regard d’Ulysse, toute l’aventure humaine. Celle que réfléchit le visage de «A.», assis seul dans la cinémathèque complètement détruite de Sarajevo, est malheureuse. «Notre siècle, dira Angelopoulos, commence et se termine à Sarajevo.» On trouve ici la Mélancolie de fin de siècle, l’ouvrage prophétique écrit par le politicien désabusé (Marcello Mastroianni) du Pas suspendu de la cigogne et qui se terminait ainsi: «Par quels mots clés pourrait-on faire vivre un nouveau rêve collectif?» Pour les frères Manakis, c’était, entre autres, le cinéma. Pour nous…» (Perron, B. (1995). Odyssée dans le brouillard / Le Regard d’Ulysse. Ciné-Bulles, 14(3), 8–9.)

Selon Théo Angelopoulos, L’Eternité et un jour (1998) clôt une trilogie également composée de Le Pas suspendu de la cigogne (1991) et de Le Regard d’Ulysse (1995). Trois films qui évoquent, chacun à sa façon, « la notion de limite ou de frontière dans la communication entre les êtres, dans l’amour, dans le passage de la vie à la mort« , comme l’explique Théo Angelopoulos lui-même.

«Le titre nous avait prévenus : le regard, certes, mais le regard d’Ulysse. Ambition cyclopéenne. Voyager avec Angelopoulos, c’est accepter de naviguer entre passé et présent, Histoire et légende, représentation et réalité. C’est réconcilier la mémoire et l’espace. Ce à quoi, justement, à sa naissance, le cinéma semblait destiné… Mais alors, qu’est-ce que Le Regard d’Ulysse ? Sûrement pas la quête qu’il prétend être. Ce n’est peut-être même pas, en dépit de toutes les apparences, un voyage à travers les Balkans. Non, c’est avant tout… un voyage dans le cinéma d’Angelopoulos. Ce regard d’Ulysse serait, en quelque sorte, le 8 1/2 du cinéaste grec, une entreprise de démiurge, un film-somme : cela en fait sa grandeur, mais aussi, parfois, ses impasses. On pourrait dresser une sorte d’inventaire à la Theo. A commencer par le plus prosaïque : les parapluies. Il y a vingt-cinq ans, ils étaient déjà là, au tout premier plan de La Reconstitution. Ensuite, ils ont été de tous les voyages, jusqu’à accompagner, sur son radeau, le vieil homme du Voyage à Cythère. Et les voilà, une nouvelle fois, à Florina, ville natale et première étape du voyage de «A.». Angelopoulos, malicieux, règle quelques comptes : l’évêque de Florina s’était opposé au tournage du Pas suspendu de la cigogne. Ici, les intégristes veulent empêcher la projection du film, qui se déroule en plein air, sous la pluie. D’un côté, les spectateurs et leurs parapluies ; de l’autre, les intégristes et leurs flambeaux ; entre les deux, les casques des policiers. Etrange tableau, superbement chorégraphié, à la beauté exacerbée par le bruit des cloches que font sonner les intégristes… On pourrait continuer ce bel inventaire des tableaux et des thèmes récurrents, du plus concret au plus désincarné : la mer, le brouillard, le retour du père, la femme que l’on fuit ou qui se dérobe. On y trouverait aussi des visions insolites et grandioses : tel ce Lénine géant et disloqué qui descend le Danube sur une péniche, tandis que les gens sur la berge se signent. On y trouverait enfin ces sublimes plans-séquences qui traversent l’espace, mais aussi l’histoire : des fêtes de nouvel an qui se succèdent à l’intérieur d’un même plan de dix minutes, dans la maison familiale des Manakis. On est ébloui par tant de maîtrise formelle. Mais aussi déçus, lorsqu’Angelopoulos, que l’on aime parce qu’il nous a fait aimer ce si bel état – la mélancolie -, flirte avec un sentiment presque opposé : la nostalgie. De Florina, « qui a tant changé », à Belgrade, où il boit « au monde qui n’a pas changé malgré nos rêves », «A.» ne peut détacher ses yeux du passé. C’est Sarajevo qui va, paradoxalement, le sauver. Parce que la représentation se frotte enfin à la réalité. Le Regard d’Ulysse y trouve sa raison d’être. Formidable séquence qui voit «A.» arriver de Belgrade, comme du pays des morts, sur la barque de Charon, et s’arrimer dans