Les Fantômes



Vendredi 06 Septembre 2024 à 20h

Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Jonathan Millet, France, 2024, 1h46

Hamid est membre d’une organisation secrète qui traque les criminels de guerre syriens cachés en Europe. Sa quête le mène à Strasbourg sur la piste de son ancien bourreau.

Notre Article

par Bruno Precioso

Pour nourrir un goût du voyage aussi insatiable que celui de Jonathan Millet, le cinéma était sans doute un véhicule plus efficace que sa formation première, la philosophie. Ce parisien au milieu de la quarantaine entame sa carrière derrière la caméra par des années d’errance volontaire et consciente dans les coins les plus inaccessibles de la planète, dont il rapporte des images pour des banques de données : d’Amérique du Sud, du Proche Orient, d’Afrique il capture les paysages d’abord, des « pays dont je n’avais pas d’image en tête pour en faire des espaces qui parlent » dit-il, avant de s’attacher à saisir les visages, les yeux. La caméra intuitive en liberté est donc son école de cinéma autant que le moyen de financer ses voyages ; elle génère des images tout en sensation.

Old love desert, son coup d’essai cinématographique et première fiction (2012) en est une sorte de précipité chimiquement pur : dialogue de crise d’un couple qui se croit foutu, dans un désert rouge éclaboussé de la lumière la plus crue qui soit, le film intrigue, enthousiasme même. Son premier long métrage, Ceuta, douce prison (2014), est un documentaire qui le ramène à sa thématique de la marge : les parcours croisés de 5 exilés dans les méandres du déracinement séduisent les festivals internationaux et lui apportent une notoriété qui dépasse désormais le cercle restreint des habitués de docu : il obtient une sortie en salle l’année suivante, que les 2 films suivants confirmeront : Et toujours nous marcherons (2016) est sélectionné aux César en 2018 et La veillée (2017) est distribué malgré l’ingratitude du format moyen qui entrave presque toujours la visibilité hors-festival – bien davantage que le format court. La même année il est nommé « Talent en court ». Jusqu’aux Fantômes, Jonathan Millet continue d’explorer des territoires extrêmes puisque Dernières Nouvelles des étoiles est tourné en Antarctique en 2017, La Disparition en Amazonie en 2020.

S’il passe à la fiction en 2022-23, le réalisateur français creuse en fait le même sillon depuis Ceuta : après les trajectoires d’exil en 2014, et la difficulté de s’installer au terme d’un tel parcours de réfugié (Et toujours nous marcherons, 2016), il était temps d’appliquer la caméra à scruter l’invisible qu’on porte dans son corps et son esprit par-delà la route parcourue ; de la longue préparation pour ce documentaire finalement jamais tourné, Millet tire la matière de sa première fiction nourrie des récits de centaines de réfugiés rencontrés dans 15 pays, des détails les plus ténus, de leurs silences. Logiquement donc, malgré l’apparent paradoxe, c’est avec son premier long métrage de fiction que Jonathan Millet propose le décor le moins exotique, le plus banal – pour ne pas dire provincial ; ces Fantômes n’ont que faire d’habiter des lieux extraordinaires, pour peu qu’ils habitent encore véritablement le monde.

« Le meilleur co-scénariste, c’est le réel… »

De la première partie de sa vie de capteur d’images, Jonathan Millet garde les contacts précieux des amis qu’il s’est faits en Syrie, lorsqu’il résidait à Alep en 2005-2006 ; ce seront les précurseurs du projet des Fantômes après que la guerre qui débute en 2011 aura précipité sur les chemins de l’exil ce qui constitue en 2015 la plus importante population de réfugiés au monde : environ 6,6 millions de réfugiés et d’exilés au terme de10 ans de conflit qui s’arrêtent d’abord dans un pays voisin (Jordanie, Liban, Turquie, Irak, Égypte), puis à partir de 2015 en Europe pour une minorité d’entre eux (environ 1 million de personnes, à rapprocher des 3,5 millions de réfugiés en Turquie ou des 850.000 au Liban). En mars 2021, un quart des réfugiés dans le monde sont des Syriens.

