Vendredi 04 mars 2005 à 20h45
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Emir Kusturica – Yougoslavie – 1988 – 2h22 – vostf
La dramatique vie de Perhan, fils naturel d’un soldat et d’une Tzigane, qui rêve d’un avenir riche et heureux. Elevé par sa grand-mère qui l’adore, il est bientôt arraché à elle et part en Italie travailler pour un trafiquant d’enfants.
Notre critique
Par Philippe Serve
L’arrivée de Emir Kusturica dans le paysage cinématographique mondial ressembla à une véritable explosion ou, plus agréablement, à un feu d’artifices. Surdoué de la pellicule, trustant les récompenses dans les Festivals, à commencer par celui de Cannes, l’enfant de Sarajevo s’imposa très vite comme un cinéaste incontournable. Ses films ouvrent les portes sur un univers empli de bruit, de rêves, d’amour, de cruauté, de musiques, d’absurde, d’animaux, de mariées, d’humour, de gens et choses qui s’élèvent dans les airs, on en passe et des meilleurs dans ce qui pourrait vite ressembler à un inventaire à la Prévert en prise directe avec le règne de l’Imaginaire et de l’Onirisme. Le monde auquel nous invite Kusturica brille par sa luxuriance et sa démesure, ses personnages souvent déjantés, toujours plus grands que nature. Le « Fellini des Balkans » comme certains l’ont nommé ne se contente jamais de peu. En fait, ses films lui ressemblent : noceur, frondeur, humaniste, rejetant profondément toute vision manichéenne de l’Histoire, de la Politique, des Hommes, de l’Existence. Ses personnages, aux actes souvent discutables, Kusturica refuse de les juger. Si Pelhan, le jeune protagoniste du Temps des Gitans, agit comme il le fait, c’est qu’il a des raisons humaines que la morale ne peut comprendre. Ce déni d’un cinéma moraliste voire même simplement moral, a valu à Kusturica de solides inimitiés et entraîné de sévères polémiques. Comment oublier la grotesque et condamnable attaque du philosophe Alain Finkielkraut (et d’autres dans son sillage) après l’attribution de la Palme d’Or cannoise à Underground (1995) ? L’accusation infondée d’avoir tourné un film pro-Serbes (Moscou l’accusa d’être pro-Bosniaques !) et par conséquent d’être complice objectif des massacres en ex-Yougoslavie, déclencha une grande polémique. Le simple fait que Finkielkraut ait pu condamner le cinéaste et son film et les livrer à un vrai lynchage public sans même avoir pris la peine de voir l’objet en question (!) montre bien que le vrai reproche fait au cinéaste était son refus du conformisme, du politiquement correct, d’une pensée binaire en noir et blanc comme l’aiment tant certains de nos petits marquis de salon… Pour Kusturica, enfant d’un pays multiethnique, la guerre en Yougoslavie fut une catastrophe humaine aux nombreux responsables : toutes les parties directement concernées, ivres de nationalisme, mais aussi l’Europe qui ne tint pas ses promesses. Il faillit abandonner le cinéma, écoeuré par tant de haine diffamatoire déclenchée à son égard. Puis, pour la plus grande joie de ses spectateurs, il revint sur sa décision et se remit au travail, retrouvant du même coup son humour lorsqu’il déclara que quand on voyait le tort que pouvait faire Bernard-Henri Lévy au cinéma, il se sentait obligé de continuer à faire des films (BHL venait de tourner le nullissime Le Jour et la Nuit, en 1997) !
Se partageant entre longs-métrages et musique rock au sein de son groupe No Smoking (il y joue de la basse), Emir Kusturica a annoncé son intention de réaliser un documentaire, lui l’ancien et prometteur footballeur junior de Sarajevo, sur El Pibe de Oro, le génie du foot argentin, Armando Diego Maradona. En attendant, il .s’apprête à présider la prochaine édition du Festival de Cannes. Ses intentions ? « Je me suis donné pour mission de privilégier l’esthétique et l’art. »
Filmographie d’Emir Kusturica :
1981 : Te souviens-tu de Dolly Bell ? (Lion d’Or de la première oeuvre, Venise) 1985 : Papa est en voyage d’affaires (Palme d’Or, Cannes) 1989 : Le Temps des Gitans (Prix de la Mise en Scène, Cannes) 1993 : Arizona Dream (Ours d’Argent, Berlin) 1995 : Underground (Palme d’Or, Cannes) 1998 : Chat noir, chat blanc (Lion d’Argent, Venise) 2001 : Super 8 Stories (semi-doc sur le No Smoking Orchestra) 2004 : La Vie est un Miracle (César du meilleur film européen).
