L’homme sans passé



Mardi 22 mars 2016 à 20h30 – 14ième Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Aki Kaurismaki  – Finlande – 2002 – 1h37 – vostf

La nuit, un homme arrive à la gare d’Helsinki. Trois voyous le battent à mort. L’heure de son décès enregistrée, il quitte inexplicablement l’hôpital. Recueilli par la communauté des défavorisés, ce héros blessé et amnésique reconstruit sa vie au ban de la société et rencontre l’amour avec Irma, la blonde de l’Armée du Salut. Suite à des événements inattendus, M retrouve son identité et doit quitter ses nouveaux amis. Mais son prétendu mariage est de l’histoire ancienne. Il finit par rejoindre Irma, en musique.


En première partie, projection du court-métrage: Tunisie 2045 de Ted Hardy-Carnac (2015, France, 3′)

Un père et sa fille cherchent refuge. Ils ont été contrains de fuir leur pays et sont devenus des migrants. Ils sont Français et demandent de l’aide à la Tunisie : nous sommes en 2045 et le futur a renversé l’histoire…

Notre article

par Guillaume Levil

La quête d’identité. Voici ce qui anime l’Homme depuis qu’il a obtenu le pouvoir de penser. Qui suis-je, comment, pourquoi. A travers quelques bribes de réponses artificielles formulées par la religion, par la philosophie, par la guerre, par l’amour, l’Homme trouvera peut-être une source d’apaisement et se tournera enfin vers l’autre. Car, pour connaître l’autre, il faut se connaître soi-même, ou peut-être est-ce l’inverse. La quête d’identité. L’exil constitue l’une des bases de recherche. Se confronter à l’autre, celui qui est différent, afin de se sentir « autre » également et apprendre à se connaître grâce à ce choc. Tunisie 2045 et L’Homme sans passé ont ce point commun : les deux films proposent un renversement de situation inopiné pour transformer le personnage principal en « migrant ». Dans le premier, on se sert de l’anticipation pour justifier un positionnement politique différent. Dans le second, c’est la mémoire qui disparaît, ce qui a pour effet de faire « naître » le personnage une seconde fois dans un environnement étranger, à l’image d’un sans-papiers égaré.

Entreprises humanistes

Kaurismäki le dit d’une belle façon : « J’ai ramassé les derniers morceaux de mon coeur, j’ai touillé le tout et ça a donné ce film ». Le réalisateur est connu pour son humour noir, parfois féroce ou cynique, mais aussi pour son sens aigu de la critique sociale. Dans L’Homme sans passé, tout y passe : la banque et le système financier en général sont ridiculisés, l’ANPE finlandaise est présentée comme inutile, et l’on rit même de la police. Dans cette séquence inoubliable où le policier lit les articles de loi pour tenter de berner l’avocat qu’il a en face de lui, c’est un véritable combat qui s’opère, à grand coups de textes illogiques écrits par les Hommes. Le personnage sans mémoire essaie d’évoluer dans ce nouveau monde mais l’institution ne peut pas permettre à la marginalité d’émerger, car tout est codifié. Rendez-vous compte, ce monsieur n’a même pas de nom ! Pourtant une solution est évoquée à la lumière de ce film humaniste, c’est l’entraide simple entre les gens. Il paraît si simple d’offrir à ce sans-papiers un repas digne (« ce sont les restes », précise la serveuse), de lui offrir une chemise ou de lui prêter main forte lorsqu’il se fait attaquer pour la seconde fois par une horde de jeunes. Même le gardien du bidonville, présenté comme un mafieux patibulaire, ne parvient pas à valider son rôle de méchant. D’ailleurs, lorsqu’il dit à son chien d’attaquer, celui-ci est plutôt en attente de caresses (notons que ce chien fabuleux, Tâhti, a obtenu la palme dog à Cannes en 2002 pour sa prestation, il s’agit d’un prix d’interprétation parodique décerné depuis 2001 !). A la fin, le bonheur de la résurrection. Lors de la sortie de L’Homme sans passé, un journaliste a déclaré que ce film n’avait pas une seule, mais deux fins heureuses. Voici donc ici exposé le caractère hautement humaniste de l’entreprise : « ce serait si simple comme ci, ce serait si simple comme ça ». Dans le court-métrage Tunisie 2045 également, « il serait si simple » de donner ce coup de tampon et de laisser entrer ces gens, annihilant les frontières du coeur.

