Matrubhoomi, un mode sans femmes



Dimanche 10 décembre 2006 à 10h30 et 14h30 –  Festival de Cinéma Indien

Musée des Arts Asiatiques – 405 Promenade des Anglais – Arenas – Nice

Film  de Manish Jha – Inde – 2003 – 1h38 – vostf –  Interdit aux moins de 12 ans

Dans une région rurale de l’Inde où depuis des années la population féminine est décimée, Ramcharan essaie désespérément de marier ses cinq fils. Non loin de là, un pauvre paysan cache son bien le plus précieux : Kalki, sa fille de 16 ans, véritable beauté. Alerté par un de ses amis, Ramcharan achète Kalki à prix d’or et la destine officiellement à l’aîné de ses fils. La noce célébrée, la jeune fille se retrouve livrée au désir des cinq frères et de leur père.

Notre critique

Par Philippe Serve

10 millions : estimation officieuse du nombre de filles « manquantes » en Inde sur les vingt dernières années (100 millions dans le monde). Autrement dit, de filles supprimées à la naissance. Pratique répandue dans toute l’Asie mais plus particulièrement en Inde et en Chine pour des raisons différentes, le phénomène est loin d’être nouveau. Mais les progrès de la science et de la technologie (échographies et amniocentèses décelant le sexe du fœtus) permettent aujourd’hui d’opérer avant la naissance, via des avortements sélectifs, et non plus après. Ajoutons qu’une sélection se fait aussi dans la toute petite enfance par la manière dont les filles sont trop souvent privées de soins sanitaires réservés en priorité aux garçons. L’infanticide féminin, lui, est devenu aujourd’hui extrêmement rare.

Les raisons à de tels actes apparaissent variés : dans un pays surpeuplé (1 milliard d’habitants, l’Inde dépassera la Chine dans moins de 30 ans) où le gouvernement encourage les familles restreintes depuis 1960, avec encore une moyenne de 2,7 enfants/famille (contre 5 il y a vingt ans), la volonté d’avoir un garçon plutôt qu’une fille répond à plusieurs choses : la nécessité de poursuivre la lignée (« L’hindouisme condamne les parents à l’errance éternelle, car c’est le fils qui, traditionnellement, est chargé des rites funéraires à leur décès » 1), l’héritage de la terre ne revenant qu’aux garçons ; une force physique de travail supérieure ; l’économie d’avoir à payer une dot à la famille du futur gendre et, à l’inverse, la promesse d’en recevoir une (« Vous avez trois filles, vous êtes ruiné ; trois garçons, vous êtes sauvé ! » 2). Notons que la tradition de la dot est illégale en Inde depuis 1961 mais continue à être largement pratiquée – les mariages arrangés demeurant la règle – et de facto au centre du problème dont il est traité ici. Sans oublier cette autre tradition qui veut que les parents, privés de toute retraite, soient pris en charge par leur fils aîné, la fille « passant » dans la famille de son époux dès son mariage (élever une fille revient à « arroser le jardin de son voisin » 3).

Autant de raisons différentes qui, on le voit, se ramène à un seul et même critère : l’argent. Autrement dit à un problème économique. Et donc, forcément, politique. Que le pays assure à tous ses citoyens un niveau de vie décent, que la pratique de la dot ne soit pas seulement interdite sur papier mais réellement combattue dans les faits et qu’un système social de retraite soit instauré pour tous. Que Mother India, pays émergent où une minorité brasse de colossales sommes d’argent amassées grâce à la croissance économique rendue possible par les sacrifices et la sueur de ses enfants les plus démunis s’occupe au plus près de ces derniers, et le problème de la suppression des filles à la naissance sera, à n’en pas douter, fortement réduit même si non éradiqué. Reste un fait paradoxal et troublant. C’est aujourd’hui dans les classes sociales moyennes, éduquées et aisées, que ces avortements sélectifs se pratiquent le plus, alors que la révélation aux parents du sexe de leur futur enfant est interdite depuis 1994, autre interdiction non respectée. Il est vrai que ce sont ces familles qui font le plus appel aux nouvelles technologies de détection… De même, on a remarqué que les femmes les plus autonomes ont le plus recours à ces avortements sélectifs. Notons aussi que les couples décidant de se priver d’une fille sont presque toujours ceux en possédant déjà une, voire deux. Lorsqu’un garçon l’a précédé dans le foyer, le nouveau-né de sexe féminin est accepté pratiquement sans réserves.

