Vendredi 25 mars 2016 à 20h30 – 14ième Festival
Film de Rithy Panh – Cambodge – 2014 – 1h35 – vostf
Il y a tant d’images dans le monde, qu’on croit avoir tout vu. Tout pensé. Depuis des années, je cherche une image qui manque. Une photographie prise entre 1975 et 1979 par les Khmers rouges, quand ils dirigeaient le Cambodge. A elle seule, bien sûr, une image ne prouve pas le crime de masse ; mais elle donne à penser ; à méditer. A bâtir l’histoire. Je l’ai cherchée en vain dans les archives, dans les papiers, dans les campagnes de mon pays. Maintenant je sais : cette image doit manquer ; et je ne la cherchais pas – ne serait-elle pas obscène et sans signification ? Alors je la fabrique. Ce que je vous donne aujourd’hui n’est pas une image ou la quête d’une seule image, mais l’image d’une quête : celle que permet le cinéma. Certaines images doivent manquer toujours, toujours être remplacées par d’autres. Dans ce mouvement il y a la vie, le combat, la peine et la beauté, la tristesse des visages perdus, la compréhension de ce qui fut. Parfois la noblesse, et même le courage : mais l’oubli, jamais.
«Quand on devient cinéaste, on n’ambitionne pas d’être le cinéaste du génocide cambodgien, mais ce sujet m’accompagne depuis plus de vingt ans. C’est lourd à porter. J’ai décidé de filmer le génocide en sachant les conséquences sur ma vie.» (Rithy Panh)
Notre article
par Bruno Precioso
L’image manquante est un retour. Un retour sur un sujet que Rithy Panh a déjà arpenté dans d’autres documentaires ayant fait date (on retiendra S21, la machine de mort khmère rouge en 2002 et Duch, le maître des forges de l’enfer, 2011) ; un retour au cinéma après le détour littéraire du livre co-écrit en 2012 avec Christophe Bataille, l’Elimination ; un retour à une certaine simplicité qu’on dirait enfantine par la fabrication concrète de figurines, à un rapport direct à la matière – ou pour mieux dire au corps ; un retour enfin dans le temps, avant l’irréparable, pour retrouver les absents et leur rendre place et corps, leur permettre de réhabiter le souvenir. Pour Rithy Panh le travail artistique se confond donc avec un travail de mémoire.
C’est que l’histoire du cinéaste est indissociable de celle de son Cambodge persécuté. Les années de guerre civile d’abord (1967-1975) sont un miroir de la mieux connue guerre du Viêt-Nam, conflit périphérique de guerre froide qui déchire la société khmère et prépare le basculement terrifiant qui survient avec la victoire des Khmers rouges. Après la prise du pouvoir de l’Angkar de Pol-Pot, la mise en place des déportations de masse dès la fin avril 1975 vise à vider les villes réputées nuisibles et antirévolutionnaires pour ‘‘rééduquer’’ une population ‘‘d’intellectuels’’. La brutalisation qui accompagne ce transfert de population, les famines et les répressions de toute forme de résistance ne cesseront qu’avec l’intervention vietnamienne de janvier 1979 qui renvoie les Khmers rouges dans une guérilla de harcèlement jusqu’en…1999 ! La période aura causé en 4 ans un nombre de victimes considérable quoique toujours sujet à polémique : entre 1 et 3 millions de morts, soit pour l’estimation la plus couramment admise autour du quart de la population khmère d’origine.