Cet épisode qualifié de « crise migratoire » n’est qu’un ingrédient du drame dont Jonathan Millet fait la matière de son film. Dans les 5 années les plus acharnées de la guerre, 70.000 à 200.000 personnes disparaissent dans les prisons du régime ; au moins 13.000 opposants sont exécutés dans la seule prison de Saidnaya – 30.000 d’après les chiffres d’Amnesty qui révèle les tortures et crimes contre l’humanité appliqués aux prisonniers politiques sur décision du gouvernement syrien… une disparition en masse.
Le surgissement dans la sphère médiatique de la cellule Yaqaza en avril 2019, qui poursuit en Europe les criminels du régime et les anciens combattants de Daesh et a documenté la culpabilité d’un tortionnaire en chef de l’Etat Islamique pour permettre son arrestation, reste l’unique manifestation de tout un monde souterrain qui prolonge les combats du monde visible, et dont le fantôme et sa hantise sont le paradigme le plus juste. Invisible, clandestin, inaudible, incompréhensible, le fantôme figure donc tout un monde complexe et contradictoire, de victimes et de bourreaux, d’anonymes et de connus, d’organisations clandestines dont les effets surgissent dans le visible comme autant d’étincelles inexplicables. C’est encore le sens du travail du son construit avec le musicien électro Yuksek qui fonctionne comme une permanence insaisissable, dont la présence et l’absence fluctuent sans véritable début ni fin. La mise en chiffre est une autre manifestation de l’invisibilisation de tant de destinées individuelles auxquelles Jonathan Millet entend rendre un visage et un nom. Malgré la condamnation à perpétuité par le tribunal de Coblence de Anwar Raslan, officier des services de renseignement du régime, le déroulé même des poursuites internationales qui ont fini par aboutir en France et en Allemagne à des procès visant les plus hauts responsables des massacres, à commencer par le président syrien, Bachar al-Assad, ne peuvent que mettre en évidence un espace vide : ils seront jugés en leur absence ; ‘‘par défaut’’ est la formulation juridique.

« Ce qui m’a frappé lors de tous ces entretiens, c’était le parallèle entre l’espionnage et l’exil. »

Le casting a duré plus d’un an. Jonathan Millet a fait face à plusieurs centaines de comédiens arabophones entre 20 et 40 ans, dans plus de 15 pays, jusqu’à la rencontre avec le franco-tunisien Adam Bessa : « Il émane de lui une aura de gravité, qui permet de croire qu’il lui est arrivé le pire. Quelque chose pèse sur lui. On ressent, en le regardant immobile, les tourbillons de son esprit troublé. On a peur pour lui, et on a peur de lui, de ce qu’il peut faire. C’est cela que je recherchais pour incarner Hamid. Comme je viens du documentaire, et que j’ai rencontré de vrais prisonniers syriens, il suffit d’une phrase ou d’un silence pour sentir la puissance absolue de la force d’un vécu aussi terrible. Et cela Adam a su le retranscrire. »

De Old love desert à ce premier long, le réalisateur français a donc suivi un chemin de dépouillement et d’euphémisation à mesure que prenait corps son projet de mettre en lumière les marges et leurs occupants. Dire l’invisible sous son infinité de manifestations est l’ambition peut-être démesurée de ce premier film, mais c’est l’oeuvre entier de Jonathan Millet qui pourrait se donner pour devise non moins exigeante les vers du poète syrien en exil Salah Faïk empruntés à son poème Cette feuille est ma patrie :

« Une fois par semaine j’accroche une valise vide sur mon dos
Pour sentir que je suis un voyageur perpétuel
« 

Sur le web

Après des études de philosophie, Jonathan Millet part de longues années filmer des pays lointains ou inaccessibles pour des banques de données d’images. Seul avec sa caméra, il traverse et filme une cinquantaine de pays (Iran, Soudan, Pakistan, toute l’Amérique du Sud, le Proche Orient, l’Afrique de long en large). Il commence ainsi à apprendre à saisir les visages, les espaces, à retranscrire une atmosphère en quelques plans. Après cette expérience, Il réalise le long métrage documentaire Ceuta, douce prison sélectionné dans plus de 60 festivals internationaux puis Dernières Nouvelles des étoiles, tourné en Antarctique et La Disparition tourné en Amazonie. Il réalise ensuite plusieurs courts métrages sélectionnés dans de nombreux festivals (Clermont-Ferrand, Pantin, Palm Springs, Brest…) dont Et toujours nous marcherons sélectionné aux César en 2018 et le moyen métrage La veillée, qui bénéficie d’une sortie en salles. La même année il est nommé « Talent en court ». Les Fantômes est son premier long métrage de fiction.

