Makala



Vendredi 12 Janvier 2018 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Documentaire de Emmanuel Gras – France – 2017 – 1h36

Au Congo, un jeune villageois espère offrir un avenir meilleur à sa famille. Il a comme ressources ses bras, la brousse environnante et une volonté tenace. Parti sur des routes dangereuses et épuisantes pour vendre le fruit de son travail, il découvrira la valeur de son effort et le prix de ses rêves.

« Le documentaire est un genre extrêmement large, allant du reportage journalistique, au documentaire d’auteur et informatif jusqu’à la forme expérimentale. Je pourrais dire que je suis cinéaste avant d’être documentariste mais je tiens à défendre un documentaire qui puisse être de cette forme-là qui est en réalité une démarche de cinéaste. Je pense que si l’on est trop éthique, on ne fait pas de documentaire. Car en réalité, pour un documentaire comme Makala, je pense que le réalisateur raconte davantage son propre point de vue sur les choses que la réalité qu’il est en train de voir. Je rends compte pour ma part de la réalité que j’ai vu en accentuant ce qui m’a le plus touché et en en occultant d’autres qui auraient expliqué la situation sociale. Lorsque l’on ajoute ensuite là-dessus de l’éthique ou de la morale, cela devient très vite compliqué. Il n’y a pas de règle qui définisse la limite de ce qui est éthique : tout dépend de sa propre sensibilité. » (Emmanuel Gras)

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Emmanuel Gras  s’était fait remarquer en 2012 avec son premier film Bovines. Un curieux documentaire d’à peine 65 minutes  qui déjà s’attachait au détail pour mieux donner une vision  d’ensemble entre contemplatif et poétique. Avec Makala. le réalisateur va plus loin dans cette veine et choisit de faire le portrait d’un homme au travail. C’est un objectif ambitieux.

Makala signifie charbon de bois en swahili et nous allons suivre – ou plutôt accompagner- Kabwita du premier matin où il part abattre un grand arbre muni de ses deux haches jusqu’au marché où il ira vendre son charbon.  Makala est un film de l’effort physique, la caméra est proche du corps de l’homme, de ses muscles qui se tendent, de son visage qui se crispe, de la sueur qui coule. Kawbita s’arc-boute, souffle, peine, s’y reprend à plusieurs fois et nous sommes avec lui, dans une conscience aiguë de la fragilité, presque dérisoire de son corps, du corps de tout homme, face à l’immensité de la tâche.

C’est aussi un film sur la solitude fondamentale de l’être humain face à sa vie sur terre. C’est en cela même que le film atteint à une beauté et une force rares. Car c’est en situant obstinément dans le geste toujours recommencé qu’il atteint à l’universel et à l’intemporel. Il y a quelque chose des débuts de l’humanité dans le travail de Kabwita qui ne peut compter – au sens le plus littéral du terme – que sur ses propres forces. En regardant Kabwita charrier ses troncs ou pousser son énorme chargement, on se dit que c’est comme ça qu’on a construit les pyramides. Et l’émotion qui nous saisit au fur et à mesure qu’il avance résonne en nous violemment comme un souvenir lointain qu’on  croyait oublié. Car Makala est peut-être encore plus fondamentalement un film sur le temps. Le temps d’avant qu’il soit fractionné pour être compté. Ici le temps se mesure uniquement à la tâche, une fois qu’elle a été accomplie. Chacune des étapes est indivisible puisqu’elle est indispensable à l’avènement de la suivante. D’abord abattre l’arbre, ensuite le débiter. Organiser le tas en fonction de la taille des branches pour construire le four. Le recouvrir de terre. Pratiquer les ouvertures qui vont permettre une bonne combustion. Chaque étape a un sens, comme chaque geste a une fin. Et c’est beau. C’est beau parce que justement ça fait sens. Il faut dire de plus que l’image est très belle. La lumière avec toutes ses variations, de l’aube au zénith, du crépuscule jusqu’à la nuit accompagne au plus près le déroulement du travail et de la vie. Au même titre que la bande son qui mêle bruits ambiants et une musique forte, lyrique sans être grandiloquente, qui nous transporte au-delà de l’enregistrement du réel. Car il y a aussi le temps du repos et le temps du rêve. Sans changement de rythme, les plans se font plus larges pour inclure Lydie, la femme de Kawbita et ses enfants. On parle d’une maison à construire et des tôles qu’il faudra acheter pour le toit. Et puis il y a Dieu. Kawbita est croyant avec la ferveur des temps antiques. Avec la nécessité de quelque chose qui dépasse l’horizon indépassable de la survie, des gestes toujours recommencés sans jamais être assuré du résultat.

