Les Bonnes manières



Vendredi 20 Avril 2018 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de  Juliana Rojas et Marco Dutra – Brésil – 2017 – 2h15 – vostf – Interdit aux moins de 12 ans

Clara, une infirmière solitaire de la banlieue de São Paulo, est engagée par la riche et mystérieuse Ana comme la nounou de son enfant à naître. Alors que les deux femmes se rapprochent petit à petit, la future mère est prise de crises de somnambulisme…

Notre critique

Par Bruno Precioso

En 2012 au Festival de Cannes, Marco Dutra et Juliana Rojas annonce à la fin de la conférence de presse autour de leur 1er film que leur prochain projet sera un « film d’horreur romantique », intriguant dans la salle et suscitant une certaine attente autour de l’opus suivant des Brésiliens. Il faut dire que l’attente aura tout le temps de se développer… Les deux jeunes réalisateurs sont, disons le pour leur défense, très pris. Ils tournent des films ensemble et, chacun de leur côté, écrivent pour eux ou pour les autres, oeuvrent pour le cinéma ou la télévision, montent films de fiction et documentaires. Entrer en contact avec Juliana Rojas et Marco Dutra, c’est donc se confronter à une singulière combinaison d’autonomie et de complémentarité. «Nous nous sommes rencontrés à l’Ecole des arts et de la communication de l’université de Sao Paulo [ECA-USP]. On avait des goûts en commun et on allait souvent voir des films ensemble après les cours. C’est au sein de l’école que nous avons tourné nos premiers courts-métrages.» Après trois courts marqués par une forme souvent fantastique et une préoccupation de réalisme social en basse continue, O lencol branco (Le Drap blanc, 2004) leur film de fin d’études, leur vaut une sélection à la Cinéfondation de Cannes en 2004 ; puis ce sera la Semaine de la critique pour Um ramo (Un rameau, 2007)… Au total le duo réalise 7 courts jusqu’à un premier long-métrage fantastique, d’épouvante et de critique sociale, Trabalhar Cansa (Travailler fatigue, 2011), sorti avec un très bel accueil critique en France en novembre 2012. Si Marco Dutra, très actif à la télévision, a ajouté deux longs à son palmarès (Quando eu era vivo, puis O silêncio do Céu en 2016) cependant que Juliana Rojas travaille en documentaire (un genre très important au Brésil, qui représente 35 % du total des longs-métrages produits dans le pays), le duo brésilien ne se perd pas de vue et revient donc avec un film à l’image du duo : bicéphale, scindé, fait de tous les dédoublements pensables dans un Brésil parcouru de lignes de fractures et d’interdit aussi bien physiques que psychiques, sociales que géographiques, morales et même politiques. «On ne répartit jamais rien. On fait tout à deux, dès la pré-production, même si ça nous arrive d’écrire chacun de notre côté, ou de diviser les taches pour des raisons pratiques, évidemment. Mais sinon on travaille tous les deux avec les acteurs et le reste de l’équipe, et quand on a un doute sur une scène on arrête tout pour en parler tous les deux. C’est un processus particulier, mais ça fait dix ans qu’on travaille comme ça, et on s’en tire de mieux en mieux.» …telle est la réponse à la question des méthodes de travail à deux éprouvées auparavant et confirmées sur ces Bonnes manières par Marco Dutra. Un film qui ne pouvait manquer d’être autre chose qu’un travail sur l’hybridation donc ; et peut-être objet hybride lui-même. De fait, si le film est très bien accueilli en festivals (5 fois nommé à Gérardmer, il obtient le Léopard d’argent 2017 à Locarno ainsi que le FIPRESCI, le prix spécial à Biarritz, et à l’Etrange festival), il est perçu comme un film de genre – et même de genres – et à ce titre déstabilisant tant il déconcerte toutes les cases auxquelles on entend l’assigner.