une ville qui vit, qui s’acharne à vivre, malgré la guerre. « Is it Sarajevo ? », demande-t-il, halluciné, aux Sarajéviens, qui courent en tous sens sous les bombes. Là, c’est la mort d’êtres proches qui le tirera de sa déambulation narcissique, de sa complaisante nostalgie. C’est la douleur – Harvey Keitel forcément magnifique – qui lui arrachera la confession de sa métamorphose : « Quand je reviendrai, ce sera avec les vêtements d’un autre, le nom d’un autre (…). Je te parlerai du voyage toute la nuit et toutes les nuits à venir, entre une étreinte et la suivante, entre les cris des amants, toute l’aventure humaine, l’histoire qui ne finit jamais. » Alors, Le Regard d’Ulysse ? L’aventure humaine, une histoire qui ne finit jamais…» (telerama.fr)

A lire: Angelopoulos, l’Histoire, l’idéologie et le pouvoir : tels sont les thèmes abordés, film par film, dans la nouvelle édition du Cahier des études cinématographiques consacré à Theo Angelopoulos (sous la direction de Michel Estève). Ed. Lettres modernes.

«Film fleuve du cinéaste grec Théo Angelopoulos, Le Regard d’Ulysse est l’aboutissement d’une réflexion qui sublime le thème du regard. Déambulation métaphysique d’un homme (Angelopoulos, A., son double, et nous, les spectateurs) à la recherche d’une vérité, nous parcourons ce périple qui brise les frontières territoriales (il passe de pays en pays), temporelles (le film des frères Manakis, la scène de son enfance dans la maison familiale, l’idée même de la quête) et perceptives, pour mieux s’interroger sur le sens de l’histoire des hommes. Plongée existentielle aux confins d’une géographie entre deux mondes, entre deux rêves, entre deux temps, ce long métrage invoque la quête initiatique comme cheminement possible vers la liberté. D’un lyrisme mélancolique touchant par moment au sublime, Le Regard d’Ulysse submerge chaque interstice d’un cinéma qui revendique une poétique politisée réfléchissant sur soi, sur les gens, sur les peuples et sur le monde. Par la caméra qui porte le regard, Angelopoulos développe un concept majeur d’une grande modernité, à savoir si, dans ces temps nouveaux, il peut « continuer à voir clair ».
Ce cheminement territorial à travers des Balkans en guerre (ex Yougoslavie) fait de cet « Ulysse » moderne le témoin d’un monde qui s’aveugle. En le confrontant à l’aridité des territoires et à la dureté de la vie, Angelopoulos tisse un double dialogue. Le premier s’affirme par la confrontation aux autres, par la rencontre et l’épreuve vraiment « physique » d’un tel voyage. La réalité du monde qui lui est offerte dans ce nouveau visage par delà les fleuves et les ruines d’un pays en guerre, influence durablement son jugement. C’est au cours de cette traversée que le deuxième dialogue s’instaure. Exclusivement intérieur (le cinéaste recours régulièrement au monologue) il va modifier conséquemment son périple. Tout d’abord sur les traces où, selon toute probabilité, il pouvait trouver les trois bobines disparues, A. dérive de sa route et décide de ne pas descendre à Skopje. Il part pour Bucarest (« mes pas m’y ont mené ») et commence son propre itinéraire, qui le conduira jusqu’à Sarajevo. Cette déviation à la fois cartographique et personnelle est la conséquence immédiate d’un environnement et de sa pratique (la rencontre avec ces femmes, toutes interprétées par Maria Morgenstern, l’exécution de la famille à Sarajevo,…), de son poids historique doté d’une symbolique forte (scène irréelle ou une statue de Lénine est transportée sur une péniche). Le regard du « héros » s’échappe ainsi d’un itinéraire tracé par les frères Manakis presque un siècle plus tôt, pour emprunter un parcours unique entre fascination et douleur. Dans les méandres topologiques de cet itinéraire, le cinéaste explose les codes narratifs pour nous livrer une des plus belles réflexions sur le siècle qui vient de s’écouler. Afin de comprendre cette odyssée contemplative, il faut rappeler