Vendredi 23 février 2007 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Un film de Nuri Bilge Ceylan – Turquie, France – 2005 – 1h37 – vostf
L’homme est fait pour être heureux pour de simples raisons et malheureux pour des raisons encore plus simples – tout comme il est né pour de simples raisons et qu’il meurt pour des raisons plus simples encore… Isa et Bahar sont deux êtres seuls, entraînés par les climats changeants de leur vie intérieure, à la poursuite d’un bonheur qui ne leur appartient plus.
Trois ans après Uzak, qui avait décroché sur la Croisette le Grand Prix du Jury et valu à Muzaffer Özdemir et Mehmet Emin Toprak le Prix d’interprétation masculine ex aequo, Les Climats a été présenté en Sélection Officielle, en compétition au Festival de Cannes 2006. Absent du palmarès, Les Climats a cependant décroché le Prix de la FIPRESCI remis par la critique internationale.
Notre critique
Par Josiane Scoleri
Comme de longs échos qui de loin se confondent Dans une ténébreuse et profonde unité, Vaste comme la nuit et comme la clarté, Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
Le dernier film de Nuri Bilge Ceylan pourrait sans doute s’intituler « Correspondances » (cf le poème de Baudelaire) ou pourquoi pas « Atmosphères » (petit clin d’œil en hommage à Arletty….). Correspondance entre climat extérieur et intérieur, entre les saisons qui passent – de l’été qui assomme à l’hiver qui tétanise- les paysages – de la douceur de la Méditerranée à la rudesse de l’Anatolie et l’évolution d’une relation amoureuse. Mais n’allez pas croire à une équation prévisible du genre : chaleur = passion torride ou encore neige = froideur et indifférence. Qui dit sentiments ne dit pas bulletin météo et émotions ne riment pas avec prévisions. Ce qui amèneraient peut-être certains à parler plutôt de décalages….
Nuri Bilge Ceylan est en tout cas un cinéaste attentif. Qui aime prendre son temps et qui nous laisse le temps de regarder. Ses longs plans séquences nous obligent presque de fait à tout regarder, à ne négliger aucun détail du cadre. Car on s’en doute, rien n’est laissé au hasard chez ce cinéaste. Obsession du détail, chasse impitoyable à tout ce qui pourrait être superflu, Nuri Bilge Ceylan aimerait pouvoir épurer davantage encore ses films alors que la plupart des critiques les qualifient déjà de minimalistes Peu de dialogues en effet, le cadre et l’expressivité des acteurs doivent suffire. (Le cinéaste raconte comment il a été marqué par le Silence de Bergman qu’il a vu à 16 ans. Il retiendra durablement la leçon). Aucune explication sur le passé des personnages ou leur parcours. Nuri Bilge Ceylan part du principe que l’imaginaire des spectateurs saura y pourvoir. Peu de musique (ici une sonate de Scarlatti, mais ralentie de 20% par rapport au tempo habituel) quelques bruits extérieurs et les sons de la nature surtout qui prennent d’autant plus de relief. La bande son n’est là ni pour divertir ni pour servir banalement d’illustration. Nuri Bilge Ceylan consacre d’ailleurs beaucoup de temps au mixage qu’il aimerait pouvoir réaliser entièrement chez lui sans passer par un studio. Là aussi besoin de maîtrise totale chez cet indépendant forcené qui est généralement aussi son propre directeur de la photographie. Et même si ce n’est pas le cas dans « Les climats » où il joue le rôle principal, soyez sûr qu’il a pris soin de régler les lumières et de choisir les objectifs ! Le chef opérateur avait des instructions très précises. Le réalisateur préfère donc travailler en petite équipe, avec sa famille et ses proches. On retrouve généralement non seulement les mêmes acteurs dans ses films mais surtout ses parents, et d’autres membres de sa famille (un cousin, sa sœur ou sa femme).
Des histoires personnelles donc, Nuri Bilge Ceylan dit que son ambition est de tourner des histoires ordinaires de gens ordinaires. Des histoires qui nous parlent en tout cas de la Turquie d’aujourd’hui, de ses classes moyennes et de ses intellectuels. Des histoires universelles aussi qui nous racontent l’enfance ( Ketaba ), la difficulté à grandir et à trouver sa place d’adulte (Nuages de mai, Uzak) à construire une relation amoureuse (Les climats) et à vieillir (Cocon). Ces thèmes se recoupent d’ailleurs de film en film. On le voit Nuri Bilge Ceylan se veut sans doute avant tout un peintre de l’âme, mais une âme souvent dominée par la mélancolie.
Pour ce film, il expérimente avec une caméra numérique haute définition qui donne à l’image la précision d’un scalpel, et sert très exactement son propos. Les personnages se détachent avec une telle netteté qu’ils semblent presque en relief. La sueur, le grain de la peau, la consistance des flocons de neige, tout est offert à notre regard quasiment comme sous le microscope d’un entomologiste.
