Vendredi 10 Février 2023 à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Claude Schmitz, Belgique, 2021, 1h22
Chez sa grand-mère, en compagnie de sa fille, Lucie rêve de son métier d’actrice.
Notre article
par Josiane Scoleri
We are such stuff as dreams are made on
And our little life is rounded with sleep.
(Skakespeare, The tempest)
Lucie perd son cheval est un drôle de film. Il a quelque chose de ces OFNIs (objets filmiques non identifiés) qui traversent régulièrement l’atmosphère de la planète Cinéma pour nous donner des nouvelles d’une autre galaxie. La pratique du réalisateur qui est d’abord homme de théâtre y est sûrement pour beaucoup.
D’ailleurs le film s’articule autour de trois parties bien distinctes qui ressemble effectivement davantage aux trois actes d’une pièce classique qu’à un scénario de cinéma. De plus, le réalisateur est connu pour préférer travailler sans scénario à proprement parler et laisser libre cours à l’improvisation et à l’imagination de son équipe. Tout cela nous éloigne déjà d’un film classique, mais la genèse de ce film-ci est encore plus singulière, puisqu’ il est né de l’interruption d’une tournée de théâtre pendant la pandémie. Il en résulte cet objet inclassable qui est néanmoins indubitablement du cinéma.
Une fiction qui démarre sur un jeu de miroir puisque Lucie Debay, actrice de théâtre et de cinéma dans la vraie vie, joue le personnage de Lucie, actrice de théâtre dans le film. (idem pour les personnages de la petite fille et de la grand-mère qui sont joués par la fille et la grand-mère de Lucie Debay). On peut, en outre, imaginer que les questions que se pose le personnage de Lucie sur son métier d’actrice correspondent aux doutes et aux interrogations de Lucie Debay elle-même dans sa vie professionnelle. Et pourtant, malgré cette proximité apparente avec le réel, nous sommes bien dans la fiction. Et nous le sommes d’autant plus que nous sommes en réalité immergés dans l’imaginaire du personnage, ce qui nous amène souvent à glisser vers le rêve sans nous en rendre vraiment bien compte ou en tout cas pas tout de suite. D’ailleurs, on dort beaucoup dans Lucie perd son cheval, et toujours aux moments-clés. Une sieste suffit à se retrouver ailleurs, dans un autre lieu et un autre temps. Le déroulement du film possède intrinsèquement ce côté imprévisible, illogique et a-rationnel du rêve où tout est possible et possède sa propre évidence souveraine.
Pourtant au début, Claude Schmitz nous embarque d’abord dans un récit bien ancré dans le réel, avec une introduction aux apparences anodines. Lucie chez sa grand-mère avec sa fille, les gestes du quotidien, les conversations de tous les jours qui prennent un tour plus profond sans crier gare. Le rythme a la nonchalance des vacances. La chaleur de l’été et la fraîcheur de l’eau sont palpables avec des images simples et belles dans leur sensorialité. Mais nous avons à peine eu le temps de faire connaissance avec les personnages que Lucie s’en va. Elle part travailler, comme elle dit.
Et là, premier basculement ou première bifurcation. Le film prend soudain des allures de western, avec les paysages du Causse inondés de soleil, immenses et vides presque autant que le grand canyon. En fait de cowboy, Lucie en armure chevauche sa monture, souvent filmée de loin au grand angle, minuscule face au vaste monde dans une lumière magnifique. Le réalisateur croise avec désinvolture la mythologie du western et celle des romans de chevalerie. Nous savons, au plus tard à ce moment-là que l’imagination a pris le pouvoir. Elle ne le lâchera plus. À nous spectateurs de trouver éventuellement une boussole ou d’accepter de nous perdre.
Toute cette deuxième partie, filmée en extérieur, devait figurer dans le spectacle initial. Choc des grands espaces dans un lieu confiné, superposition des personnages «bigger than life» aux acteurs en chair et en os. Claude Schmitz ne sert pas de la vidéo comme on le voit souvent au théâtre, en insert ou en caméo. Il dit clairement que pour lui ces moments-là sont du cinéma à part entière. La nature hybride du spectacle se retrouve «tout naturellement» dans le film lui-même, avec sa trajectoire en zigzag.
