Les trois vies de Rita Vogt



Vendredi 16 décembre 2016 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Volker Schlöndorff – Allemagne – 2001 – 1h41 – vostf

En partenariat avec le Centre Culturel Franco-Allemand de Nice, avec la participation de Dr. Martin Ganguly, Professeur de pédagogie, d’éthique et d’éducation civique, responsable pour les écoles de la Berlinale.

Rita Vogt est une jeune terroriste, membre d’un groupe armé international. Elle s’est engagée avec passion dans une lutte sanguinaire par idéal anarchiste et par amour pour son leader. Cependant, arrivé à la fin des années soixante-dix, son mouvement est menacé de toute part. La RDA accepte alors de lui offrir, ainsi qu’à ses camarades, l’asile politique. La Stasi va les protéger en leur procurant une nouvelle identité. Rita devient une citoyenne modèle de l’Allemagne de l’Est. Elle travaille dans une usine, jusqu’au jour où l’amitié et l’amour vont trahir son passé.

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Les trois vies de Rita Vogt  est un film miroir, un miroir que Volker Schlöndorff tend à l’Allemagne en l’an 2000 pour qu’elle s’y regarde, pour qu’elle ose faire retour sur son passé récent et se poser des questions qui fâchent. Car qui se souvient dans l’ Allemagne de l’an 2000, toute affairée à réussir le passage de la réunification, de ce que furent les années 70, quand il existait encore   deux états allemands, deux frères ennemis qui se parlaient à peine ? Qui parlait encore dans cette Allemagne  qui se voulait triomphante de ce que les livres d’histoire appelleront « les années de plomb » ?

C’est le rôle de l’artiste de nous amener à réfléchir à tout ce que la société dans son ensemble a tendance à refouler, et en Allemagne peut-être plus qu’ailleurs, faire les comptes avec le passé douloureux, voire insupportable, est une nécessité vitale. Et, c’est, de fait, une voie que Volker Schlöndorff n’a jamais hésité à explorer et qui traverse toute sa filmographie, comme un véritable fil rouge de L’ Honneur perdu de Katarina Blum ( 1975) au Tambour (1980), de Une héroïne de Danzig  ( 2006)  à Diplomatie ( 2014).

Le personnage de Rita, membre d’un groupe terroriste armé,  va ainsi permettre au réalisateur d’aborder la face obscure de la période -pourtant  si faste en apparence -qui va de la fin des années 60 à la chute du Mur. Mais, même s’il fait œuvre d’historien, Schlöndorff est avant tout un cinéaste et il va donc se servir des moyens du cinéma pour éclairer la complexité du réel. La grande idée de mise en scène du réalisateur repose sur un détournement, plutôt inattendu au vu du scénario, de deux genres des plus classiques du cinéma : le film de gangsters et le film d’espions.

Le film s’ouvre ainsi sur une scène de hold-up proprement jubilatoire ( sur un air aigrelet de boîte à musique) où la caméra va très vite, les plans sont extrêmement courts et collent parfaitement au tourbillon minuté d’un vrai hold-up accompagné des slogans  ironico-révolutionnaires de la petite troupe. Rita est la première à entrer dans la banque au cri de « Wir sind die Raüber » (« Nous sommes les voleurs »). Le tout acquière immédiatement un côté burlesque bien balancé ( le chronomètre, la boîte de gâteaux, les multiples revolvers) et nos héros se sont déjà évaporés quand on entend la sirène de police. On se croirait presque dans  « Bonny and Clyde ». Schlöndorff connaît ses classiques.

Dès la deuxième scène, nous sommes plongés dans un film d’espion que ne renierait pas John Le Carré. Les services secret est-allemands sont plus vrais que vrais dans leurs imperméables beige ou marron, qui répondent ton sur ton au faux bois des murs de leur bureau.  Schlöndorff exploite à la perfection la banalité absolue des lieux et des décors, le ton posé et modeste du flic qui sont l’envers exact de son pouvoir.