De l’horreur en général et des contes de fée en particulier

Comme souvent lorsqu’il s’agit d’une matière fantastique le rêve a la part belle ; ici il a même la part originelle. «Le film est sorti d’un de mes rêves sur deux femmes, dans un endroit isolé, avec une atmosphère très marquée…». Là encore, un tel point de départ pouvait conduire dans bien des directions… et c’est effectivement ce qui se produit ici, puisque nous les explorerons toutes. Il faut dire que les deux jeunes réalisateurs (nés respectivement en 1980 et 1981 à São Paulo) assument des influences multiples et des goûts très clivés en matière de cinéma : «On adore George Romero, John Carpenter, M.Night Shyamalan et Wes Craven. On aime aussi énormément ce que Cronenberg et Polanski ont fait autour du genre.» Ajoutons que Juliana Rojas a également signé une comédie musicale de genre, Sinfonia da necrópole (2014), qui se tenait dans un cimetière avec des croque-morts pour héros. Des formes très disparates donc, mais une ligne d’intérêt pour un certain cinéma, très majoritairement américain. Pour enfoncer le clou de l’ombre des gringos planant sur ces Bonnes manières, tout en rassurant un peu ceux que le genre de l’horreur tend à rebuter, rappelons les premières références citées par le duo au sujet de leur nouvelle production : Bambi, Dumbo, Blanche-neige… dans leur version Walt Disney. Depuis l’ouvrage de Jean-Jacques Bernardet Cinema brasileiro, propostas para uma historia on sait que le cinéma brésilien, très marqué par les influences occidentales extérieures, s’est souvent aligné sur le cinéma occidental et en particulier sur le cinéma nord-américain. L’ambition portée par le cinema novo de constituer une cinématographie nationale s’est heurtée à l’instauration de la dictature au coeur des années 1960, et après une brève renaissance les lois libérales de Fernando Collor dans les années 1990 ont re-balayé une industrie cinématographique convalescente. En 2002 le Brésil ne produit que 29 films nationaux (contre plus de 300 en France)… depuis, la production s’est relancée et atteint un niveau inespéré dix ans auparavant : 143 longs nationaux (dont 45 documentaires), 184 millions d’entrées… mais seulement 15 % pour des films brésiliens, et la moitié des entrées concentrées sur 20 têtes d’affiche. Le cinéma d’auteur, qu’il soit ou non brésilien, reste lui largement confidentiel. C’est sans doute pourquoi notre duo de réalisateurs de la jeune génération, et n’estimant pas avoir reçu en héritage la bannière de la croisade cinemanoviste, ne cherche pas à s’inscrire dans un créneau minoritaire mais interroge au premier degré et de plain-pied une culture pop aux références américaines revendiquées qui est la sienne comme elle est celle d’une majorité des Brésiliens nés avec le retour à la démocratie. Le questionnement ici est tous azimuts et il est souvent politique in fine, mais il porte aussi une charge forte de plaisir du jeu. Mêlant problématiques urbaines de la société de consommation et permanences de la culture rurale dans ses mythes et sa lecture du monde pour créer un voyage dans le symbolique et l’imaginaire, Dutra et Rojas ajoutent une page supplémentaire au livre des contes horrifiques ou simplement angoissants d’un pays qui a bien du mal à affronter sa réalité avec des yeux grands ouverts.

Sur le web

Juliana Rojas et Marco Dutra ont fait leurs études de cinéma à l’université de Sao Paolo. Après avoir collaboré sur trois courts métrages, dont deux sélectionnés au Festival de Cannes (Le Drap blanc et Un rameau), ils présentent dans la section Un Certain Regard du Festival de Cannes 2011 Trabalhar Cansa. Avant de se retrouver pour Les Bonnes manières, Juliana Rojas a signé une comédie musicale de genre, Sinfonia da Necrópole, et Marco Dutra a réalisé le film d’horreur, Quando Eu Era Vivo (2014) puis le thriller  O Voz do Silencio (2016).

Avec Les Bonnes manières, le duo de réalisateurs Juliana Rojas et Marco Dutra a souhaité utiliser les codes du conte de fées dont la forme permet de faire appel aux choses de la vie quotidienne pour créer du fantastique et du sens. Mais, à l’instar de leur précédent long, Trabalhar Cansa, il s’agit toujours d’employer le fantastique pour évoquer les thématiques du monde contemporain, ici l’instinct bestial face à la civilisation et les barrières construites par cette dernière. Les réalisateurs s’expliquent: « L’humain face à l’instinct bestial, la civilisation face à l’instinct humain. On a élargi cette idée à tous les aspects de l’histoire : centre et périphérie, Blancs et Noirs, riches et pauvres. La division entre le film d’horreur et le film de famille reflète également cela : un film d’horreur et un film sur un enfant se retrouvent mêlés à la même histoire. Les personnages sont séparés par toutes sortes de barrières : de classe, de race, de quartier, de religion, d’âge et d’époque. Ils sont aussi confrontés à la solitude et au désir caché. D’une certaine manière, l’histoire d’amour homosexuelle entre des personnages aussi opposés et la formation de cette famille particulière est peut-être ce qu’il y a de plus « fantastique » dans le film : cette idée que toutes les barrières construites par la société civilisée peuvent être remises en question et finalement anéanties.« 

Les Bonnes manières est constitué de deux actes, une structure née de « la rupture singulière au coeur de l’histoire qui nous a permis d’aborder différents aspects de la maternité« , expliquent les réalisateurs. Ainsi, la première partie parle de la maternité sous le prisme biologique, celui de la grossesse, tandis que la seconde partie évoque le fait d’élever un enfant. Les cinéastes se sont inspirés de la pièce Le Cercle de craie caucasien de Brecht, une relecture du conte de Salomon, qui soulève la question suivante : qui est la véritable mère d’un enfant, la mère biologique ou la personne qui l’élève ?