Après la quête du Graal qui tourne court, puisqu’il n’y a rien de plus démuni qu’une chevaleresse sans cheval, au détour d’un petit somme à la belle étoile, nous retrouvons Lucie et ses compagnes d’infortune enveloppées dans des couvertures sur la scène d’un immense théâtre vide. Elles sont plongées dans un sommeil profond qui a tout du conte de fées. Nouveau retournement. Changement de décor, changement d’atmosphère.
Dans cette troisième partie, Francis Soetens, l’inénarrable pied nickelé de Braquer Poitiers, campe l’ improbable régisseur de ce théâtre qui semble voguer à l’abandon tel un vaisseau fantôme. Ces scènes résonnent tout particulièrement aujourd’hui, après l’épreuve inédite des divers confinements. Le film rend parfaitement cette sensation de temps suspendu, élastique et mou dans lequel nous avons tous été plongés. Mais il le fait à sa manière surprenante et loufoque, avec des gags saugrenus et des phrases qui reviennent en boucle («Je ne dois pas perdre le fil» «Le théâtre, c’est de la merde, il suffit d’être là»). Cela nous vaut des moments de cinéma léger, profond et poétique, avec des lumières très travaillées et une galerie de portraits qui posent encore une fois la question de la représentation. Du pourquoi nous avons besoin des images et des histoires depuis la nuit des temps. Inépuisable question.
Sur le web
Lucie perd son cheval est à la fois le portrait d’une actrice, Lucie Debay, et une réflexion sur le métier d’acteur : « Je pense que j’ai voulu m’intéresser au fait de réaliser le portrait d’une femme. Il se trouve que je connais bien Lucie et que nous travaillons ensemble depuis longtemps. Pour être plus précis je dirai que j’avais envie d’inventer un portrait de femme… Par ailleurs, la réalisation de ce film est liée à un concours de circonstances et n’était pas préméditée. Pour une très grande part, il s’est inventé durant son tournage, pour une autre durant les répétitions d’un spectacle que nous avons créé – à Marseille, notamment – juste avant la seconde vague de la pandémie et dont la tournée a été interrompue brutalement« , explique le réalisateur Claude Schmitz.
Avant de devenir un film dont le cœur se situe dans un théâtre à l’arrêt, Lucie perd son cheval était un spectacle de théâtre. Claude Schmitz confie : « Je réalise depuis un moment des spectacles qui allient théâtre et cinéma. Ce ne sont pas des projections vidéo qu’on y trouve, mais de vrais films qui, alliés au médium théâtre, créent des œuvres hybrides… Quand la tournée du spectacle – qui s’appelle Un royaume – a été interrompue, nous nous sommes retrouvés sur le grand plateau du théâtre de Liège avec nos décors et aucune perspective. Serge Rangoni, le directeur du Théâtre de Liège, m’a alors proposé d’adapter la partie théâtrale de mon spectacle en film… Nous avons donc transformé le théâtre en studio de cinéma et tourné en huis clos – en pleine pandémie – cette épisode que j’ai ensuite ajouté à la partie qui se déroule dans les Cévennes.«
Claude Schmitz a fait de Lucie une « chevaleresse » pour évoquer son questionnement quant à son métier d’actrice. Le cinéaste justifie ce choix : « Parce que les acteurs et les actrices sont comme des chevaliers errants. Ils sont en quête d’une quête, en quête d’un rôle, en quête d’une mission. C’est un métier étrange. Les acteurs ne sont pas des mercenaires car contrairement à eux, ils ont un code moral, ils servent, pour la plupart, un idéal.«
A partir d’une situation de départ intime et prosaïque – Lucie en vacances chez sa grand-mère avec sa fille – le récit s’aventure dans des dimensions beaucoup plus romanesques. Claude Schmitz explique ce qui l’attire dans ce basculement d’un registre à l’autre : « C’est la question du « récit » qui m’intéresse. C’est-à-dire, d’interroger comment on raconte une histoire. Les frictions entre fiction et réalité, trivialité et merveilleux, naturalisme et facticité, les ruptures de tons, les virages dramaturgiques serrés – par exemple – amènent le spectateur à s’interroger sur ce qui lui est donné à voir. Mes films ne sont qu’un jeu sur la question de la représentation. C’est-à-dire qu’ils invitent à ce qu’on les croie en même temps qu’ils affirment sans cesse leur duperie.«