Ce grave sujet mériterait sans aucun doute un meilleur film que Matrubhoomi. Le jeune réalisateur Manish Jha (28 ans, premier film), plein de bonnes intentions, charge sa fable de trop de démonstrations et décrit un univers impossible car diégétiquement illogique (comment des hommes entre 12 et 30 ans peuvent-ils être nés si toutes les femmes ont été supprimées à la naissance ??). On lui reprochera aussi de confondre en un même mouvement ce problème des naissances avec celui des castes et, enfin, un excès – trop complaisant – d’extrême violence. Reste, au-delà des intentions précitées, un réel talent formel. Mais si on a le droit de ne guère aimer ce film, un festival bâti autour du thème de la représentation de la femme dans le cinéma indien ne pouvait ignorer ce sujet particulier. C’est pourquoi, en dépit de toutes les réserves apportées et en l’absence d’une oeuvre alternative disponible, il nous a semblé nécessaire de programmer ce film. Qu’il permette au spectateur – avec la distance nécessaire que demande ici le traitement de Manish Jha – de prendre conscience d’un vrai et grave problème.

1. Isabelle Attané, Le Monde Diplomatique 2. id. 3. id.

Sur le web

Matrubhoomi a fait le tour des festivals internationaux, décrochant notamment en 2003 le Prix Fipresci de la critique internationale à la Mostra de Venise, le Prix du public au Festival de Thessalonique et en 2004 le Prix de la critique internationale au Festival du cinéma asiatique de Deauville.

« La dualité entre la façon dont on traite les femmes et la position qu’elles occupent dans la société est un sujet qui m’a toujours intrigué. En Inde, les femmes sont vénérées comme les déesses Kali et Durga, et pourtant, chaque année, des milliers d’entre elles sont victimes de morts cruelles, de viols ou tout simplement éliminées à la naissance. Il est évident que les femmes contribuent à établir une société saine et stable, et le déséquilibre entre les sexes a créé une société moralement très instable. Le film est une projection sur l’avenir, quand les femmes indiennes ne seront plus qu’une espèce en voie de disparition. Et même si le contexte est futuriste, le milieu, l’humour, le sujet et les personnages sont ancrés dans une réalité contemporaine de manière à souligner l’ampleur du problème. L’absence de femmes mène inexorablement à la dégradation des hommes, leur retirant ainsi tout ce qui fait d’eux des êtres humains. Le film est une ode à la beauté et au pouvoir des femmes.« 

Matrubhoomi, un monde sans femmes est le premier long-métrage de Manish Jha, né en 1978 dans l’Etat indien de Bihar. Assistant réalisateur sur des séries télévisées, il est l’auteur du court-métrage A very very silent movie, primé à Cannes en 2002. C’est là que le cinéaste a été découvert par les producteurs Patrick Sobelman et Nicolas Blanc. Il les a revus deux mois plus tard… en Islande (où les Français travaillaient sur le film Stormy weather de Solveig Anspach). Le film a été tourné en 28 jours, en février 2003, avec une équipe technique et artistique de 110 personnes.

En Inde, une fille sans dot est interdite de mariage (même si une loi de 1947 interdit la pratique de la dot). C’est pour cette raison que les parents indiens, qui vivent le plus souvent dans une grande pauvreté, préfèrent avoir des fils. Les conséquences sont terribles d’un point de vue démographique : selon l’Unicef, 500 000 foetus féminins seraient avortés chaque année en Inde, et il est fréquent que les petites filles soient tuées juste après leur naissance. On estime qu’en un siècle le chiffre de « femmes manquantes » s’élève à 50 millions, et en 2001, il n’y avait que 927 filles de moins de 6 ans contre garçons : on appelle « branches nues » les jeunes hommes qui n’auront pas de descendance pour cette raison.

Manish Jha relie la question du statut de la femme à la vision de la sexualité qui prévaut dans son pays : « Le sexe est un problème crucial en Inde, la tension est palpable. Mon film montre sur quoi débouche toute cette tension. Tous les gamins de 12-13 ans vont voir des films porno, parce que le sexe est si tabou qu’ils ne peuvent questionner personne. La sexualité se résume pour eux à la toute-puissance de l’homme et la soumission de la femme. » A cet égard, le réalisateur estime que le cinéma de style Bollywood véhicule une idéologie particulièrement néfaste : « Pour moi, le Bollywood est encore plus dangereux que le porno. Le porno est stupide, il ne provoque aucune réflexion. Le Bollywood est bien plus pernicieux parce qu’il met en place des normes auxquelles se réfèrent les spectateurs indiens : les femmes ont de gros seins et sont traitées comme des objets.« 


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.

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