La simplicité comme outil fondamental

De cette exposition humaniste découle la simplicité, cette fois en tant qu’outil. Les mots de l’auteur sont lourds de sens : « Mon dernier film était en noir et blanc et muet (NDA : il s’agit de Juha, un clair hommage à Douglas Sirk sorti en 1999), ce qui montre clairement que je suis un homme d’affaires. Cela dit, continuer dans cette voie signifierait que mon prochain film se ferait sans images. Que resterait-il alors ? Une ombre. Donc, toujours prêt à faire des compromis, j’ai décidé de faire volte-face et de réaliser un film qui abonde en dialogues et en couleurs variées – sans parler d’autres atouts commerciaux. Je dois avouer que, au plus profond de mon subconscient, j’ai peut-être aussi l’espoir que cette démarche me donne une apparence de normalité. Mon point de vue sur la situation sociale, économique et politique de la société, sur la morale et l’amour, sera donné, je l’espère, par le film lui-même. Cordialement » Aki Kaurismäki.

Le réalisateur utilise des plans fixes et nous en prenons l’habitude, happés par leur simplicité. Il compose ses cadres à la manière d’un orfèvre, exaltant les couleurs, utilisant parfois le sur-cadrage ou des effets de lumière créant des bandes expressionnistes. Les personnages vivent dans ces cadres, donnant une étrange impression qu’il n’existe rien au-delà, comme s’il fallait sortir définitivement du champ pour passer à la suite. Et, lorsque le cadre connaît un mouvement inattendu, par exemple lorsque l’on suit le personnage après son attaque, la précision est encore de mise, rendant l’oeuvre encore plus musicale et cohérente. De ces juxtapositions découlent une poésie esthétique formidable qui va dans le sens du genre : le conte social. Car on pense à Capra. Ou à De Sica. L’Homme sans passé, c’est un peu le Miracle à Milan finlandais, avec des éléments burlesques et cyniques en plus. Le cynisme, Kaurismäki l’emploie pour prendre du recul. On le lui a reproché dans le temps : il n’a pas pu intégrer d’école de cinéma comme l’avait fait son frère (Mika) pour cette raison-là. Trop de cynisme, ce n’est pas bien vu par l’institution, cette même institution que Aki critique à travers ses images. Mais au sein de ce conte humaniste persiste une certaine lucidité. Il est par exemple évoqué la mort de l’ancien locataire du conteneur lorsque le personnage amnésique s’installe : il est mort de froid. L’alcoolisme n’est pas traité frontalement mais existe à travers des détails de situations ou de dialogues, comme une étrange maladie inéluctable à laquelle personne n’a vraiment de chance d’échapper. Lié à cela, la faiblesse des hommes par rapport aux femmes est présentée comme une évidence : ce sont les femmes qui gèrent l’argent, qui prennent les décisions, et elles ne connaissent ni le jeu ni l’alcool. Toujours est-il que le film reste farouchement lumineux, et l’auteur le dit lui-même : « la réalité de l’époque est si sombre que je ne veux pas en rajouter ».

Une musicalité ingénieuse

Le cinéma très structuré de Kaurismäki érige une musicalité à plusieurs niveaux. Présentons cette réflexion comme si l’on « zoomait » dans son oeuvre. Pour commencer, en prenant du recul sur l’intégralité de son travail, on note l’omniprésence de la musique en tant que thème (Kaurismäki est devenu célèbre avec Leningrad Cowboys Go America qui raconte les aventure du pire groupe de rock de la Terre), et on note aussi l’importance de l’adaptation (Dostoïevski, Shakespeare, etc…). Chaque film se répond, comme si un besoin structurel en dehors des films eux-mêmes était recherché. C’est pour cette même raison que Kaurismäki aime les trilogies : La Trilogie Prolétarienne contenait Ombres au paradis, Ariel et La Filles aux allumettes. L’Homme sans passé est le second opus de La Trilogie des perdants, dont le premier film, Au loin s’en vont les nuages, portait sur le chômage, et le dernier, Les Lumières du faubourg, parle de la solitude de société. Zoomons au sein de l’oeuvre. La musicalité se retrouve évidemment dans les dialogues percutants, souvent poétiques, qui s’entendent avec l’esthétique onirique dont nous avons déjà parlé. Et la musique vient articuler le film pour affiner le rythme général. Dans L’Homme sans passé, on entend tantôt du blues, tantôt du rock, et parfois des chansons populaires (le réalisateur a fait appel à un groupe de rock ami, Poutahaukat, pour interpréter les musiciens de l’Armée du Salut). Ce type de musique intra-diégétique (à l’intérieur du monde des personnages) déborde parfois sur la séquence d’après, se transformant en source extra-diégétique (c’est à dire qui n’appartient pas à l’histoire contée). Cet effet de ciment affirme le rôle puissant des mélodies, et exalte le lyrisme global, puisque le monde réel devient davantage lié au monde extérieur – celui des créateurs ou des spectateurs. Cela participe aussi au détachement du réel, en cohérence avec le côté loufoque de cette fable aux multiples saveurs.