« … Claude Schmitz avait remporté le prix Jean Vigo pour son film Braquer Poitiers en 2018, film de braquage peu ordinaire, où le captif vient à élever une stratégie pour développer sa rentabilité. Le film prenait le temps de saisir les visages, les individus et l’espace dans lesquels ils évoluaient, ouvrant alors une poésie du quotidien et d’une France marginale surprenante. Son nouveau film Lucie perd son cheval en 2021 est sélectionné en Compétition Nationale au Brussels International Film Festival…
… Lucie, actrice d’une trentaine d’années et mère d’une jeune fille, poursuit son rêve de devenir une actrice reconnue, d’atteindre le présent et de ne plus rêver le futur. Avant la mise en scène au théâtre d’une nouvelle adaptation du Roi Lear de Shakespeare, elle rend visite à sa grand-mère pour lui confier son enfant le temps de sa journée de travail. La grand-mère de Lucie, septuagénaire, lui rappelle que la vie est faite de métamorphoses, qu’insidieusement les rêves d’hier peuvent devenir les étoiles mourantes demain, qu’il faut parvenir à connaître les envies du présent, savoir s’écouter et entendre son environnement. Rêveuse, comme l’est sa fille, Lucie s’entraîne à devenir chevalière, à manier l’épée pour les besoins du spectacle. Schmitz nous envoie droit dans l’imaginaire de Lucie, au beau milieu des plaines, au coeur de la représentation qu’elle se fait du texte. A cheval elle parcourt l’horizon jusqu’à ce que le cheval ne lui fasse faux bond, s’échappe vers l’inconnu. Le rêve d’actrice est menacé, l’errance débute, les outils de réalisation s’échappent. Seule, au milieu de nul part, commence le périple de cette femme prise entre plusieurs vies, de cette femme qui ne parvient plus à reconnaître ses rêves, se forçant à choisir entre sa carrière et sa vie de mère. L’accomplissement semble toujours plus proche, lui échappant, une attraction qui l’éloigne impitoyablement de son enfant. Dans cette perdition, Lucie rencontre deux autres femmes ayant également perdu leurs chevaux.
Dans ce triangle où chacune d’entre elle a perdu sa voie, en pleine errance, Claude Schmitz nous invite à questionner nos certitudes, à reconstruire nos âmes, quitte à balayer des décennies pour s’accomplir pleinement. En proposant de se réinventer, le cinéaste ouvre une oeuvre féministe fascinante qui lorsqu’elle se trouve confrontée à la gente masculine développe sa complexité.
Les hommes patientent en coulisses, jouent avec les mécanismes et ne sont jamais inquiétés dans leur condition, ils apportent au long-métrage une dimension absurde extraordinaire et complètent un tableau sociétal qui invite au rire tant la stupidité de ces derniers est effarante. Du technicien au metteur en scène en passant par le stagiaire ou l’acteur interprétant le Roi Lear, les traits ingrats de la gente masculine sont appuyés, tout en gardant une véritable bienveillance envers les personnages.
Le réalisateur parvient de la sorte à créer une oeuvre à la croisée des chemins entre cinéma, théâtre et documentaire. Il joue avec les arts et met en avant les modalités de création d’une oeuvre. Des écrits de Shakespeare à sa réinterprétation tout est passé au peigne fin pour révéler de manière minutieuse la place de tout à chacun, appuyant sur le caractère collectif de la création des arts vivants. Claude Schmitz s’amuse avec ses décors, ses lumières, ses positions de caméra pour afficher le caractère artificielle de la représentation, pour montrer à quel point le factice peut devenir réel, à quel point l’illusion naît de la poésie, à quel point les croyances ne sont qu’architectures subjectives sujettes à réinventions. Lucie Perd Son Cheval est une oeuvre qui s’émancipe des académismes pour redécouvrir le septième art, pour redécouvrir l’humain et redéfinir une société absurde, où le rêve est l’unique facteur pour faire varier, moduler, le réel.