Parmi les références qu’ils ont eu en tête pour réaliser Les Bonnes manières, les réalisateurs citent les premiers dessins animés de Disney tels que Blanche-Neige, Dumbo et Bambi pour leur capacité peu orthodoxe à mélanger les genres et à aborder des thèmes complexes que sont l’envie, la solitude et la puberté. Jacques Tourneur, et plus spécifiquement ses films La Féline et L’Homme-léopard, les a aussi influencés pour sa capacité à instaurer une ambiance et utiliser les hors-champs.

« L’un des prodiges de ces Bonnes manières réside dans la façon qu’ont les cinéastes de sans cesse parler de transgression tout en ne se dépareillant jamais d’un ton d’une douceur hypnotique. Un premier degré très rare à l’heure du cynisme. Le résultat est souvent fascinant, d’abord parce qu’en un clin d’œil le film passe de la beauté à l’émotion à la surprise à l’excitation ; mais aussi parce qu’on suit, happé, sans se poser de question, cette étrange rêverie, comme lors de cette scène superbe où Clara suit Ana en plein somnambulisme, évoquant le souvenir spectral et envoûtant du Vaudou de Jacques Tourneur. » (filmdeculte.com)

« Apprendre les bonnes manières consiste à connaître et appliquer les règles permettant à tout individu d’évoluer en société. Entre s’y plier et les utiliser pour se faire accepter, la perception de chacun dépend de son identité. Dans un São Paulo stylisé, Juliana Rojas et Marco Dutra construisent une fable contemporaine qui interroge sur la relation de l’individu au monde qui l’entoure. Entre rapports de classes, nécessité du secret et questions sur la maternité, Les bonnes manières navigue dans un mélange des genres qui puise aux sources du conte la matière d’un récit en deux temps combinant harmonieusement fractures et linéarité…La mise en scène stylisée, une certaine lenteur narrative qui évolue au fil d’ellipses et de douces ruptures, la manière dont la ville se dessine par morcellements, la bande son mêlant chants choraux, harpe et berceuse, densifient l’histoire jusqu’à une dernière partie plus frénétique…Film de lutte pour la survie et la différence, Les bonnes manières enchante par les subtils glissements qu’il opère tout en gardant l’équilibre. Combinant l’humain et le merveilleux et magnifié par l’amour filial et maternel, le combat mené atteint alors la valeur universelle du conte. (culturopoing.com)

Pour concevoir le loup-garou, les réalisateurs ont travaillé avec l’artiste Mathieu Vavril sur des esquisses concepts. La société Atelier 69 a pris ensuite le relais et s’est basée sur ce travail pour construire l’animatronique du bébé. Quant à Mikros Image, ils ont conçu le modèle numérique d’après les traits de l’acteur Miguel Lobo (la couleur de ses yeux et leur taille, la forme de sa tête et de son corps). Juliana Rojas et Marco Dutra précisent : « Conserver les émotions transmises dans le film était une priorité pour l’équipe de Mikros qui a mis un point d’honneur à préserver le jeu d’acteur de Miguel dans l’animation afin d’apporter vérité et vie au personnage.« 

Interrogé sur la musique du film, les réalisateurs expliquent: « Avec les compositeurs Guilherme et Gustavo Garbato, nous avons cherché à instaurer une progression : la musique démarre de manière subtile, puis tandis que le film bascule davantage dans le fantastique, elle devient de plus en plus présente et complexe. La harpe, avec ce son onirique qui lui est propre, est l’instrument central présent dans tout le film. D’autres instruments, comme la flûte et le tambour, nous replongent dans l’univers médiéval, quasi ancestral. La chorale fait office de narratrice qui parle à Clara, quand elle traverse ces montagnes russes. Les chansons, inspirées à la fois de Brecht et de Disney, prennent différentes formes : cantiques, murmures de la chorale, berceuses. La berceuse sert de thème central et relie tous les volets de l’histoire. Au départ, il s’agit de la berceuse de la boîte à musique d’enfant d’Ana, qui va prendre une toute autre signification quand Clara la chante à Joel à la fin du film.« 

Quant au chef décorateur Fernando Zuccolotto, il a travaillé avec l’artiste Eduardo Schaal pour concevoir des matte paintings (peinture qui représente un élément de décor), à l’aide de techniques anciennes, en s’inspirant des films comme Le Narcisse noir de Powell et Pressburger et Pas de printemps pour Marnie de Hitchcock.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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