Avec ces deux scènes inaugurales, avant même le défilé du générique, nous tenons  l’ossature de la première vie de Rita. Les scènes d’action sont filmées au cordeau, avec souvent une accélération fulgurante au moment névralgique ( l’évasion de la prison par exemple), les scènes de double jeu sont plus calmes et font monter la tension de façon insidieuse, tout en nous réservant tout à coup des notes d’humour parfaitement incongrues, le meilleur exemple en étant le général en chef des services secrets : « J’aime bien ces petits jeunes romantiques. Nous aussi, au fond, nous sommes d’incorrigibles romantiques ». C’est tout bonnement cocasse. Autre ressort comique, les réponses stéréotypées et répétitives de Erwin à son chef, en bon petit employé zélé qui n’en pense pas moins.

Si le récit suit sagement la chronologie et nous donne des images assez convenues sur le parcours des terroristes, en planque  à Paris ( le musicien noir qui joue du saxo à la fenêtre d’une chambre de bonne) ou en action dans les rues    éventrées de Beyrouth, le film prend une toute autre dimension avec la deuxième vie de Rita, lorsque celle-ci décide, contrairement à ses camarades, de rester en Allemagne de l’Est.
La filiation cinématographique bascule tout d’un coup vers le néoréalisme et Schlöndorff se régale et nous régale d’une reconstitution minutieuse de l’atmosphère, des façons de parler, de manger, de s’habiller ou de s’amuser qui étaient la marque de ce qui s’appelait à l’époque, par un de ces revirements sémantiques  dont l’Histoire a le secret, une «démocratie populaire».

La vie d’ouvrière anonyme entre une usine textile lambda de  RDA  et la barre d’HLM qui lui sert de logement n’a vraiment rien de glamour et personne, sauf Rita, n’est dupe du double discours du pouvoir ( cf par exemple la scène de collecte pour le Nicaragua). Dans cet univers où Rita est forcément un OVNI -la fille de l’Ouest qui décide de passer à l’Est- elle va faire la rencontre de Nadia, qui elle aussi, détonne fortement dans le tableau, avec ses cheveux presque punk. Mais le film ne se contente pas d’être une chronique douce amère d’un mode de vie disparu et de la faillite d’une utopie. Il met minutieusement à nu les rouages et la logique d’un état totalitaire, implacable dans son absurdité même.

Car cette nouvelle vie de Rita ne lui appartient pas en propre pour autant. Il ne suffit pas de changer de nom et de coiffure. L’ombre de la Stasi est toujours présente  et Rita n’est libre ni de ses amours ni même de ses amitiés. Sa marge de manœuvre se limite à ce que les services secrets considèrent comme sûr et lorsque la décision est prise, elle tombe sans appel. Ainsi, au moment où l’Allemagne de l’Est implose, Rita sait qu’elle fera les frais de la coopération policière entre les  ennemis de naguère. La troisième vie de Rita Vogt sera de courte durée. Schlöndorff nous laisse avec ce lourd bilan. À nous de voir en quoi il nous concerne encore aujourd’hui.

Sur le web

Parmi les nombreux films de fiction réalisés en Allemagne sur le terrorisme, plus précisément sur la Fraction Armée rouge (RAF), il y a ceux qui ont anticipé les actions violentes de la RAF, comme Anleitung zur Herstellung eines Molotow cocktails réalisé en 1969 par Holger Meins, un futur membre de la RAF, ou Rote Sonne de Rudolf Thome (1969), ou encore Brandstifter de Klaus Lemke (1969), ceux qui ont été réalisés dans le feu de l’action comme L’honneur perdu de Katharina Blum, tourné par Volker Schlöndorff et Margarethe von Trotta en 1975, L’Allemagne en automne, réalisé « à chaud » par un collectif de cinéastes allemands durant les événements de septembre et octobre 1977, Le couteau dans la tête de Reinhard Hauff (1978), La troisième génération réalisée par Rainer Werner Fassbinder (1979), et la fiction apologétique Les années de plomb,réalisée par Margarethe von Trotta (1981). Les trois vies de Rita Vogt réalisé par Volker Schlöndorff peut être considéré comme le film-bilan de cette période.

