Vendredi 15 Décembre 2017 à 20h30
Film de Rainer Werner Fassbinder – Allemagne – 1971 – 1h29 – vostf
En partenariat avec le Centre Culturel Franco-Allemand de Nice, avec la participation de Dr. Martin Ganguly, Professeur de pédagogie, d’éthique et d’éducation civique, responsable pour les écoles de la Berlinale.
Hans Epp est un personnage très sociable qui tente d’obtenir le respect de chacun. Malheureusement, son existence est parsemée de nombreux revers, notamment sentimentaux. Il tombe en dépression…
Notre critique
Par Josiane Scoleri
Le marchand des quatre saisons est un film qui marque durablement le spectateur, d’abord par son unité de ton et son travail sur la couleur, mais surtout à cause de ce rythme qui avance imperturbablement vers une catastrophe dont on sait bien qu’elle va venir.Comme le glisse Fassbinder en épigraphe à son film, avant même le générique de début, dans un carton vert fluo des plus agressifs sur fond noir: « Glück ist nicht immer lustig » qu’on pourrait traduire par quelque chose comme « Le bonheur, c’est pas marrant tous les jours« .
C’est un film sur le destin d’un homme qui se heurte encore et toujours à une irrémédiable solitude, quelque soit les relations qu’il essaie de construire. Et Fassbinder va égrainer tout au long du film les éléments constitutifs de la personnalité de Hans (de la mère glaciale au premier amour frustré, en passant par le fidèle compagnon d’armes qui s’avérera être lui aussi un salaud) avec notamment une utilisation très particulière des flash-backs. Ils ne sont pas ici simplement narratifs ou explicatifs, comme souvent au cinéma. Ils servent à chaque fois à ajouter un élément qui rend la menace encore plus tangible, comme un fatum antique auquel Hans ne pourra pas échapper.
Dans les premiers plans, nous savons que nous sommes chez Fassbinder: Plongée tournante dans la cour d’immeuble où Hans essaie de vendre ses poires. Plongée verticale, c’est Hans qui tourne sur lui-même pour crier ses annonces. Dans un cas comme dans l’autre, l’homme est minuscule et les murs gris sont oppressants.
On comprend tout de suite, dès cette première scène, que le couple de Hans et Irmgard est mal assorti. A la jalousie de sa femme, il répond par des soirées arrosées au bar et finit par la tabasser quand il rentre. Le personnage est pitoyable et la mise en scène ne cherche pas à le rendre sympathique, mais la caméra reste toujours respectueuse vis à vis de ce personnage de pauvre type lambda.
La puissance du cinéma de Fassbinder tient en grande partie à cette volonté de rester proche de ses personnages, de les chérir quoiqu’il arrive. Nous vivons avec eux, nous souffrons avec eux, comme au plus beau temps d’ Hollywood et on sait l’admiration que le réalisateur portait aux films de Douglas Sirk qu’il découvrira en 1971 et qu’il rencontrera peu après pour lui faire lire précisément le scénario du Marchand des quatre saisons…
Fassbinder retiendra du maître du mélodrame américain les sentiments exacerbés et les couleurs qui flashent tout en développant une dimension beaucoup plus ouvertement politique. Fassbinder a toujours su préserver son indépendance y compris financière (entre autres grâce aux commandes de la télévision), et n’a donc pas connu la pression des studios à laquelle Sirk était soumis.
Dans Le marchand des quatre saisons, ce sont avant tout les relations de couple et les relations familiales qui sont passées au crible avec tout ce qu’elles recèlent d’explosif et de passablement pervers. Hans est un homme malade du coeur dans tous les sens du terme. Il n’arrive pas à trouver sa place et seule Anna, sa soeur, (merveilleuse Hanna Schygulla) exprime pour lui quelque chose qui ressemble vaguement à de l’affection. Les repas de famille sont oppressants à souhait. La scène où Hans s’écroule sur la moquette rouge nous vaut encore un magnifique plan en plongée avec sa mère et son autre soeur Heide qui se penchent sur lui comme les mauvaises fées d’un conte. Hans est un homme qui est presque toujours pris de haut.
Au fur et à mesure que le film avance, malgré le succès de sa petite entreprise et les retrouvailles avec son pote de la Légion, Hans perd soudain goût à la vie. Quelque chose le ronge qu’il n’arrive pas à exprimer et la grande habileté de la mise en scène consiste précisément à ne donner aucune piste au spectateur. Chaque fois que quelqu’un lui demande: « Ça va pas ? Tu as des soucis ?« , il répond invariablement: « Je ne sais pas« . Il cherche maladroitement de l’aide. Ce qui nous vaut, une fois n’est pas coutume, quelques très beaux plans d’extérieur et même de nature verdoyante. Mais la nature, elle aussi, est muette. Et Hans s’enfonce dans la dépression. C’est peu dire que l’acteur, Hans Hirschmüller, fait un rôle de composition époustouflant. Il survole véritablement le film, présent dans pratiquement tous les plans. Il s’assombrit progressivement, de plus en plus absent à son entourage et le film devient asphyxiant dans un crescendo imperceptible jusqu’à la scène finale et le dernier flash-back qui livrera de manière totalement inattendue le fondement de ce mal-être. Osée, tant sur la forme (flagellation/torture qui peut rappeler les films porno gay) que sur le fond (soulèvement anticolonialiste au Maroc en 1947), cette scène révèle à la fois le profond désir de mort de Hans – ce n’est pas pour rien qu’il s’est engagé dans la Légion – et sa lucidité.