Les Fantômes met en lumière l’existence de cellules secrètes constituées d’exilés syriens qui se sont donnés pour mission de débusquer d’anciens criminels de guerre du régime de Bachar al-Assad.

Rappel historique:

2011 Début de la guerre en Syrie. Des premières manifestations pacifiques ont lieu contre le président Bachar al-Assad. Elles sont violemment réprimées par le régime. La contestation devient une rébellion que les troupes de Bachar vont lourdement combattre (bombardements à l’arme chimique, massacres de civils, crimes de guerre).

2011-2015 Entre 70.000 et 200.000 personnes disparaissent dans les prisons du régime. Plus de 13.000 opposants trouvent la mort dans la seule prison de Saidnaya. Amnesty révèle les conditions inhumaines de détention et les tortures répétées. Ces pratiques, qui s’apparentent à des crimes contre l’humanité, sont autorisées au plus haut niveau du gouvernement syrien.

2014-2015 L’Allemagne ouvre en grand ses frontières aux Syriens. Plus de 800.000 réfugiés entrent dans le pays en moins d’un an. Plus d’un million de Syriens vivent aujourd’hui en Europe. Le conflit s’enlise. Des hommes du régime fuient la Syrie et se font passer pour des réfugiés, à la recherche d’une nouvelle vie en Europe.

  • Face aux vétos russes qui empêchent toute intervention ou recours au droit international, des cellules clandestines d’exilés se forment. Des citoyens syriens ordinaires basés au Liban, à Istanbul, en Allemagne, en France se regroupent pour identifier les hommes du régime en
    fuite ou pour récupérer des preuves des exactions commises.
  • À Berlin, Anwar Al-Bunni, avocat survivant des prisons du régime, croise dans un magasin l’officier des services de renseignement qui l’avait kidnappé en pleine rue. Al-Bunni en fait son combat et devient une figure de référence de la chasse aux criminels syriens. Surnommé « le chasseur de preuves », c’est vers lui que se tournent de nombreux Syriens qui veulent signaler la présence d’un ancien bourreau ou apporter leur témoignage.

2019 En avril 2019, dans Libération (https://www.liberation.fr/planete/2019/04/24/comment-des-opposants-syriens-ont-aide-a-identifier-unjihadiste-en-fuite_1723102/?redirected=1), un article relate la traque sur plusieurs mois par la cellule Yaqaza d’une figure de Daesh. Cette cellule poursuit en Europe les criminels du régime et les anciens combattants de Daesh. C’est la seule cellule à avoir eu une mise en lumière médiatique.

2020 – 2021 Le premier procès au monde pour des exactions ayant eu lieu pendant le conflit syrien se tient à Coblence, en Allemagne. L’officier Anwar Raslan, des services de renseignement du régime, sera reconnu coupable de crimes contre l’humanité et condamné à la réclusion à perpétuité. Ces condamnations ont été rendues possibles en vertu de la compétence universelle, notion juridique permettant à un État de poursuivre des auteurs présumés des crimes les plus graves quel que soit le lieu où ceux-ci ont été commis et quelle que soit la nationalité des suspects et des victimes.

2023
Déclaration de compétence universelle de la justice française à l’égard de crimes commis en Syrie.

Du 21 au 24 mai 2024 Premier procès de responsables du régime syrien en France. Le 15 novembre dernier, la justice française a émis un mandat d’arrêt international contre le président syrien, Bachar al-Assad, et contre trois hauts responsables, accusés de complicité de crimes contre l’humanité pour les attaques chimiques perpétrées à l’été 2013 en Syrie. Ils seront jugés en leur absence.