C’est ainsi qu’après avoir tant peiné, avoir risqué sa vie au milieu des camions dans la poussière et dans la nuit et vendu tant bien que mal ses sacs de charbon  au prix de beaucoup d’efforts encore, Kwabita va chercher un peu de réconfort à l’église. Et pour la première fois peut-être, malgré mille reportages à la télé, nous saisissons quelque chose de ce que signifie vraiment ces églises évangélistes pour des millions de gens en Afrique. La scène finale, en très longs plans séquence, va crescendo jusqu’à une scène de transe où les battements de mains remplacent les tambours de jadis, mais où curieusement, chacun est seul face à Dieu, comme il l’est face à lui-même, dans une solitude inépuisable.

Makala, seul documentaire de la sélection de la Semaine de la Critique en 2017, entre de plein pied dans ce que Daney appelait « les films de non-fiction ». Très abouti sur le plan de la forme, avec une caméra qui assume le fait d’être là, Makala est un film qui pousse très loin la réflexion sans jamais faire de discours.

Sur le web

« Un homme, un vélo, une route. Depuis Bovines (2012), qui s’intéressait à la vie des vaches et 300 Hommes, coréalisé avec Aline  Dalbis, qui se passait dans un centre d’hébergement d’urgence de Marseille   (2014), Emmanuel Gras a l’habitude de ramasser le principe de ses films en un concept sec et percutant. Mais s’il atteint ici à une forme supérieure d’émotion, ce n’est pas seulement grâce à l’incroyable mobilité de la caméra et aux perspec­tives épiques qu’elle dessine. De par sa simplicité et sa linéarité, Makala s’ouvre à une dimension allégorique, dans laquelle on peut voir une image limpide de la condition prolétarienne, voire, tout simplement, de la condition humaine. Kabwita, forçat de la terre, c’est l’homme condamné à traîner son lourd fardeau, le long d’une route sans fin et semée d’obstacles, qui ressemble à s’y méprendre à l’âpre cheminement de l’existence. » (lemonde.fr)

« Immense, instable, insaisissable, la République démocratique du Congo s’étend sur plus de deux millions de km2, de l’embouchure du fleuve Congo jusqu’à l’intérieur du continent africain. En toute logique, une nation aussi grande recèle forcément une nombreuse variété de richesses minières. Le coltan, utilisé pour fabriquer les écrans tactiles des téléphones mobiles, le cuivre, le cobalt, l’or et le cuivre, pour n’en citer que quelques-uns, composent le sol du quatrième pays le plus peuplé d’Afrique. Une opulence dont ne bénéficie cependant pas la population, les différents régimes politiques depuis celui du dictateur Mobutu se montrant avides et prioritaires via un système de corruption. La région du Katanga, riche en diamants, produit aussi du charbon – Makala en swahili -, combustible particulièrement prisé par les population et qui leur sert à palier aux coupures de courant quotidiennes. Kabwita, jeune villageois, vit dans cette province située au sud de la République démocratique du Congo, avec son épouse et leurs enfants. Avec pour seules ressources ses bras, la brousse environnante et une volonté de fer, il espère subvenir aux besoins de sa famille en créant son propre charbon. Il s’engage sur les routes avec son vélo chargé du fruit de son travail afin d’aller le vendre à Kolwezi…Décrire les conditions de vie de Kabwita permet d’évoquer l’exode rural et la place de la religion, le courage et l’espoir en un avenir plus prometteur dans un pays que les politiques laissent à l’abandon. « Débrouillez-vous », répond Mobutu à la secrétaire qui lui fait remarquer qu’ils sont passés du point 14 au point 16 alors qu’ils rédigent la constitution. Depuis, le système D congolais est désigné comme étant l’article 15. Cette tendance à la débrouille, Emmanuel Gras l’illustre avec minutie et respect. Jamais sa caméra ne se fait intrusive, aucun voyeurisme ne vient entacher sa démarche, même lorsqu’il suit Kabwita dans l’intimité de sa famille. Le but du réalisateur reste de montrer comment un homme en arrive à parcourir des kilomètres à pied, en traînant un vélo chargé comme un baudet, pour assurer le minimum vital à ses proches…Makala ressemble à une fausse suite de Félicité, film dans lequel Alain Gomis fait de Kinshasa une parabole d’un monde ultra-libéral d’où peut naître aussi bien l’entre-aide que l’individualisme. Emmanuel Gras, lui, offre un témoignage sur le travail ouvrier et ses difficultés, met en évidence le fossé qui se trouve entre le producteur et le consommateur, le décalage entre le travail fourni et son marchandage. Le documentariste décrit, comme dans le long-métrage d’Alain Gomis, une société inégalitaire où chacun se doit de survivre à sa manière et selon ses propres moyens…Bénéficiant d’une esthétique épurée, et malgré un aspect rugueux que lui confèrent les paysages de la région, Makala s’avère un documentaire riche, aussi beau que libre, une œuvre qui parle avec finesse et respect, loin des clichés, de l’actuelle République démocratique du Congo. » (culturopoing.com)