Ces films s’inscrivent dans la mouvance du « Nouveau Cinéma allemand », né dans les années 1960 en même temps que le mouvement de la nouvelle gauche. Le « Nouveau Cinéma allemand » est avant tout une histoire de rupture. Profondément influencé par la Nouvelle Vague française, ce cinéma a surtout voulu en finir avec celui des années 1950 (dont sont typiques les films folkloriques nommés Heimatsfilme) qui était resté dans une continuité profonde avec le cinéma de l’ère nazie, tant au niveau du contenu et de l’esthétique qu’au niveau du personnel. Les premiers représentants du Nouveau Cinéma allemand ont été Alexander Kluge, Peter Fleischmann (Scène de chasse en Bavière, 1968), Werner Herzog, Reinhard Hauff, Volker Schlöndorff – pour ne citer que les plus célèbres –, avant que des metteurs en scène pl u s  jeunes, tels que Wim Wenders ou Rainer Werner Fassbinder ne s’en fassent les papes. Le mot d’ordre de ces cinéastes était : liberté totale de l’auteur envers les impératifs  commerciaux et critique s ystématique de la société allemande de l’après guerre ; leur but : faire des films réagissant rapidement à l’actualité et agissant comme contre-information à l’information tronquée des médias dominants. Comme les contestataires de la nouvelle gauche, les nouveaux cinéastes se distinguaient par leur rejet de la société close et le désir de faire revivre le débat politique étouffé par la société postfasciste. Ces cinéastes engagés partageaient également avec le mouvement contestataire le mépris d’une Allemagne qui occultait systématiquement son passé nazi par tout un arsenal institutionnel, économique, social et psychologique. Ils entendaient mettre à nu les continuités entre la société du miracle économique et un passé nazi refoulé. Des films, comme Le mariage de Maria Braun réalisé par Rainer Werner Fassbinder en 1978, ou Allemagne, mère blafarde d’Helma Sanders-Brahms en 1979, sont des exemples de films dont le but n’était pas uniquement de produire un travail de mémoire sur le passé allemand, mais de fournir également un outil de réflexion sur les rapports sociaux issus du national-socialisme et qui régissaient la société allemande de l’après-guerre. Pris comme bon nombre de « gauchistes » dans le tourbillon de la radicalisation politique au début des années 1970, ces cinéastes se sont montrés très solidaires de ceux qui étaient « prêts à tout » pour ch anger la société. La seule différence avec la gauche radicale était le choix des armes. « Je ne lance pas de bombes, je fais des films » disait ainsi Fassbinder. Si, en général, et depuis bien longtemps, la plupart des nouveaux cinéastes considéraient le film comme une arme politique, ils en excluaient toutefois toute apologie de la violence. Dès lors, dans leurs films éclairant le terrorisme, ils refusèrent systématiquement de montrer l’aspect « cinéma » et spectaculaire de la lutte armée – les attentats, les fusillades, les arrestations brutales. Ainsi, Von Trotta et Schlöndorff, s’efforcèrent de restituer le parcours des terroristes, avec empathie mais sans complaisance, pour en comprendre les motivations et décrire l’impasse où la lutte armée les avait conduits, sans négliger de souligner la responsabilité du silence de la génération précédente et de la violence d’État face à toute contestation du consensus politique. Presque tous ces films ont voulu montrer la face cachée du terrorisme, le pénétrer de l’intérieur en quelque sorte, en plaçant la perspective dans le domaine du privé et du psychologique, le plus souvent à travers des biographies éclairant l’évolution personnelle vers la révolte violente. En particulier Les années de plomb et Les trois vies de Rita Vogt, ont respecté cette convention. Il s’agissait de démythifier le terrorisme allemand en lui donnant une dimension humaine, en en décryptant les origines et les motivations à travers des expériences biographiques, mais sans dénoncer ou trahir ces biographies. Le but étant de susciter l’empathie des spectateurs avec le personnage enfin compris, sans que cela signifie identification avec le terrorisme. ).(https://chrhc.revues.org/2317)