A l’origine, Jonathan Millet voulait faire un documentaire centré sur un centre de soin pour victimes de guerre et de torture. Puis, au fil de ses recherches, le metteur en scène a entendu parler de réseaux souterrains, de chasseurs de preuves et de groupes qui traquent en Europe pendant des mois les criminels de guerre. Il se rappelle: « J’ai passé une année à me documenter sur les cellules, à rencontrer certains membres, à écouter des récits de filature. Grâce à cette masse d’informations, ma connaissance du sujet m’a permis de créer mes personnages, inspirés de rencontres. S’il n’a jamais existé aucun Hamid poursuivant un Harfaz, la plupart des actions, des faits et des façons d’être des personnages repose sur du concret. Les enjeux qui portent le film sont totalement authentiques : la création d’une cellule secrète, la traque en Allemagne et en France de criminels de guerre, les mois d’observation silencieuse, de filature et de doutes, le rendez-vous à Beyrouth pour authentifier la photo, le déchirement du groupe à propos des conséquences d’une arrestation sur la politique migratoire. C’est en me documentant le plus précisément possible que j’ai fini par trouver l’angle mouvant de mon film, où la thématique des traumas pouvait coller à une intrigue reposant sur le deuil et les différents destins offerts à mon personnage. Je voulais d’abord rendre compte, par le prisme de l’intime, de la folie de tous ces haletants récits d’aventure contemporains, ces questions géostratégiques vécues par les véritables héros de notre époque qui ne sont jamais mis en lumière par les médias. » Il ajoute: « Je rencontre un grand nombre de Syriens dont j’écoute les récits, de guerre, d’emprisonnement, de torture. Leur parole est d’une puissance sans égale, mais je ne trouve pas de place juste pour ma caméra. Ce que je cherche quand j’écris, sans rien omettre de la dureté de ces réalités, c’est un endroit de lumière, d’espoir possible. Que cet espoir se concrétise ou non, cela devient le mouvement du film. Je ne crois pas au drame sans issue, aux situations plombées dont on ne sort pas. Je sens qu’il y a là quelque chose de fort qui m’emporte immédiatement. Cette découverte est concomitante avec la parution en avril 2019 dans Libération de deux articles sur la cellule Yaqaza et la traque du « chimiste » en Allemagne. A partir de cet instant, je veux remonter ce fil, sentant soudain que tout mon travail documentaire en amont va pouvoir prendre corps sur un récit en mouvement.« 

Jonathan Millet voulait filmer l’écoute, le tactile, l’odeur en reléguant hors-champ toutes les images sursignifiantes comme la guerre ou la torture, qui n’est appréhendée que par des enregistrements. Le réalisateur confie : « La mise en scène nous immerge dans l’intériorité d’Hamid, au cœur de ses doutes. Les sensations dans ce film prédominent telle la perception amplifiée ou déformée des sons, l’odeur de la sueur, la puissance du toucher dans la séquence où Yara le panse, ou le kaléidoscope des couleurs sur les étals du marché de Beyrouth. Le théâtre des opérations du récit, c’est le tourbillon des pensées d’Hamid. Je voulais raconter la Grande Histoire à travers l’intime d’un personnage.« 

Le casting a duré plus d’un an. Jonathan Millet a rencontré le maximum de comédiens arabophones entre 20 et 40 ans, dans plus de 15 pays, dont Adam Bessa : « Il émane de lui une aura de gravité, qui permet de croire qu’il lui est arrivé le pire. Quelque chose pèse sur lui. On ressent, en le regardant immobile, les tourbillons de son esprit troublé. On a peur pour lui, et on a peur de lui, de ce qu’il peut faire. C’est cela que je recherchais pour incarner Hamid. Comme je viens du documentaire, et que j’ai rencontré de vrais prisonniers syriens, il suffit d’une phrase ou d’un silence pour sentir la puissance absolue de la force d’un vécu aussi terrible. Et cela Adam a su le retranscrire. » En préparation de ce tournage qui a duré quarante jours entre Strasbourg, la Jordanie et Berlin, Adam Bessa a beaucoup travaillé les gestes de son personnage, sa démarche, sa façon de s’asseoir et de se comporter avec sa mère, etc. Jonathan Millet précise : « Les membres de cette cellule passent parfois neuf mois à traquer leur cible. Que se passe-t-il dans un corps quand on a son bourreau aussi longtemps entre ses mains ? Pour comprendre ça, on a dû travailler avec Adam un film de gestes, celui d’un personnage muet. Ce que j’aime chez lui, c’est qu’il n’est pas lisse ; il a beau être calme, douloureux, je sens qu’à tout moment, il peut me surprendre, aller poignarder son ennemi ou le jeter contre le tram. Il y avait aussi la question de l’accent. Je ne voulais pas réaliser un énième film occidental parlé dans un arabe approximatif. Adam a donc dû travailler des semaines pour avoir le meilleur accent syrien possible.« 