Le metteur en scène Emmanuel Gras évoque les origines du projet de son film Makala : « L’idée de ce film m’est venue avant de rencontrer Kabwita. J’avais déjà fait deux tournages en tant que chef opérateur dans cette région et j’avais été marqué par le fait de rencontrer partout des hommes et des femmes transportant à pied des chargements de toutes sortes. Même au milieu de la brousse, on était sûr de croiser quelqu’un transportant quelque chose. Mais c’est l’image de gens poussant des vélos surchargés de sacs de charbon qui m’a visuellement le plus frappé. Je me suis alors demandé d’où ils venaient, quelles distances ils parcouraient, qu’est-ce que cela leur rapportait… des questionnements très simples. Quel effort pour quel résultat ? Je me suis alors renseigné et j’ai écrit le projet. J’ai rencontré Kabwita en faisant des repérages, une fois les premiers financements obtenus. J’étais accompagné d’un journaliste congolais, Gaston Mushid, très connu là-bas, qui a facilité tout ce que je souhaitais faire. Je suis allé dans les villages autour de Kolwezi pour rencontrer des gens qui faisaient du charbon. J’ai rencontré Kabwita à Walemba et j’ai su très vite que je voulais faire le film avec lui. J’aimais son attitude, un peu en retrait mais pas timide, son allure, et surtout son regard, plutôt doux mais très vif. En vrai, il y a des gens pour qui on a simplement tout de suite de la sympathie, vers qui on est attiré et c’était le cas avec lui. Un an après, je suis revenu, et nous avons commencé à filmer.« 

Le cinéaste Emmanuel Gras revendique l’influence de Gus Van Sant et notamment son film Gerry : « Gerry, qui m’a laissé des impressions très fortes, est la preuve qu’on peut faire un film avec peu. Notamment par rapport à la marche. Il y a plusieurs plans en particulier, où les deux personnages ne parlent pas mais où on les entend marcher et respirer. Ces plans m’ont donné la sensation de ce que c’est que marcher. Quant à moi j’ai essayé de rendre la sensation de l’effort qui consiste à pousser pendant longtemps un vélo avec un chargement. J’aime aussi beaucoup le cinéma de Bela Tarr. Chez lui la caméra a une présence physique, elle se déplace beaucoup. Le premier plan du Cheval de Turin, qui est un long travelling où la caméra tourne autour d’une carriole tirée par un cheval, m’a beaucoup impressionné. »

Emmanuel Gras n’a pas voulu occulter l’aspect religieux relatif à la personne de Kabwita et sa famille. Le christianisme tient en effet une place importante au Congo et pratiquement tout le monde est croyant dans ce pays : « Chez Marx, il y a toute une réflexion sur le fait que la religion est l’expression du monde dans lequel on est. Vue ainsi, la religion est humaine. Elle m’intéresse à regarder parce que c’est une manière comme une autre qu’ont trouvée les êtres humains pour exprimer ce qu’ils ressentent vis-à-vis de leur condition. J’ai vu cela à l’oeuvre et cela m’a profondément touché alors que je suis athée« , confie le metteur en scène.