Ce suicide, programmé en toute conscience par un abus d’alcool dont il sait que son coeur n’y résistera pas, résonne douloureusement aujourd’hui avec la mort par overdose de Fassbinder – qui avait lui aussi une pathologie cardiaque – survenue à peine 10 ans après la sortie du film. Il avait 37 ans et nous manque cruellement depuis.
Sur le web
Premier succès commercial de Fassbinder, Le Marchand des quatre saisons évoque surtout une version provinciale, prolo de Écrit sur du vent de Douglas Sirk, située comme pour ce dernier dans les années 50. En cela, il se veut plus direct sans pour autant se renier, raconté avec des moyens simples tout en étant lourd de sens. Ainsi, par contrainte (budgétaire), la reconstitution de l’Allemagne après-guerre dans le film n’est pas entièrement fidèle : on est dans un monde de cuisines et de coiffures de l’ère Adenauer, de téléphones des années 70 et où certains personnages ont des noms de nazis célèbres. L’Allemagne d’hier et d’alors. Avec Le Marchand des quatre saisons, Fassbinder esquissait lentement son projet de généalogie d’un pays. Le drame est celui d’un homme et d’une époque que l’auteur juge particulièrement mesquine et petite-bourgeoise. Le début du film pose le sujet, ouvre la plaie : Hans retrouve sa mère qui l’accueille froidement. « Ce sont les meilleurs qui s’en vont, il n’y a que des gens comme toi pour revenir« , lui dit-elle. Contrairement à la plupart des héros fassbindériens, Hans – en s’engageant dans la Légion Étrangère – a pu un temps s’évader d’un monde de plomb. Mais il a eu le malheur de revenir. Le malaise existentiel de Hans (Hans Hirschmüller, impressionnant en ours sensible) est au cœur de ce grand mélo cru et sensuel, où l’on est coincé entre une famille méprisante et des souvenirs, des regrets de ce qui aurait pu être. Fassbinder a de l’empathie pour Hans et les personnages, des gens ni bons ni mauvais. On bat sa femme et on est la victime pathétique d’une crise cardiaque. D’un Hans violent mais blessé par la vie à sa sœur certes sympathique mais éloignée de lui par son éducation, on les comprend sans vraiment les juger.
Miroirs, scènes d’attente, silences : on est bien chez Fassbinder. Le film fonctionne constamment sur le mode du décalage : décalage de Hans face à un monde où il se sent déplacé, contraste entre son corps massif et la ritournelle italienne légère, lumineuse qu’il écoute pour par nostalgie. Quand le quotidien mortifère de Hans menace d’achever le spectateur, Fassbinder glisse une scène en contrepoint, comme les apparitions littéralement angéliques d’Ingrid Caven ou un flash-back étrangement masochiste à la Légion Etrangère. La force du film, outre sa trajectoire claire vers le destin de Hans, est d’alterner ces instants très violents et délicats, de nuancer le genre mélodramatique jusqu’à brouiller les conventions de fin malheureuse ou non. Dans Le Marchand de Quatre Saisons, on ne distingue plus l’automne du printemps. » (dvdclassik.com)
« Le film, tourné en onze jours, est le premier grand succès public de Fassbinder. Les faibles moyens s’accordent parfaitement à la manière rêche que vise le réalisateur. Il joue notamment des cinq flashes-back, non annoncés, qui plongent dans un passé ancien et qui sont pourtant joués par les mêmes acteurs, à peine grimés, que ceux qui jouent le présent du drame.
Des flashes-back au présent
Un seul flash-back est annoncé et joué comme tel : celui où Hans raconte à ses amis du bar comment il a été chassé de la police. Cet épisode prend vraisemblablement place après son retour de la légion dont le flash-back final précise qu’il a lieu en 1947. C’est le retour de la légion chez sa mère qui fait l’objet du prégénérique. Cette première séquence pose ainsi d’amblée le personnage au présent, celui que l’on va suivre, comme souffrant éternellement du rejet de l’amour maternel.