Rithy Panh, né dans la capitale cambodgienne en avril 1964, est déporté à 11 ans avec sa famille qui constitue une cible privilégiée puisque son père est inspecteur des écoles primaires… une famille qui aura largement disparu lorsqu’il atteint en 1979 un camp de réfugiés en Thaïlande avant d’arriver en France en 1980. Après une période de rejet qui va jusqu’au refus de sa langue maternelle, un lent travail de réconciliation s’opère qui amène le jeune homme de 20 ans à abandonner la menuiserie pour apprendre le cinéma (diplômé de l’IHDEC en 1988). Sa carrière de documentariste (pour l’essentiel consacrée à son pays d’origine) s’inaugure avec un court-métrage au titre évocateur, Passé imparfait, qui annonce la voie désormais suivie en cinéma. 1994 est l’année d’entrée en notoriété pour le réalisateur de 30 ans, dont le 1er long-métrage, Les gens de la rizière, est le 1er film cambodgien sélectionné en compétition officielle au festival de Cannes. A partir de 2002 et de la sortie de S21, la machine de mort khmère rouge, le travail de Rithy Panh fait corps avec le martyr du peuple khmer en un lien qu’on pourrait qualifier de charnel.
« Filmer, ce n’est pas faire une image. C’est être avec quelqu’un, adopter son mode de vie. »
Dans cette trajectoire, l’Image manquante Les choix très radicaux de la mise en scène n’ont fini par s’imposer qu’après plus d’un an et demi de tournage, à partir d’un besoin élémentaire : retrouver le lieu d’enfance. Ce lieu d’enfance, la maison familiale désertée lors de l’exode, très dégradée dans une rue de Phnom Penh, Rithy Panh l’a retrouvée pour ainsi dire ‘‘violé’’. La matrice avait été changée en maison close et tripot, tendue de rose et ouverte aux quatre vents. Rithy Panh décide alors de la faire reconstituer en maquette par l’équipe technique, mais les proportions posent problème ; il fait donc sculpter une figurine à hauteur de l’adolescent qu’il était pour rendre perceptibles les espaces intérieurs, et saisit l’importance de ce geste de création d’un humain.
Comme pour les projets de son ami Joshua Oppenheimer, architecte d’un diptyque autour des massacres de masse perpétrés en Indonésie où il confronte les bourreaux d’abord, une victime aux massacreurs ensuite, la problématique de la forme est cruciale : le choix d’une pratique filmique qui ne conduise ni au voyeurisme, ni à un réquisitoire moralisateur simpliste est au coeur de la démarche de Rithy Panh dans sa quête de réappropriation de son histoire par le peuple cambodgien : « Un Américain par exemple est venu tourner un film au Cambodge sur le génocide. Il a fait une reconstitution, en demandant aux comédiens de se coucher sur le sol, etc. Je trouve cette mise en scène moralement insupportable. » raconte-t-il. Dans S21, le choix de la reproduction de leurs gestes par les bourreaux (démarche commune aux deux réalisateurs) met à nu le corps humain dans ses gestes automatiques. Cette mise en scène non jouée permet de faire revivre ce qui n’est plus ; les gardiens reproduisant leurs gestes reconvoquent les prisonniers, présents dans la cellule et indiquant au réalisateur la bonne distance vis-à-vis du gardien : « Plus près j’aurais marché sur les prisonniers, et me serais donc trouvé du côté des bourreaux. »
De même les figurines ne constituent pas un simple dispositif pratique, mais incarnent une forme de regard spirituel qui prolonge les projets précédents. S21 puis Duch. construisaient d’autres images manquantes (celle des lieux et des bourreaux, puis le face-à-face avec l’un des artisans de la déportation), le dernier de cette série du témoignage apporte un point de vue inédit : celui des victimes, la mémoire des éternels absents, des muets invisibles emportés par la statistique et transformés en matériau de livre d’histoire.