Le cinéaste procède généralement par contraste entre les personnages (Bahar / Serap, Isa / le chauffeur de taxi) ou les situations ( la plage/ le dîner entre amis. Isa seul chez lui/ chez ses parents, etc.), mais aussi entre les gros plans et les plans larges ou encore entre les paysages et bien sûr les saisons. La juxtaposition des scènes permet alors de faire surgir le sens, dans toutes ses nuances sans avoir pour autant besoin d’explications. Nuri Bilge Ceylan fait confiance aux images et aux spectateurs. Et c’est tant mieux, pour le cinéma et pour nous. En seulement quatre longs métrages, Nuri Bilge Ceylan s’est déjà construit une œuvre, intime et forte, où l’on reconnaît très certainement un auteur au sens plein du terme. Gageons qu’il ne s’arrêtera pas là.
FILMOGRAPHIE : Koza (Cocon) 1995, Kesaba (La petite ville) 1997 : Prix Caligari Festival de Berlin 1998, Nuages de mai 1999 : Meilleur film Festival d’Angers 2001, Uzak (Lointain) 2002 : Grand Prix du Jury et Double prix d’interprétation masculine Festival de Cannes 2003, Iklmler (Les climats) 2006 : prix Fipresci Festival de Cannes 2006
Sur le web
Le cinéaste précise ses intentions à propos de ce film sur le couple : « Ce film reflète mon point de vue sur les relations entre les hommes et les femmes, cela ne concerne pas uniquement la société turque. Je m’attache à montrer des petites choses, car elles ont souvent de lourdes conséquences. Par exemple, lorsqu’un couple se dispute, parfois violemment comme dans le film, on cherche, peut-être par orgueil, à savoir ce qui était à l’origine de la dispute. Mais souvent, c’est quelque chose qu’on ne peut pas deviner, c’est un détail sans importance.«
» Trois mouvements prélevés au temps de la désagrégation d’un couple, tels trois blocs de sensation pure, trois photographies d’une épure de la déliaison. Pas un gramme de graisse, pas un mot de trop. Premier mouvement : le ver est dans le fruit. Un site antique sous la lumière blanche du soleil méditerranéen. Penché sur la colonne d’un temple ruiné, le visage d’une jeune femme brune en si gros plan que le grain de sa peau absorbe la texture de l’écran. Sa pose est immobile et méditative, elle atteint ce point de beauté mélancolique qui confine au sublime. Elle s’appelle Bahar. En contrechamp, filmé de loin, un homme en short déambule parmi les ruines, un appareil photographique à la main. C’est son ami, il se nomme Isa. Deuxième mouvement : les fantômes de la liberté. Seul à Istanbul sous la pluie, commentant à ses étudiants les photographies du temple en même temps que les ruines de son amour, Isa finit par tomber dans une librairie sur un couple d’amis dont la femme, brunette à la vulgarité piquante, fut son amante. Il l’attend au pied de son immeuble, elle lui ouvre la porte, ils boivent du vin et se dévorent silencieusement des yeux, tandis qu’il gobe des noisettes et qu’elle croise ses cuisses voilées de noir. Ils savent dès la première seconde qu’ils vont faire l’amour, lui par peur de la solitude, elle par goût de la trahison, ils pressentent sans l’avouer que cette concupiscence librement et mutuellement consentie décuplera le plaisir. Troisième mouvement : la reconquête pathétique. Averti du départ de Bahar dans l’est du pays pour le tournage d’un film de télévision, Isa la rejoint au coeur de l’hiver, dans un océan de neige à perte d’horizon…Sur le plan plastique d’abord, avec ce tournage en vidéo numérique qui confère au récit et à la lumière
une phosphorescence et une crudité inédites. Sur le plan dramaturgique ensuite, avec cette manière de privilégier dans le plan la présence du proche et du lointain, mais aussi bien de la réalité et du fantasme, au point de les confondre. Sur le plan philosophique enfin, avec le choix du metteur en scène d’interpréter cette histoire en compagnie de sa propre femme, et de relancer ainsi à nouveaux frais la question du croisement entre documentaire et fiction et du rapport de possession entre le cinéaste et sa créature. Une nouvelle forme de beauté naît en un mot ici, une beauté mutante, peut-être mieux accordée à son temps, qui prend la mesure d’un monde désormais dépourvu d’empreinte, voué comme jamais il ne l’avait été à l’évanescence et à la solitude. Une beauté blanche comme la lumière du dernier jour, cristalline comme une larme qui coule dans le silence. » (lemonde.fr)
Tourné en HD numérique, Les Climats a aussi été projeté en numérique au Festival de Cannes, à la demande du réalisateur. Une vingtaine de films furent projetés dans ce format sur la Croisette cette année.