Tawfeek Barhom, qui jouait le protagoniste de La Conspiration du Caire, incarne Harfaz dans Les Fantômes. A l’origine, Jonathan Millet ne souhaitait pas le solliciter pour jouer ce personnage. Il se rappelle : « Effectivement, je l’avais vu dans La Conspiration du Caire, mais je l’avais trouvé trop jeune, trop naïf, bref : il n’avait rien à voir avec l’aura de mystère qui entoure Harfaz. Si vous regardez bien, au début du film, Harfaz n’est qu’une silhouette. Quand j’ai rencontré Tawfeek, je lui ai donc demandé de se déplacer, d’aller chercher un café pour l’observer. Et c’est là que j’ai senti la fascination qu’il pouvait exercer et qui est celle du personnage. Il porte en lui un magnétisme réel. Tawfeek est palestinien et, quand je l’ai rencontré, il ne parlait pas un mot de français. Or, il allait devoir tourner une scène qui serait filmée en un plan de douze minutes dans cette langue. Lui aussi a dû sacrément travailler, comme Julia Franz Richter qui ne parlait pas français non plus.« 

Interrogé sur le travail de la bande-son, il confie: « La bande-son sert à accéder au bouillonnement des pensées, à l’intensité qui se joue en lui alors qu’il ne peut rien laisser paraître. C’est l’endroit baroque du film. Cela a été un long travail de création sonore, de Sound-design, fait de gros plans sonores, d’hyperacuité, de chuchotements, de larsen et de puissance sonore. Mais il se trouve que cela résulte encore de certains partis pris réalistes. Les prisonniers syriens sont plongés pendant de longs mois dans l’obscurité totale. Cela accroit d’autres sens. Parmi toutes leurs tortures subies, une des plus fréquentes consiste à leur plonger la tête sous l’eau, ce qui a pour conséquence d’altérer les tympans en provoquant un phénomène d’hyperacousie subie. Je ne décide pas de faire un thriller sensoriel par simple souci esthétique ou d’efficacité, mais parce que certaines données du réel que je trouve puissantes l’exigent.« 

Ce film a été présenté à la Semaine de la Critique au Festival de Cannes 2024 et en est le film d’ouverture.

« Réfugié en France après avoir été torturé dans la prison militaire de Saidnaya par le régime d’al-Assad, Hamid (Adam Bessa) sillonne les rues de Strasbourg à la recherche de l’un de ses anciens bourreaux. Membre d’un groupe de Syriens qui traque des criminels de guerre en Europe, il ne possède d’abord qu’une photo floue du tortionnaire, l’un des « fantômes » du film, dont le titre renvoie aussi à la femme et à la fille défuntes d’Hamid. De ce récit de deuil, Jonathan Millet tire une enquête à la lisière du film d’espionnage, mais qui repose sur une structure et des effets rebattus. Des plans de plus en plus rapprochés et d’épaisses nappes électroniques dynamisent laborieusement le chassé-croisé entre la victime et son bourreau présumé, qui finit par être retrouvé entre les murs d’une université. Si l’intrigue entretient un doute quant à la véritable identité du tortionnaire, elle se fait beaucoup plus explicite pour figurer le tiraillement d’Hamid. Ce dernier rencontre deux femmes incarnant chacune deux horizons opposés : d’un côté, la réalisation d’une vengeance cathartique en se faisant soi-même justice, et de l’autre la perspective de faire son deuil avec apaisement.