Sur le web
Le Temps des gitans marque la seconde collaboration d’Emir Kusturica et du jeune Davor Dujmovic, trois ans après Papa est en voyage d’affaires. Les deux hommes se retrouveront en 1995 pour Underground, dernier long-métrage de Davor Dujmovic qui se donnera la mort en Slovénie en 1999.
La musique du Temps des gitans est composée par Goran Bregovic, qui entame pour l’occasion une riche collaboration avec Emir Kusturica. Les deux hommes se retrouveront pour Arizona Dream et Underground.
Une version longue du Temps des gitans est sortie sous la forme d’une série de six épisodes diffusée à la télévision yougoslave.
Le Temps des gitans a reçu le Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 1989. Avec ce film, Emir Kusturica revenait sur la Croisette quatre ans après avoir obtenu la Palme d’Or pour Papa est en voyage d’affaires. Il recevra à nouveau la récompense suprême en 1995 pour Underground.
« Le début de carrière d’Emir Kusturica a été tonitruant : lauréat à 27 ans d’un Lion d’Or (du premier film) au Festival de Venise, et à 30 ans d’une Palme d’Or au Festival de Cannes, il connaît également le succès en Yougoslavie en tant que bassiste du groupe Zabranjeno Pusenje (littéralement « interdiction de fumer », qui deviendra, après scission, le plus international « No smoking Orchestra »). Il refuse alors plusieurs offres pour, de son propre aveu, « essayer de ne pas devenir professionnel, de ne pas faire partie de l’industrie du cinéma, de rester à l’extérieur. » (1) C’est alors qu’il tombe sur un article de presse évoquant le trafic d’enfants organisé entre la Yougoslavie et l’Italie, et en particulier sur l’improbable destin d’un jeune orphelin gitan nommé Perhan, qui a quitté sa grand-mère et son dindon pour travailler en Italie. Avec l’aide de Gordan Mihic, avec lequel il n’avait jamais travaillé, mais notamment connu pour son travail de journaliste ou pour sa collaboration avec Goran Paskaljevic (Mes amours de 68), Kusturica se sert de cette anecdote comme d’une matrice à un projet plus ample qui viserait à raconter, à travers ce destin individuel, toute l’histoire du peuple gitan.
A l’époque, la Columbia est dirigée par le britannique David Puttnam, assez peu formaté au système commercial hollywoodien (ce qui explique d’ailleurs probablement la brièveté de son mandat) et qui préfère privilégier des projets plus internationaux et plus audacieux. Par l’intermédiaire de Milos Forman, Puttnam prend connaissance du projet de Kusturica et lui alloue un co-financement considérable d’1 200 000 dollars, ainsi que le plus précieux de tous les présents : du temps. Organisant un gigantesque casting au sein de la communauté gitane de Yougoslavie, Kusturica choisit des comédiens non-professionnels à la seule lumière de l’énergie qu’ils lui semblent dégager. C’est ainsi qu’il rencontre Ludmila Adzovic, qui incarnera la grand-mère de Perhan, l’une des plus fortes rencontres de sa vie professionnelle. Pour le rôle principal, il refait confiance à Davor Dujmovic, qu’il avait dirigé dans un second rôle de Papa est en voyage d’affaires. (2) Un peu inquiet de la complexité de la direction de comédiens amateurs, en particulier dans le cadre de plans aussi sophistiqués, Emir Kusturica est saisi par leur spontanéité et leur capacité d’adaptation : le jeu, constate-t-il, est comme une seconde nature chez eux.