La trajectoire morcelée du triple destin de Rita Vogt permet à Schlöndorff, avec une ambition qui avait déserté le cinéma allemand, d’explorer les dernières fractures de son pays : le terrorisme des années 70, la division des deux Allemagnes, la chute du Mur. Trois fractures vécues de plein fouet par Rita Vogt, terroriste ouest-allemande passée à l’Est et qui, surv eillée et protégée par les services est-allemands de la Stasi, va tenter, entre 1975 et 1990, de renouer, sous un faux nom, avec une vie normale. (Le point.fr)

Dans Les trois vies de Rita Vogt, la critique et le public ont perçu la mort de l’héroïne, l’ex-terroriste Rita Vogt, tuée par un douanier est-allemand, comme une métaphore de la disparition définitive de la Fraction Armée Rouge (RAF) et comme l’épilogue d’un mouvement qui n’a plus sa place dans l’Allemagne réunifiée. En effet Rita Vogt meurt en 1989, à la frontière de l’Allemagne de l’Est, un pays qui n’existe déjà plus, elle périt dans un no man’s land, dans un entre-deux brumeux, dans un « plus rien ». Le trait est définitivement tiré sur la RAF. Les trois vies de Rita Vogt reste indéniablement dans la mouvance du Nouveau Cinéma allemand.  Il en rappelle toutes les conventions, puisqu’il illustre une situation politique complexe par l’exemple d’un cas particulier, qu’il place le récit dans la perspective du point de vue du héros, qu’il a recours à l’ellipse pour expliquer un parcours et qu’il ne dénonce pas l’errance politique. En réalisant ce film, le but de V. Schlöndorff n’était pas de faire un énième film sur le thème rebattu de la RAF, mais de placer l’existence du groupe terroriste dans sa réalité en République démocratique allemande (RDA).(https://chrhc.revues.org/2317)

« Le matériau de départ est cette fois un fait divers réel. En 1992, Wolfgang Kohlhaase (co-scénarsite) et moi avons beaucoup enquêté. Nous avons assisté aux procès, rencontrés des gens en prison… La première version du scénario à l’époque était très méticuleusement documentée. Lorsque nous sommes revenus sur le projet, il y a un an, nous avons essayé, en créant un personnage fictif, de réinventer cette histoire à partir des éléments connus. C’est sans doute une question personnelle de style, mais je ne crois pas trop à ce que les Américains appellent « true story ». Nous avons donc fait la synthèse de l’histoire de trois ou quatre personnes pour en créer une seule. Puis nous avons ramassé les anecdotes, les épisodes survenus pour en faire un récit qui a sa propre valeur dramatique et sa propre densité. J’avais besoin de transformer ce documentaire en fiction pour être à l’aise en tant que metteur en scène. Je trouve qu’avec la fiction, on peut dire plus de vérités, » explique le réalisateur.

« Lorsque je suis revenu en Allemagne à la suite de la chute du mur, la première chose que j’ai lue dans un journal, c’est que onze terroristes de l’Ouest avaient été arrêtés derrière le mur dans ce qui était encore la RDA après être restés planqués là-bas. Alors évidemment deux questions me sont venues à l’esprit tout de suite. Pourquoi un état aussi bureaucratique et stalino-correct que la RDA avait accueilli ces anarchistes ? Et comment ces derniers avaient-ils pu supporter de vivre dans une société que l’on imagine aussi policée et petite bourgeoise que celle de l’Est ? Avec ces deux questions ma curiosité était piquée et en m’y intéressant de plus près, j’ai très vite senti que c’était des gens que je connaissais vingt ans auparavant et que j’avais perdu de vue(…). J’ai eu envie de faire un film à la fois sur la chute du mur, sur les deux Allemagne mais aussi sur ces personnages de terroristes qui m’ont toujours fasciné, » poursuit le réalisateur.

Bibiana Beglau (Rita Vogt) et Nadja Uhl (Tatjana) ont reçu l’Ours d’Argent de la meilleure actrice à l’occasion du Festival de Berlin (2000).


Présentation du film et animation du débat avec le public : Martin Ganguly et Josiane Scoleri

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