Il est exaltant de se plonger dans le cinéma de Claude Schmitz, cinéaste tout droit venu du monde du théâtre, qui joue de variations autour des cinéastes de La Nouvelle Vague, quelque part entre Rohmer, Perceval Le Gallois, et Rivette, Jeanne la Pucelle, et trouvant sa place parmi d’extraordinaires réalisateurs contemporains tels que Bruno Dumont, Bertrand Bonello ou encore Bertrand Mandico. Les influences sont palpables et pourtant jamais le cinéma de Schmitz ne copie, il créée son propre onirisme, conçoit un terrain d’expression à l’inventivité éblouissante, révélant des instants de cinéma transcendantaux et des acteurs à la justesse de jeu magnétique.
Lucie Perd Son Cheval affirme le statut de cinéaste contemporain incontournable de Claude Schmitz et offre au spectateur le plus raffiné des films de l’année, réussissant à mêler les genres et les atmosphères, les émotions et les philosophies, pour toucher la grâce, un sommet qui nous rappelle les plus grands tout en s’en affranchissant, offrant un cadre qui couvre le tangible et accède à des réalités extra-sensoriels. Claude Schmitz est un observateur de son époque, donnant la parole à ceux que nous n’entendons pas, ou peu, ouvrant son cinéma sur un féminisme nécessaire, et contant des récits à la rencontre des arts, déstructurant des décennies de mécanismes, brouillant les réalités, pour révéler une oeuvre d’avant-garde à la justesse de ton exquise. » (kinowombat.com)
« … « J’étais partie travailler, il ne faut pas perdre le fil, » se répète Lucie. Et de fait, le fil du récit serpente au gré des associations d’idées et des rencontres de l’héroïne. Sur la plaine, elle croise les chevaleresses qui répondent à sa soif d’indépendance et d’aventure. Dans les coulisses du théâtre, elle échange avec le metteur en scène, le régisseur, l’apprenti comédien, dans une joyeuse mise en abîme.
Le film se vit comme un rêve, une errance au plus profond de laquelle il est bon de se perdre aux côtés de Lucie, comédienne en plein questionnement, elle-même à la recherche de son cheval… et de sens. Mais finalement, la quête elle-même n’est-elle pas le sens ? Et peut-on vivre sans se raconter d’histoires ?
Lucie perd son cheval s’inscrit dans un double contexte, celui de l’oeuvre cinématographique de Claude Schmitz, et celui de la fermeture des théâtres. Alors qu’il répétait sa nouvelle pièce, Un Royaume, une oeuvre déjà hybride, mêlant performance théâtrale et vidéo, se profile la menace du confinement. Bien malins ceux qui savent si, quand et comment les théâtres seront ouverts.
Finalement, Un Royaume est bien représenté au Théâtre de Liège, mais la tournée est ajournée. Et le projet se décline sous forme cinématographique avec ce long métrage atypique, qui tout à la fois dresse le portrait de son héroïne, et questionne sa pratique.
On retrouve d’ailleurs les accents de vérité déjà palpables dans les moyens métrages de l’auteur. Lucie est incarnée et créée par la comédienne Lucie Debay, c’est son expérience qu’elle partage, sa fille, sa grand-mère, sa vie, et sûrement, ses interrogations. Cette entame hyper réaliste n’empêche pas le récit de s’égarer avec délectation sur des chemins de traverse. Lucie questionne son statut et son métier, à la fois combat et errance. Le costume, qui fait office de travestissement, permet de prendre du recul, et de laisser libre cours aux pensées et à l’imagination. » (cineuropa.org)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
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