Le tournage, qui navigue entre Ljubljana (actuelle Slovénie), Belgrade (Serbie), Skopje (Macédoine), Rome et Milan, dure 9 mois. Un village entier de Gitans est intégralement reconstruit dans la banlieue de Skopje grâce au travail titanesque de Miljen Kljakovic, le chef décorateur. Le film est intégralement tourné en langue romani, la langue des Gitans, ce qui représente un pari dans la mesure où, d’une part, le film devra être ainsi sous-titré partout, y compris dans son pays de production, et d’autre part, le seul comédien professionnel engagé par Emir Kusturica, Bora Todorovic (qui joue Ahmed) n’en parle pas un mot. Kusturica avouera, une fois le film terminé, qu’il avait eu l’impression en le découvrant que c’était finalement moins lui le réalisateur que ses comédiens, tant leur énergie si particulière avait imprégné l’image. Le film, couronné d’un succès public colossal (y compris dans la communauté gitane, qui visite habituellement peu les salles obscures), recevra justement le Prix de la Mise en Scène au Festival de Cannes 1989. Il aurait probablement pu prétendre à plus si 1/ Kusturica ne l’avait pas déjà emporté avec son film précédent, 2/ Wim Wenders, alors président du jury, n’avait pas à ce point aimé Andie McDowell dans Sexe, mensonges et vidéo, et 3/ le jury ne s’était pas entre-déchiré à son sujet, certains membres reprochant manifestement au film son côté brouillon mais aussi son manque d’engagement ferme sur la question du trafic des enfants, traité selon eux avec trop de complaisance. Avec cette remarque, on touche peut-être à la grande méprise qui aura concerné – durablement – le cinéma d’Emir Kusturica, duquel on a hâtivement pensé (peut-être parce que ses deux premiers films s’inscrivait dans un contexte socio-politique particulier, lié au communisme) qu’il était un cinéaste « politique« . Or, il en est probablement l’exact contraire, dans la mesure où le cinéma de Kusturica ne juge pas, ne revendique jamais, ou ne défend aucune idéologie particulière. Il s’agit en vérité bien davantage d’un cinéma « culturel« , ce qui n’est pas tout à fait la même chose, et Le Temps des Gitans est la preuve concrète de cette proposition.
En effet, ce qui frappe réellement lorsque l’on explore Le Temps des Gitans, c’est à quel point la structure même du film, sa pulsation, est imprégnée par la spécificité de la culture gitane. D’autres films, en particulier yougoslaves, s’étaient déjà intéressés à la communauté (on peut citer J’ai même rencontré des Tziganes heureux d’Aleksandar Petrovic ou L’Ange gardien, de Paskaljevic, auquel il est d’ailleurs fait référence de façon implicite dans Le Temps des Gitans) – mais peu avaient entrepris de s’y plonger de façon aussi profonde. Fils d’un fonctionnaire communiste descendant d’une famille musulmane de Bosnie, Kusturica avait fréquenté les Gitans dans les faubourgs de Sarajevo où vivait sa famille : comme il le dit lui-même, adolescent, il y a joué au football avec les garçons et y est sorti avec leurs filles. Dès lors, il a toujours ressenti une proximité avec leur vision du monde, dans laquelle l’imaginaire, la fête mais aussi la violence ou la mort ont une part prépondérante. Bien plus donc qu’un brûlot sur le scandale du trafic d’enfants, qui fait ici office d’amorce scénaristique, Le Temps des Gitans entend en réalité restituer l’essence véritable du peuple rom, et notamment la souffrance fondamentale née de son errance, ce que Kusturica lui-même appelle sa « malédiction ».
Communauté nomade en constant déplacement erratique, née dans le nord de l’Inde pour migrer toujours plus à l’Ouest, le peuple rom semble régi par une instabilité consubstantielle, condamné à n’exister que dans l’entre-deux : entre monde oriental et monde occidental, entre urbanité et ruralité, entre individualisme forcené et fédération communautaire… entre le feu et l’eau, en quelque sorte, comme l’illustre si symboliquement le film à de nombreuses reprises. Il pèse comme une sorte de fatalité sur les membres de cette communauté, comme abandonnés par les dieux (3), et la dernière scène du film tel qu’il fut diffusé en salles ne doit d’ailleurs se voir que dans cette logique d’un cycle irrémédiable : le jeune Perhan, à qui l’on vient de proposer une pomme d’amour, la refuse, puis sort de la chambre funéraire et, par la fenêtre, dérobe les pièces posées sur les yeux de son père, avant de s’enfuir caché sous un carton. Il serait paresseux de ne voir dans ce geste qu’un larcin opportuniste, qui alimenterait ainsi l’image d’Epinal caricaturale du Gitan voleur de façon presque génétique : là encore, il importe de s’imprégner de l’histoire, individuelle comme culturelle, qui nous a été préalablement racontée. Le film s’offre à nous comme le parcours initiatique d’un enfant, au départ un gentil un peu nigaud, qui, soumis à cette malédiction de l’errance et de la souffrance, laissera croître la cruauté en lui. Le basculement de la candeur juvénile vers la dure réalité du monde des adultes se déroule à Ljubljana quand, contraint, il doit abandonner sa sœur à l’hôpital alors qu’il lui avait promis de toujours s’occuper d’elle. A cet instant, Perhan, ceinturé par Ahmed, laisse échapper la boîte que lui avait offerte sa grand-mère pour le voyage ; des pommes d’amour s’en échappent, et tombent au sol en même temps que s’y consume son innocence. Quant aux pièces que dérobe son fils, il s’agit d’une variante culturelle de l’obole à Charon, le passeur vers l’au-delà : par ce geste, en même temps qu’il condamne son père en le privant de ce sésame, il reçoit son héritage, en premier lieu duquel sa malédiction. Par la reproduction de mêmes gestes et par la transmission d’un legs tragique, Kusturica illustre symboliquement cette logique de cycle d’autant plus fatal qu’il est ancré dans l’histoire d’un peuple entier. Parmi d’autres automatismes culturels, ce geste final de décamper, caché sous un carton troué (ou autre objet équivalent), survient au moins à quatre autres reprises durant le film, et avec des circonstances singulièrement différentes : de jeunes enfants qui jouent,Perhan qui échappe à la police, le voisin ivrogne qui regarde ses voisines, voire le meurtre dans les toilettes de l’un des frères d’Ahmed… A aucun moment, il ne s’agit d’un geste réfléchi, calculé – mais les actes spontanés traduisent parfois mieux la vérité culturelle que les intentions revendiquées.