» Quatre ans après Uzak, Nuri Bilge Ceylan signe Les Climats, un film poignant et juste, très maîtrisé, qui use avec subtilité des potentialités offertes par la HD. Sur fond de soleil, pluie, neige, conduit par le fil du son, aiguillage impitoyable, trace vivante, se déroule la tapisserie des saisons : chronique du désamour, des variations sensorielles, du temps qui passe et des gens qui restent. Uzak (« Lointain ») déjà, usait de la superposition des espaces. D’un côté un citadin, photographe énigmatique, idéaux à la dérive, de l’autre son hôte, Yusuf, un jeune cousin qui a quitté la campagne pour trouver du travail sur un bateau. Espace et espérance, la dualité qui se profilait dans l’avant-dernier film de Ceylan est confirmée dans Les Climats. Mais son sens est inversé. Dans Uzak l’horizon était trop large, trop hostile. Il gagnait les personnages, se propageait dans la matière de leur vie courante, et étouffait en silence leurs dernières aspirations. Les plans d’ensemble, ouverts sur le monde, vertigineux, chancelant presque sous le poids de leur béance et de leur beauté, faisaient brusquement peur…Mais dans Les Climats il y a comme un renversement. Ce n’est plus l’hostilité de l’horizon qui déroute la courbe de l’individu. C’est au contraire l’intériorité des personnages qui gagne l’espace, métaphore de consciences incapables de se
saisir…Chez les personnages du film qui ne parlent pas, les climats deviennent une forme de manifestation métaphorique de leurs variations sentimentales, la face visible de leurs émotions.
Mais à ces images dont la beauté semble imperturbable, Ceylan s’applique bientôt à gauchir un peu la forme d’une entourloupette gentille et audacieuse. Sans jamais perdre sa mélancolie, Les Climats s’invente ainsi une forme de tonalité : un burlesque du réel. Quelques éléments peu saillants pointent d’abord, reviennent ensuite, veinant le récit d’une réalité comique. Pourtant dans Les Climats jamais d’éclat de rire, au plus un sourire franc. Car le burlesque de Ceylan n’accepte guère les formes de sophistication comique : il est épuré, réduit à sa forme d’expression la plus simple, comme incrusté dans le quotidien. Qu’il s’agisse d’un trébuchement gêné ; du jeu avec une noisette : sorte de catalyseur du désir mutuel d’Isa avec une ancienne conquête ; ou d’un dialogue perturbé dans une camionnette, il n’est jamais rien d’autre que la manifestation chez les personnages d’une certaine maladresse. La mélancolie ambiante : voie de basse, grave, tenue comme un son filé, est taquinée par cette gaucherie aiguë. Ce burlesque n’a rien d’un chant ni d’un souffle, c’est à peine une vibration, difficilement perceptible et pourtant tenace. Car entre bonheur et malheur, il semble tenir le fil du temps, résister à la fuite, poindre encore lorsque des rires contredisent l’œil de Bahar, qui sait qu’un avion est en train de lui enlever son amour. Petite mélodie, dernière variation sur un mode mineur. » (critikat.com)
Le réalisateur Nuri Bilge Ceylan joue aussi le rôle masculin principal -et pas toujours flatteur- de son film. Et le rôle de son épouse est interprété par celle qui partage réellement sa vie, Ebru Ceylan : « Si j’ai souhaité faire l’acteur, ce n’est pas parce que le film raconte ma propre vie, et d’ailleurs il n’est pas du tout autobiographique C’est juste que j’avais envie de m’essayer à cet exercice » tenait cependant à préciser le réalisateur à Cannes. « J’ajoute que parfois, il y a des choses qu’on ressent, mais qu’on ne peut pas vraiment expliquer aux autres acteurs… Déjà, j’avais souhaité jouer dans Uzak, mais j’avais manqué de courage. Cette fois, le fait que nous tournions en HD numérique a permis que je saute le pas : on peut tourner davantage, contrôler avec le moniteur. Sur le plateau, j’avais parfois tendance à surjouer, parce qu’il n’y avait personne pour me diriger, mais comme nous avons beaucoup tourné, nous disposions de suffisamment de matériel pour en tirer quelque chose.«
La France est coproductrice des Climats, à travers Fabienne Vonier de la société Diaphana. Présenté lors d la conférence de presse du film sur la Croisette, elle évoquait sa collaboration avec le cinéaste et les difficultés de son travail de productrice : « J’ai trouvé chez Nuri Bilge Ceylan la même passion que chez deux auteurs dont j’ai été nourrie : Bergman et Antonioni. L’un est scandinave, l’autre est italien, Ceylan est turc. Mais tous trois parlent de la même chose, de ce que nous ressentons chacun dans nos vies, quelle que soit la partie du monde où nous vivons. Pour une productrice comme moi, la tâche est plus compliquée aujourd’hui en raison de la marchandisation du cinéma. Heureusement, le système français nous permet d’être coproducteurs minoritaires sur ce type de film. Je ne juge pas les autres types de cinéma, mais il faut laisser une place à ce cinéma de création, de culture, qui rapproche les gens.«
Un des éléments qui frappe le spectateur à la vision (… et à l’audition) des Climats, c’est le traitement particulier du son. A Cannes, le cinéaste en a dit plus sur ce parti-pris : « J’aime être réaliste concernant l’image, mais pas concernant le son. Car les oreilles sont sélectives, on n’entend que ce qu’on veut bien entendre. Je trouve que souvent, au cinéma, les sons prétendument « réalistes » n’ont pas l’air très réels. C’est pourquoi tous les sons ont été créés après le tournage, et même après le montage. Ce travail sur le son a duré deux mois.«
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
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