C’est le (faux) dilemme au cœur des scènes les plus téléguidées des Fantômes, par exemple lorsque Hamid trouve refuge chez l’une de ces deux femmes après avoir été blessé par l’autre – la première, douce et calme, panse littéralement les blessures causées par la seconde, désespérée et en colère. Miné par des conventions formelles et scénaristiques (le flou règne en maître et l’issue du récit se devine à des kilomètres), le film peine à se démarquer, à l’exception de séquences qui semblent justement incorporées pour compenser un déficit de singularité. Il en va ainsi des intermèdes où Hamid communique avec les autres justiciers syriens à l’intérieur d’une forme de jeu de guerre multijoueur, où ils peuvent échanger anonymement. L’ultime plan très scolaire, dans lequel l’ancien prisonnier regarde en direction de la caméra à l’issue de sa quête libératrice, enfonce le clou : à travers les fantômes, on voit surtout les ficelles. » (critikat.com)

« … Être aussi physique et sensoriel que mental, telle est la force du film, qui sollicite d’autant plus l’ouïe que la vision est sujette à caution. La réalité a tendance ici à se brouiller, se dédoubler, se confondre avec la hantise. Lors d’une séquence de flânerie au marché de Noël, voilà que le chasseur imite malgré lui sa proie. Quant à la pratique de camouflage des traqueurs syriens, elle est déconcertante elle aussi. Pour dialoguer et échanger leurs informations en toute liberté, ils utilisent un jeu de guerre en ligne, passant ainsi inaperçus au milieu de la tuerie fictive.

Toute cette articulation entre dissimulation et révélation fait bien sûr penser à la série Le Bureau des Légendes. À ceci près que les membres de l’organisation ne sont pas ici des professionnels mais des survivants, qui se débrouillent dignement avec les moyens du bord. Silencieux la plupart du temps, torturé aux sens propre et figuré, Hamid s’accroche pour que justice soit rendue. Le réalisateur en fait un héros tragique. Aussi le choix de l’acteur était-il crucial. En la personne d’Adam Bessa (remarqué dans Les Bienheureux et la série Ourika), Jonathan Millet a trouvé la perle rare. Un acteur magnétique, qu’on ne se lasse jamais de scruter et de sonder. Le spectateur devient lui-même pisteur, déchiffreur de son visage, masque impénétrable, qui, pourtant, laisse filtrer un gouffre intérieur des plus troublants. » (telerama.fr)

« … Les Fantômes dresse une description troublante de la question syrienne, où l’on se rend compte que les réfugiés continuent de survivre dans la peur et la méfiance de l’autre. Le comédien principal, Adam Bessa, se drape avec brio dans la peau de cet espion torturé, partagé entre son passé et une certaine forme d’empathie à l’égard de son tortionnaire.

Le titre Les Fantômes est très pertinent. Il rend compte pour les demandeurs d’asile du dépouillement identitaire auquel confère la reconnaissance du statut de réfugié, tout en montrant les esprits qui encombrent les villes, toutes pouvant être d’un côté ou de l’autre, dans des pays où a sévi l’horreur de la dictature. Il y a dans le regard de Jonathan Millet une véritable acuité à percevoir un réel ébranlé par les positionnements politiques et personnels de chacun, et les errements de l’Histoire. En ce sens, le film multiplie les points de vue sur la compréhension des conflits qui étranglent le monde, à commencer la Syrie où Bachar el-Assad semble aussi complexe à percevoir que les opposants à son régime, pourtant soumis à d’atroces persécutions.

Les Fantômes est un film fort, percutant, savamment mis en scène à travers le paysage intérieur du héros principal, les vestiges du souvenir de Syrie et les lieux en Europe ou au Liban qu’il parcourt. Plus que jamais, le long-métrage remémore la nécessité de ne pas oublier la drame qui continue de se jouer jour après jour à Alep ou ailleurs, assommés par la tyrannie. » (avoir-alire.com)