Sur le web

« Ce film, illuminé par la tendresse et l’humour, est une parabole sur la renaissance d’une personne et la naissance d’une communauté. Plongé dans une pauvreté radicale, un homme sans passé rencontre la solidarité et se construit courageusement dans la dignité. L’esthétique d’AKi Kaurismäki fait vivre un moment de grâce. » (Attendu du jury oecuménique du Festival de Cannes 2002)

« Mon dernier film était en noir et blanc et muet, déclarait Kaurismäki, ce qui montre clairement que je suis un homme d’affaires. Cela dit, continuer dans cette voie signifierait que mon prochain film se ferait sans images. Que resterait-il alors ? Une ombre. Donc toujours prêt à faire des compromis, j’ai décidé de faire volte-face et de réaliser un film qui abonde en dialogues et en couleurs variés…« . Après le lumineux Juha, drame humaniste muet en noir et blanc, il retrouve la couleur et la parole pour signer une nouvelle oeuvre simple et touchante…Dans L’homme sans passé, la grande carcasse de Markku Peltola nous guide dans un no man’s land poétique, le pays des exclus de l’économie de marché. Sans nom donc sans identité, confronté à l’absurdité d’un système bureaucratique, il ne peut reprendre une vie sociale normale. Mais au pays des miséreux, une lueur existe: l’amour persiste…A l’instar de Charlie Chaplin, Aki Kaurismäki ne juge jamais ses personnages déshérités. Il n’établit pas de barrière sociale. Par des petites saynètes tendres et irrésistibles, il capte l’humanité de cette communauté de sans-grades, de loosers magnifiques qui ont décidé de sourire à la vie coûte que coûte. Passé maître dans l’art du contre-pied, il ne cesse de jouer avec l’attente du spectateur. Il provoque l’hilarité par de longues séquences muettes dont on attend désespérément la chute. Les dialogues sont rares mais précieux, les gags simples mais savoureux. Malgré le profond optimisme du film, Aki Kaurismäki n’abandonne pas tout discours politique. Avec le parcours de son héros, il stigmatise les dérives d’une société capitaliste qui oublie l’être humain. (Filmdeculte.com)

L’Homme sans passé est un film musical d’un genre étrange. La musique a un rôle de premier plan dans le récit en célébrant la rock’n roll attitude des déshérités mais elle participe aussi de façon sensible à la fabrique même du film en proposant des figures de liaison. Le collage musical du film assemble des vieux blues, des tubes rock et des chansons populaires finlandaises. Ces mélodies nostalgiques passent continuellement on the air quand les protagonistes écoutent chez eux le poste de radio ou le juke-box. Annikki Tähti, cette grande chanteuse venue du froid, interprète, sous les traits marqués de la directrice de l’Armée du Salut, le tango Monrepos, sur la perte partielle de la Carélie en 1945, et le vibrant Petit coeur. C’est un groupe de rock familier de Kaurismäki, Poutahaukat, qui interprète les musiciens de l’orchestre. La performance musicale de leur composition avec le charismatique Marko Haavisto au micro donne un aspect live aux fêtes des mal lotis. L’orchestre de l’armée du salut est composé d’un vrai groupe de musique : Marko Haavisto et Poutahaukat. Le chef du groupe, Marko Haavisto appartenait auparavant au groupe Badding Rockers dont certaines chansons apparaissent dans Au loin s’en vont les nuages et La Fille aux allumettes.

Avant L’Homme sans passé, Markku Peltola a joué sous la direction d’Aki Kaurismaki dans Au loin s’en vont les nuages (1996) et Juha (1999). C’est la première fois que Markku Peltola joue le rôle principal dans une fiction au cinéma. Aki Kaurismaki a tenu à souligner que la chienne qui apparaît dans le film est issue d’une illustre famille de canins comédiens. La grand-mère, Laïka, aurait joué dans La Vie de bohème, tandis que la mère, Piitu, se serait distinguée dans Juha. Pour interpréter le rôle de la directrice de l’armée du salut qui finit par accompagner un orchestre, Aki Kaurismaki a choisi une chanteuse de variété célèbre en Finlande : Annikki Tähti.

L’Homme sans passé est le septième film que Kati Outinen a tourné sous la direction d’Aki Kaurismaki après Shadows in Paradise (1986), Hamlet Goes Business (1987), La Fille aux allumettes (1990), Tiens ton foulard, Tatiana (1994), Au loin s’en vont les nuages (1996) et Juha (1998).

Présenté en compétition officielle à Cannes en 2002, L’Homme sans passé a remporté le prix d’interprétation féminine, décerné à Kati Outinen, ainsi que le Grand Prix du jury.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Guillaume Levil

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