Pour autant, si Le Temps des Gitans n’était que ce film décrivant par le menu le destin funeste d’un peuple entier, il y aurait de quoi se pendre – le titre original Dom Za Vesanje, pourrait d’ailleurs se traduire littéralement par Une maison pour se pendre. Mais comme l’illustre la séquence tragico-burlesque de la pendaison de Perhan – le suicide raté est d’ailleurs presque une figure imposée chez Kusturica – le film est habité par une autre pulsation, au moins aussi fondamentale. Parce qu’il refusait de se contenter de décrire le peuple rom à travers ses clichés les plus éculés, le cinéaste a beaucoup observé le fonctionnement des communautés tziganes, et a été particulièrement saisi par l’énergie qu’elles dégageaient malgré tout. Le film est dans cette logique : jamais sinistre, il déploie un dynamisme vivifiant, une drôlerie à la frontière de l’absurde, une science de l’euphorie au sein même de la gravité. Il appréhende surtout le folklore tzigane avec beaucoup de précision, pour ensuite l’emmener légèrement au-delà ; en ce sens, Emir Kusturica a cherché à se rapprocher du réalisme magique propre à certains auteurs sud-américains qu’il aimait beaucoup, dont Carlos Fuentes ou Gabriel Garcia Marquez, dans lequel l’élément fantastique s’insinue discrètement dans un cadre a priori réaliste.
…Le film traduit même l’idée qu’il est injuste de chercher à dissocier rêve et réalité, tant ceux-ci se mêlent, se répondent et se construisent mutuellement. Lorsqu’un Gitan rêve, cela est au moins aussi réel que ce qu’il vit – mais en plus, dans son rêve, il y a de l’espoir. A celui qui vient la déranger alors qu’elle vient de se coucher, la grand-mère ne répond-elle pas : « Laisse-moi, j’ai envie de rêver ! » ?
Le premier rêve de Perhan, le plus beau et le plus célèbre probablement, est celui de la fête de la Saint-Georges, l’Ederlezi. Rejeté par la mère de sa bien-aimée, Perhan a envisagé le suicide. Il se couche finalement, et se met à voler au-dessus du fleuve où s’écoule la procession célébrant le printemps (là encore dans la fusion de l’eau et du feu), porté par la musique de Goran Bregovic. Il retrouve Azra et, paisiblement, ils se couchent nus dans le lit de la rivière. C’est de cette union, onirique mais véritable, que naîtra l’enfant de la belle : l’acte d’amour y est donc plus fort que la notion de réalité. Deux autres rêves, ou visions, accompagneront Perhan lors de moments-clés de son parcours initiatique : le premier d’entre surviendra depuis le camp d’Ahmed, et mêlera des apparitions de son dindon, de sa grand-mère devant le Duomo de Milan, de sa jeune sœur, et d’une pompe à essence… On y verra également la maison familiale en flammes, traduisant la manière dont Perhan s’éloigne progressivement de sa famille et des valeurs inculquées par sa grand-mère. Si l’on veut poursuivre dans la symbolique forte du feu et de l’eau, ce rêve annonce également l’échec de ses projets : tandis qu’Ahmed lui ment en lui promettant de lui construire une maison et qu’il continue, pendant ce temps-là, de mettre de l’argent de côté, la maison brûlera en rêve tandis que, dans la réalité, l’argent sera noyé par la montée des eaux. Sa toute dernière vision aura lieu quelques années plus tard, et on y retrouvera son fidèle dindon, transformé en ange immaculé pour venir l’emmener dans l’autre monde.