le cheminement cinématographique d’un réalisateur attaché à l’idée de la disparition (le père dans Paysage dans le brouillard (1988) ; l’homme politique dans Le Pas suspendu de la cigogne (1991) ; le bonheur dans L’Eternité et un jour (1998)). Ce spectre de la disparition motive une histoire, construit une problématique et structure une narration. En développant avec puissance et harmonie les passerelles entre des «territoires arpentés» et des «territoires intérieurs» qui se répondent constamment, le cinéaste multiplie les possibles d’un regard qui expose et se questionne. Les certitudes s’affrontent pour que le scepticisme optimiste triomphe. Dans le monologue final, notre héros parle de revenir avec les habits et le nom d’un autre. Son regard est de toute évidence troublé, car perdu dans les destins de ceux qu’il a croisés. Afin de saisir cette chronologie du double mouvement, Angelopoulos propose une mise en scène axée principalement par la composition de plans-séquences. Il y adjoint de lents travellings entrecoupés de plans fixes pour que des plages d’immobilité servent de respiration entre les mouvements. L’utilisation du plan-séquence permet d’englober naturellement le personnage interprété par Harvey Keitel dans les différents environnements. La durée instaure une posture de « l’observant » et rapproche l’implication du personnage et des spectateurs. L’exil est ainsi vécu comme une suite de tableaux qui ouvrent sur chaque étape d’un périple assez mouvementé. La scène de l’exécution gratuite sur un chemin de terre plongé dans un épais brouillard démontre la force d’une telle immersion. Si Angelopoulos ne prend aucun risque politique (la famille assassinée est juive et non serbe, croate ou musulmane) il exprime parfaitement la violence entre des peuples censés être frères. Cette mise en scène capture remarquablement bien la topographie en historicisant chaque lieu (thème récurrent chez Angelopoulos) qu’il confronte avec l’idée d’un vécu, passé ou présent. A. rencontre trois femmes au cours de son itinéraire. Parabole de l’Odyssée d’Homère, ces femmes sont liées au territoire emprunté par le personnage, comme le fantasme des bobines participant à la réflexion d’un homme poussé à aller jusqu’au bout de son entreprise. Les femmes constituent alors un canevas métaphorique du Regard d’Ulysse. En associant quatre femmes (la femme qui attend, référence à Pénélope ; l’amante qui le suit et qu’il doit néanmoins quitter, référence à Calypso ; la femme qui est liée à la terre par la mort et qui l’habillera des vêtements de son défunt mari, référence à Circé ; la jeune innocente qui se fera assassinée avec sa famille, référence à Nausicaa) au parcours de A., le cinéaste établit une correspondance avec le cycle de la vie (de la mère dans la seule scène imaginaire du film à la jeune fille). Le périple se termine par la scène de l’exécution. Comme dit précédemment, le point de vue politique est mis de côté, Angelopoulos s’intéressant avant tout à la symbolique de la perception. La scène, plongée dans un épais brouillard, veut nous faire réfléchir sur ce qui est là, si près de nous, mais ignoré ou mal retranscris. En construisant l’un des plus beaux plans-séquences du cinéma sur l’horreur d’un crime absurde, Angelopoulos développe les notions relatives du « voir », du « savoir » et du « devoir ». En citant Dieu dans la bouche d’un exécutant, « Je vous renvoie au créateur, responsable de ce sacré bordel », le cinéaste déresponsabilise volontairement la main de l’homme et plonge l’humanité dans une barbarie qui frappe de plein fouet A. Nostalgique d’un temps où tout était possible, le siècle à charrier beaucoup de honte, de désillusion et de questionnement. Pour A., c’est bien la fin de son voyage et le commencement d’un autre, tout aussi fondamental. » (iletaitunefoislecinema.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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