« Cœur du film, cette épopée solitaire sur le bord de la route, de jour comme de nuit, offre des images impressionnantes : celles d’un homme démuni face à l’hostilité du monde dont les manifestations prennent aussi bien la forme de véhicules motorisés plus gros les uns que les autres, roulant à tombeaux ouverts à côté des charbonniers (le son du vrombissement a semble-t-il été augmenté pour souligner encore mieux ces orages mécaniques) ou celle de racketteurs, postés le long du chemin et avides de faire payer le passage au prix fort. Dans ces longues séquences naît un étrange sentiment de malaise et qui interroge directement le regard que l’on porte sur ce Sisyphe moderne : jusqu’à quel point la douleur peut-elle être supportée, quand elle est vécue et quand elle est vue ? La grande force de Makala est de ne jamais céder à la moindre tentation voyeuriste ou suppliciée. Au contraire, chaque pause dans le maigre récit est l’occasion de montrer la grande dignité du personnage principal : en quelques plans dans le foyer domestique au début ou dans l’appartement familial à la ville, la caméra ne pénètre jamais dans les pièces les plus intimes mais Emmanuel Gras saisit des bribes de rêves de Kwabita, le plan d’une future grande maison, les petites chaussures pour sa fille malade…Par ces allers-retours entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, Makala embrasse presque d’un trait de plume, la filiation d’un esclave moderne du capitalisme mondialisé, dernier maillon d’une chaîne prédatrice, aux héros de nos mythes les plus universels. » (critikat.com)

Makala a été tourné en République démocratique du Congo, dans la région du Katanga, au sud du pays. Plus précisément autour de la ville de Kolwezi. C’est une région assez sèche, qui comporte d’immenses mines à ciel ouvert. En swahili, Makala signifie charbon.

Le cinéaste Emmanuel Gras analyse le rôle de la musique composée par Gaspar Claus dans Makala : « Toute musique d’inspiration africaine, donc rythmée, aurait provoqué une redondance par rapport au rythme de la marche. Je souhaitais autre chose. J’en suis arrivé à l’idée du violoncelle, qui a une gamme de basses et d’aigus très larges. Dès que j’ai entendu les compositions de Gaspar Claus, j’ai été convaincu que c’était la musique qu’il fallait : Gaspar joue seul et travaille le violoncelle de telle sorte qu’on entend la matière de l’instrument, le crin sur l’archet, les frottements sur le bois…Le travail a consisté à simplifier au maximum les mélodies, avec des répétitions de motifs, et peu de notes. Pour résonner avec l’image d’un homme seul qui marche. La musique ne devait pas non plus être surplombante par rapport à l’action, mais devait en déployer les potentialités. Par exemple, dans le plan où on voit trois hommes, dont Kabwita, poussant leur vélo, la musique permet de dilater le temps tout en créant une tension. Elle fait exister plus fortement les images et fait corps avec le film tout en le faisant « décoller » : on sort du constat de l’effort pour arriver à une sensation, plus existentielle, une solitude humaine. »

Emmanuel Gras explique ses choix techniques concernant le tournage de Makala : « Je disposais de deux caméras différentes. Une caméra à l’épaule, avec laquelle on obtient des mouvements assez bruts, donc sensément plus « expressifs ». Et un appareil photo assorti d’un petit système de stabilisation, proche d’un « rendu steadycam ». Au final, je constate que j’ai beaucoup utilisé le système stabilisé, qui est d’une certaine manière plus « esthétique », simplement parce que cela permet de faire des plans plus longs qu’on regarde sans être gêné par les cahots. Du coup, je crois que l’on est plus attentif à ce que l’on voit. L’expressivité que je cherche ne passe pas nécessairement par un rendu plus directement expressif de la caméra, elle vient de l’attention que l’on porte aux choses. Et puis, comme Kabwita et ce qu’il accomplit me semblent beaux, j’avais envie de faire exister cette beauté. »

Makala s’est vu décerner le Grand prix de la Semaine de la critique à Cannes.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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