Indéniablement, Emir Kusturica a fait sienne cette idée que les rêves valent au moins autant que la réalité, idée qui se trouvera de nouveau au cœur (et jusque dans le titre) de son film suivant, Arizona Dream. Et pour lui, l’un des plus efficaces vecteurs de rêve, ici-bas, est le cinéma : Le Temps des Gitans est un film habité d’une sorte de rêverie du cinéma, aussi bien à l’intérieur-même de l’histoire (le premier rendez-vous d’Azra et de Perhan face au baiser torride issu d’un film de Rajko Grlic ; l’oncle se travestissant en Charlie Chaplin…) que dans la façon dont Emir Kusturica y a projeté ses propres fantasmagories. On a parfois rapproché Kusturica de Fellini, et au-delà d’une certaine forme de baroquisme chamarré, il semble indéniable que le maestro italien ait été une influence majeure dans son traitement, par exemple, de la subjectivité mémorielle : quoi de plus fellinien, par exemple, que ces enfants qui ne grandissent pas au fil des années, qui demeurent conformes à l’image que le souvenir a gardé d’eux ? Mais Kusturica ne s’est pas contenté de s’inspirer de Fellini et, de-ci de-là, a habité son film des spectres de certains de ses autres maîtres dont Jean Vigo ou Andrei Tarkovski. Le premier, qui peut sembler inattendu, a toujours été cité par Kusturica comme l’un de ses maîtres, et ce dernier lui adresse ici un clin d’œil par le biais de la ritournelle de L’Atalante, répétée en boucle par l’ours en peluche du fils d’Ahmed. Le second, peut-être plus immédiat, se retrouve cité de façon plus ou moins explicite à – au bas mot – quatre reprises : le pouvoir de télékinésie de Perhan rappelle celui de la fille du Stalker ; la maison en flammes du rêve italien fait écho à celle de la fin du Sacrifice ; la fameuse fête de l’Ederlezi évoque irrésistiblement la procession d’Andreï Roublev ; tandis que la lévitation d’Azra, lors de son accouchement, semble une citation directe du Miroir, l’un des films fétiches de Kusturica (4).
Ainsi, la démarche ambitieuse d’Emir Kusturica, qui consistait à entreprendre de raconter symboliquement toute l’histoire d’un peuple par le biais d’un apprentissage individuel, s’est doublée d’une évocation toute personnelle des résidents de son propre imaginaire. En quelque sorte, Le Temps des Gitans représente pour le cinéaste un film-somme, un témoignage de foi absolu en le pouvoir du cinéma à faire voyager, à faire rêver son spectateur. Il semblerait que le cinéaste se soit investi au-delà de tout dans un film qui, s’il est habité de références, ne ressemble en réalité à rien plus qu’à lui-même.
Toujours dans cette logique de renouvellement, et pour éviter de devenir ce « professionnel » du cinéma, Emir Kusturica ira l’année suivante aux Etats-Unis pour y tourner Arizona Dream avec Johnny Depp, Jerry Lewis ou Faye Dunaway. Au même moment éclatera la guerre en Yougoslavie. Le cinéaste fut accusé d’avoir fui ; on lui reprocha de ne faire usage de son influence politique dans le conflit, ou alors d’avoir choisi le mauvais camp ; lors de sa présentation à Cannes, Underground suscita une polémique affligeante ; et enfin, Kusturica et Bregovic apprirent que la mélodie de l’Ederlezi avait été adoptée comme hymne par les soldats nationalistes serbes les plus violents… Le désenchantement fut considérable – et l’on peut estimer qu’Emir Kusturica, entre redites sympathiques mais paresseuses (Chat noir, chat blanc, La Vie est un miracle…) ou projets personnels modestes et anecdotiques (Super 8 Stories, Maradona…), y aura perdu une bonne partie de sa foi en le cinéma. Ce qui ne rend la réussite quasi-surnaturelle du Temps des Gitans qu’encore plus infiniment précieuse. » (dvdclassik.com)
(1) Dans l’article Entre ciel et terre, signé du cinéaste, figurant dans le numéro 425 des Cahiers du Cinéma, daté de Novembre 1989.
(2) Lequel se suicidera, à 29 ans, une dizaine d’années plus tard.
(3) Dans une culture où les religions s’entremêlent (on appelle aussi bien Allah que Jésus, et on y pratique indifféremment des rites païens, orthodoxes ou musulmans), les prières ne semblent jamais savoir à quel saint se vouer. Dans sa version longue, diffusée sur la télévision serbe, le film s’achevait d’ailleurs sur l’image d’un Christ en croix vacillant puis tombant après la vaine prière de l’Oncle de Perhan.
(4) La figure de la « mariée volante », qui sera d’ailleurs reprise dans Underground, trouve aussi une hérédité dans l’un des plus célèbres tableaux de Marc Chagall, La Mariée.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.
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