Flash-back encore plus surprenant que celui du pré-générique, celui où, le matin après avoir battu sa femme, Hans s’écroule sur la table après avoir découvert le mot de sa femme le quittant. C’est cette même attitude prostrée qui le fait se souvenir, qu’adolescent, il avait demandé vainement à sa mère d’exercer un métier manuel. Son refus l’avait probablement conduit à s’engager dans la légion, épisode qui fait l’objet du flash-back pris en charge par Anna après le départ de Renata. Anna, allongée sur le sofa, se rappelle aussi physiquement son attitude prostrée sur le sol lorsqu’elle avait vainement tenté de retenir son frère. L’épisode de Hans éconduit par son amour de jeunesse lui revient lorsqu’il se doute que sa femme l’a trompée avec Anzill. Cet épisode amoureux se situe juste avant ou juste après son retour de la légion. Il a alors approximativement 18 ans alors que l’action principale se situe en 1971 où il a alors un peu plus de 40 ans. Le dernier flash-back intervient juste avant la mort de Hans où il raconte comment il a été torturé en 1947 au Maroc. Effondré sous le fouet alors, comme effondré par l’alcool au présent, il n’a plus qu’à mourir comme tous, malgré leurs larmes, le souhaitent plus ou moins.
Un flash-back initial, un flash-back classique et quatre flashes back abruptes, tous semblent néanmoins en rapport immédiat avec la souffrance permanente, intensemment physique, dans laquelle vit Hans.
Un mélodrame contemporain
Ni l’amour de sa femme, ni celui de sa fille, ni l’amitié d’Harry ne parviennent à sauver Hans de l’alcool qui masque pour lui une enfance douloureuse qui aboutit à un effondrement intérieur. Fassbinder reprend là une trame lointainement décalquée sur celle d’Ecrit sur du vent. Hans Hirschmüller joue un personnage qui rappelle celui interprété par Robert Stark dans le film de Douglas Sirk alors que Irm Hermann et Klaus Löwitsch seraient de modernes Laureen Bacall et Rock Hudson.
L’ancrage social est bien entendu totalement différent mais tout aussi important. L’environnement catholique, avec le crucifix et le tableau religieux, viennent souligner la honte qui s’empare des personnages : de Hans après avoir battu sa femme, de Irmgard après avoir été surprise par sa fille en faisant l’amour. Fassbinder s’inspire aussi des magifiques couleurs vives des quatre films majeurs de Douglas Sirk qu’il vient de revoir. Il est également attentif aux regards au travers de fenêtres. Ainsi les deux zooms douloureux sur la frêle silhouette de Irmgard, vue aux travers de fenêtres au bar le matin et le soir par Hans, plein de remords d’abandonner sa femme. » (cineclubdecaen.com)
« Quand un malheur est arrivé, on n’y peut plus rien changer.» Cette réplique extraite du Marchand des quatre saisons oblige le spectateur à pénétrer dans la problématique individuelle de personnages saisis plus ou moins à bras-le-corps et présentés comme révolutionnaires. Car la conscience de classe dans les films de Fassbinder est constamment affirmée. Dans Le Marchand des quatre saisons, qui n’est finalement qu’un simple mélodrame entrecoupé de cassures violentes au niveau du récit, le rythme établi place très vite le spectateur dans un contexte socio-économique précis. Comme dans le théâtre populaire d’autrefois, Fassbinder situe les lieux dans une sorte de prologue par lequel le spectateur va peut-être pouvoir libérer son potentiel de révolte. Par la même occasion, il lui donne la possibilité de se libérer des entraves qui obstruent sa vie et son avenir.
Le film se veut la description de la chute d’un homme, de sa destruction systématique par son entourage. Les personnages principaux sont immédiatement présentés: Hans, marchand de primeurs à la criée, sa femme, sa fille plongée dans des devoirs idiots, sa mère ravie d’entendre que la famille possédera bientôt une boutique, ses deux soeurs, son beau-frère, son ami légionnaire, et enfin cette femme qu’il aime en secret, son grand amour. Moralement castré par sa mère, piégé par sa femme qui le trompe, véritablement méprisé par sa famille et trahi par ses propres amis, Hans va littéralement se laisser mourir par l’alcool. La cause profonde de son désespoir: ce grand amour contrarié, une femme (l’admirable Ingrid Caven) qui a refusé de le présenter à ses parents. Et lorsqu’il voudra chercher un certain réconfort auprès de sa soeur, la seule qui l’aime vraiment, elle n’a pas le temps de l’écouter.
On a longtemps accusé Fassbinder de misogynie. Il est vrai que dans Le Marchand des quatre saisons, les femmes n’ont pas vraiment le beau rôle, mais on oublie que ce sont des figures admirables. Si elles apparaissent comme des instruments du mal, elles le sont parce qu’objets et jouets d’un destin social qui les oblige à se battre, toutes griffes dehors, dans un monde où elles semblent vouées à la servitude, ou même à la révolte. »
(Elia, M. (1996). Le marchand des quatre saisons de Rainer Werner / Le marchand des quatre saisons (Händler der vier Jahreszeiten, République Fédérale d’Allemagne, 1971, 89 minutes. Séquences, (187), 18–18.)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Dr.Martin Ganguli (Centre Culturel Franco-Allemand de Nice).
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