A l’image d’Oppenheimer, Rithy Panh a essayé de penser la place du témoignage des absents et, ce qui est peut-être plus périlleux encore, la voix collective des victimes dont la masse représente une population entière. A ce titre, l’exil de Rithy Panh est triple : il est ressortissant d’un pays qu’il a dû quitter pour survivre ; il appartient à une famille et symboliquement à un peuple qui a physiquement cessé d’exister ; il suit une trajectoire où peut se lire la mission que lui a assignée le massacre des siens. « J’ai cru longtemps à ce truc fameux comme quoi la poésie n’est plus possible après Auschwitz. Mais finalement si, il faut. (…) On doit créer si on veut lutter contre l’effacement. »
Sur le web
Déjà dans Cambodia, entre guerre et paix (1991), Un soir après la guerre (1997) et le documentaire S21, la machine de mort Khmere Rouge (2002), le réalisateur franco-cambodgien mettait en lumière le massacre perpétré par les Khmers rouges au Cambodge de 1975 à 1979. Un fait historique en lien direct avec son histoire personnelle puisque Rithy Panh a lui-même perdu une partie de sa famille lors du génocide auquel il a survécu. Film sur le souvenir, sur la recherche d’une enfance qui s’éloigne, c’est bien la mémoire qui est au cœur de L’Image manquante. Une mémoire qui aida le réalisateur à survivre à la dictature, et à laquelle il consacre son œuvre. Le travail de Rithy Panh, témoin de l’Histoire, doit rester lui aussi dans les mémoires. Contre l’obscurantisme et l’oubli, ses films sont, eux-aussi, des actes de résistance. (Lepasseurcritique.com)
L’Image manquante s’ouvre sur des boîtes abîmées de pellicules 16 millimètres, la recherche de films oubliés. Le cinéaste recherche la vérité derrière des films de propagande mais aussi des images qui raconteraient son histoire. Mais celles-ci, même si elles existent, échoueraient à retranscrire ses souvenirs. Pour évoquer les scènes qu’il nous conte, terribles ou gaies, le réalisateur met en scène des saynètes miniatures au charme tout enfantin. Issus de sa mémoire, des décors habités de personnages en terre glaise, à la fois immobiles et étrangement expressifs, et une discrète bande sonore.
Rithy Panh explique le projet de son film: « Je voulais trouver des images et des témoignages qui existent sur le génocide du peuple cambodgien entre 1975 et 1979. Un crime de masse qui n’a pas laissé d’images. J’étais donc à la recherche de « l’image manquante ». Or, elle est surtout dans ma tête. Je n’avais pas envie de retourner sur les lieux. La maison de mon enfance est devenue un bordel. J’ai fait construire des maquettes de mon quartier, de ma maison de Phnom Penh. Mais je ne retrouvais pas l’atmosphère de mon enfance. J’ai demandé à un sculpteur de me fabriquer un petit bonhomme en terre. Et quand j’ai vu surgir ce personnage de la glaise, j’ai su que « l’image manquante » était là. J’ai continué à lui demander d’autres personnages et l’univers terrible de ces années-là m’est apparu. J’étais troublé de voir la vie remonter ainsi de la terre où reposent les morts. J’étais parti pour tourner un documentaire sur les images de propagande et le langage tordu, déformé, de l’idéologie de déshumanisation mais j’ai compris que les khmers n’avaient pas réussi à forger l’image dans nos têtes. J’ai opté pour la radicalité. Concentrer le film sur ces personnages en glaise. Je voulais réussir une proposition cinématographique, originale et différente. Je ne voulais pas me répéter. Ceux qui comme nous ont traversé ces épreuves sont morts une fois. Nous sommes des survivants. Nous revivons mais avec une part de mort. Comment parler de cette mort en nous ? C’est pour cette raison que j’ai choisi de ne pas animer ces figurines. Ces personnages figés en terre glaise se révèlent plus forts par moments que les archives ou les images filmées de propagande. Les morts, en moi, sont à la fois figés et pas figés. J’ai perdu les noms mais pas les visages. J’ai travaillé avec un seul sculpteur, Sarith Mang, qui a mis du temps et dont le style donne une unité à la diversité des personnages et à leurs expressions. Il est jeune et ne connaissait pas l’histoire des khmers rouges. Travailler avec lui m’obligeait à replonger dans ce passé pour le lui raconter. J’ai trouvé en lui la poésie des grands artistes qui frôle l’innocence de l’enfance. Même réussite dans la gravité de la musique de Marc Marder. La voix de Randal Douc tombe juste, tout le temps. »