 » S’appuyant sur des faits réels, pour mieux les transcender par son imaginaire, Jonathan Millet épate avec son premier opus long. Les Fantômes est un film d’espionnage qui fait la part belle aux sens et au ressenti, et où l’anti-spectaculaire prime. Le personnage central, Hamid, est d’une discrétion absolue. Il traverse le récit comme il parcourt les villes (Strasbourg, Berlin, Beyrouth, Paris), telle une ombre silencieuse. Mais avec un œil de lynx, à l’affût de son ancien bourreau en Syrie. Comme dans les fictions du cinéma d’antan, où les nazis étaient traqués en Amérique du Sud. Sauf qu’ici, le protagoniste n’est pas devenu agent spécial par vocation. C’est son histoire personnelle qui l’a conduit à rejoindre une cellule secrète, sur les traces des criminels de guerre dissimulés en Europe… La délicatesse de la mise en scène n’en est que plus pertinente pour installer le climat progressivement suspicieux, mais sans jamais un coup d’éclat. Tout n’est que surface et fluidité, du filmage au montage, pour mieux laisser couler les corps dans les décors arpentés, et masquer la profondeur, tapie dans les fêlures et les silences.

L’expérience documentaire de Jonathan Millet, tout comme sa connaissance de l’étranger, puisqu’il y a vécu et filmé des heures d’images et plusieurs courts-métrages, nourrissent sa vision. En s’autorisant le cinéma de genre, il apporte une véracité au contexte et à son geste de cinéaste. Plus bressonien que bessonien, il privilégie une forme d’épure. Le coup de force se fait par sa capacité d’embrasser l’espace mental de son protagoniste, pour mieux le transfigurer à l’écran, dans une filature animale, où l’observation, l’ouïe, le souffle et l’odorat sont aux aguets. Le suspense fonctionne à pas de loup, jusque dans la savoureuse mise en place de conciliabules secrets en plein jeu en réseau. Jubilation de l’esprit et plaisir pur de spectateur sont réunis dans cette aventure de nos temps modernes, travaillés par les blessures vivaces. Une très belle surprise. » (bande-a-part.fr)

« … Représenter la figure du ‘’migrant’’ au sein du cinéma français est plus que jamais une opération délicate. Ces dernières années, peu de films se sont démarqués sans tomber dans les écueils évidents du misérabilisme ou d’un regard occidental involontairement condescendant. Sur ce plan, Jonathan Millet s’en tire à merveille et parvient à éviter tous les pièges, trouvant un équilibre parfait entre le fond et la forme. Son approche ultra documentée de la situation d’un réfugié de guerre permet au spectateur d’appréhender immédiatement et sans détour des problématiques sociales on ne peut plus actuelles. Pour autant, le réalisateur n’aborde jamais son sujet avec une démarche naturaliste à la Dardenne. C’est au contraire dans sa recherche stylistique que le film puise sa plus grande force.

Entre filatures et changements d’identité du personnage principal, Les Fantômes puise dans les codes les plus ludiques du cinéma d’espionnage pour construire sa tension dramatique. Obsédé par sa quête de vengeance, Hamid observe sa cible et se rapproche d’elle petit à petit afin de déterminer s’il s’agit oui ou non de son ancien tortionnaire. N’ayant jamais vu le visage de son bourreau, le jeune homme doit s’en remettre à d’autres sens pour identifier le suspect. Le film se mue alors en thriller mental, perdu dans la mémoire sensorielle de son héros pour venir exorciser les traumas du passé.

En collant son héros silencieux de la première à la dernière minute, le film laisse volontairement le spectateur dans un état de frustration permanente. Les desseins d’Hamid ne sont pas explicités avant plusieurs minutes, tout autant que la nature de la cellule secrète à laquelle il appartient. De même, les techniques d’espionnage utilisées par le personnage se veulent les plus réalistes possibles. Il n’est donc pas rare de ne pas bien saisir tous les éléments saisis sur le vif par Hamid (photos floues, bribes de conversations…) au cours de son enquête. L’immersion n’en est que plus forte, renforcée par une remarquable montée en tension qui culmine lors d’une séquence de repas absolument irrespirable.

Sous couvert d’un thriller haletant et implacable, Les fantômes explore avec brio la question de l’horreur de la guerre et de la torture, sans jamais montrer cette dernière. Porté par l’interprétation hypnotique d’Adam Bessa, le film se présente comme une longue et fascinante plongée au plus près des tumultes intérieurs d’un héros traumatisé qui a tout perdu, tout en rejouant efficacement les motifs du film de vengeance. Un coup d’essai impressionnant qui impose d’entrée de jeu Jonathan Millet comme un réalisateur sur lequel il va falloir compter. » (lebleudumiroir.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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