Rithy Panh filme des scènes de la vie quotidienne figées dans le temps, comme elles le sont dans sa mémoire. Il reconstitue quatre années de son enfance pendant lesquelles sa famille a été déportée dans un camp de travail, quatre années pendant lesquelles il a perdu tous les siens, un à un, broyés par « la machine de mort khmère rouge », comme le cinéaste l’appelait dans son grand film S21 en 2002. Ces tableaux enfantins et terrifiants se conjuguent avec des images d’archives : celles de la propagande destinées à soutenir le régime militaire de Pol Pot, où l’on voit des centaines d’hommes, de femmes, d’enfants travaillant en ligne dans les rizières. Ces images en noir et blanc, le réalisateur les juxtapose avec celles d’avant l’horreur, en couleur souvent, joyeuses, musicales, dansantes même. C’est en construisant son récit autour de ces trois types, de ces trois sources d’images que Rithy Panh raconte à travers son histoire familiale l’entreprise de déshumanisation, de destruction dont les Cambodgiens ont été victimes. Il raconte comment son père, instituteur, finit par se laisser mourir de faim par rébellion, parce qu’il ne voulait plus avaler ce que leurs donnaient les Khmers rouges. « Je ne veux plus voir cette image de faim, de souffrance », dit le cinéaste, «alors je vous la montre ». « Au fond de mon cœur, je savais que la vie était poétique, en couleurs. Mon père m’a transmis cette conviction.» Dans L’Image manquante, Rithy Panh recrée deux époques de sa vie. L’enfance à Phnom Penh avant la révolution est re-figurée dans des saynètes gaies et colorées. Le quotidien sous la dictature est quant à lui représenté dans des scènes où les personnages sont vêtus de noir. Le régime nie l’individu, les différences, habille tout le monde de la même façon. Seule la figurine représentant le jeune Rithy Panh est munie de vêtements de couleurs. Rithy Panh a un mât auquel s’accrocher dans la tourmente obscurantiste: son éducation. L’enfant tient grâce à ses souvenirs d’enfance, à sa mémoire d’enfant instruit.
Le psychiatre Boris Cyrulnik a vu ce film. Il nous livre ses réflexions sur la démarche du cinéaste: « Aux personnes traumatisées, on dit souvent que faire revenir le passé, c’est entretenir la blessure, comme l’a fait Primo Levi, et avoir finalement plus mal encore. On dit aussi que se taire conduit à se couper en deux parties : l’une acceptable pour son entourage et une autre qui souffre en secret. La seule bonne solution consiste à exprimer ce que l’on a à dire sans pour autant faire revenir le trauma. En le métamorphosant avec de la littérature, comme l’ont fait Paul Ceylan, Jorge Semprun ou Charlotte Delbo, … ou avec des statuettes, comme le fait Rithy Panh…Ces statuettes sont ce qu’on appelle des « représentants narcissiques » et illustrent un précieux facteur de résilience : la transformation de la souffrance en œuvre d’art. Ce que je n’ai pas la force de vous dire — parce que c’est trop dur, que je ne suis pas assez fort pour vous le dire et vous trop faible pour l’entendre —, je le fais dire à des statuettes. C’est le détour par un tiers, qui rend la souffrance partageable à travers sa métamorphose.«
Le film de Rithy Pany, L’image manquante, on peut le mettre en lien avec le film Depuis le retour de Giovanni Cioni sur la mémoire des camps nazis, le traumatisme intime de la déportation raconté par un des derniers Sonderkommando.
L’Image manquante a été nommé dans la catégorie Meilleur Film Etranger aux Oscars 2014. Une grande première pour un film d’origine cambodgienne, qui a déjà remporté le prix de la section Un Certain Regard au Festival de Cannes en 2013 : « Je suis très heureux pour moi et pour le Cambodge. C’est un bon moment pour nous tous. Nous avons eu beaucoup de problèmes et de bonnes nouvelles comme celle-ci qui font que les gens peuvent se sentir fiers de leur pays« , s’est réjoui le réalisateur franco-cambodgien Rithy Panh.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso
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