Médée



Vendredi 09 Février 2018 à 20h30 – 16ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Pier Paolo Pasolini – Italie – 1969 – 1h50 – vostf

Médée la magicienne, fille du roi de Colchide, voit arriver sur sa terre le prince Jason venu enlever la Toison d’or, l’idole de son peuple. Tombée folle amoureuse du jeune Grec, elle trahit sa famille et son pays en dérobant pour lui la Toison d’or et s’exile à ses côtés. Des années plus tard, alors qu’elle lui a donné deux enfants, l’homme pour qui elle a tout abandonné se détourne d’elle pour une femme plus jeune…

« Médée est l’un des films les plus somptueux qui se puissent voir. Les décors sont choisis et utilisés avec – osons le mot – une parcelle de génie. » (François Nourissier)

Notre critique

Par Bruno Precioso

« Le théâtre difficile est objectivement bourgeois, car le théâtre difficile est réservé à une élite pratiquante ; seul le théâtre très difficile est véritablement démocratique… »

On ne pourra prétendre que l’exigence pasolinienne en matière de création artistique prenne quiconque au dépourvu : en toute chose le poète italien pose ses conditions où l’esthétique se confond avec l’éthique, l’éthique avec le politique… et le politique avec le poétique. L’intérêt de Pasolini pour le mythe et la tragédie grecs remonte au début des années 1940. Le jeune poète âgé alors de 18 ans trouve dans la poésie lyrique grecque antique une langue renouvelée pour sa poésie. Il traduit des poèmes, se penche sur les héros tragiques, acclimate l’esprit de l’Antiquité ; en sortira une pièce, Oedipe à l’aube, restée inédite. Pasolini ne reviendra à la question du mythe et de la tragédie qu’en 1959, lorsque Vittorio Gassman lui demande une traduction de l’Orestie d’Eschyle pour le Théatre de Syracuse. Là encore, il faut se coltiner au texte ; texte grec, qu’il lit assez bien ; traduction poétique surtout, qui est sa langue natale. Son oeuvre littéraire foisonnante (poésie, essais, romans, articles, scénarios) l’a déjà rendu central dans une vie culturelle bouillonnante, mais ce travail théâtral marque une charnière, la bascule vers la décennie de la plus grande vitalité artistique pour Pasolini. « Pasolini, c’est la langue avant tout. Il passe de la poésie au roman, du frioulan à l’italien. A quarante ans, il se dit qu’il a besoin d’une autre langue et passe donc au cinéma, pour raconter les obsessions qu’il a depuis l’âge de 7 ou 8 ans. Il choisit le cinéma parce qu’il sent qu’il y a là quelque chose de plus universel » écrit Bertrand Bonello.

Pasolini : poésie e(s)t cinéma

Sans interrompre jamais sa carrière de romancier et de poète, il débute comme cinéaste en 1961 avec un long-métrage inaugural, souvent présenté comme le geste génial d’un néophyte absolu. Dès lors il ne cessera plus de tourner, réalisant 24 films en 15 ans. Or s’il est effectivement issu du monde littéraire, sa formation très complète, l’empreinte du cinéma dès son enfance expliquent cette attraction intime, inévitable, du cinéma. Des études d’histoire de l’art qu’il suit à Bologne sous la direction de Longhi, il déduit un parallèle entre la peinture et la puissance du cinéma (son 2e film, Mamma Roma, est dédié « à Roberto Longhi pour ma fulguration figurative. »). Dès son arrivée à Rome en octobre 1946, Pasolini s’inscrit à Cinecittà pour y être figurant, brûlant de pouvoir observer les plateaux de tournage. Comme scénariste il travaille beaucoup – 13 scénarios en 6 ans – et collabore notamment avec Fellini, qui lui confie les dialogues des Notte di Cabiria (1957), ceux de la Dolce vita et se proposera même de produire Accattone, avant de renoncer. « Il n’a jamais appris le cinéma ni dans une école ni comme assistant, mais il a appris sur le tas, à une vitesse incroyable, explique Hervé Joubert-Laurencin. Avant de réaliser son premier film, Accatone, il a travaillé six ans comme scénariste, corrigeait les scénarios des autres. »

Formation d’autodidacte sans doute, mais pas si étrangère au cinéma qu’on aime à la rêver donc… le cinéma qui semble devenir la nouvelle langue pasolinienne dans les années 1960. Et si l’année 1968 lui donne le temps d’écrire tout son théâtre ‘‘adulte’’ – 6 pièces, composées à l’hôpital où un ulcère l’empêche de tourner – c’est bien dans le cinéma que le rapport de Pasolini avec le mythe se concrétise : Oedipe roi, en 1967, Médée, en 1969, Carnet de notes pour une Orestie africaine, réalisé entre 1968 et 1969 et présenté au Festival de Venise en 1973 seulement. Ce triptyque rassemble l’intérêt de Pasolini pour le mythe grec, à mettre en relation avec son intérêt plus général pour toutes les cultures prémodernes. Sa réécriture des trois mythes grecs les plus connus – Oedipe, Médée, Oreste – suit trois axes bien déterminés : psychanalytique, anthropologique, politique ; et son Médée se fonde sur la tension anthropologique entre le monde archaïque, sacré, et le monde rationnel, laïque.

Peindre la fin du monde archaïque

Dans ce 13e film du poète-cinéaste se trouve précipitée toute son angoisse, sa conscience de la disparition possible du monde contemporain. Non pas seulement celui de l’enfance, cette terre de langue éphémère inexplicablement survivante que le jeune Frioulan a très tôt compris menacée ; mais également disparition du monde des prolétaires, qui subissent les évolutions géopolitiques, la transformation de leurs repères et de leur paysage familier, sans pouvoir rien choisir, rien refuser. C’est la raison pour laquelle le mythe est éminemment un sujet pasolinien ; le mythe et la culture non comme une « richesse capitalisée et arrêtée à un temps donné de l’histoire humaine » (Didi-Huberman), mais comme une condition de la création, la redécouverte d’une énergie archaïque : jeunesse du mythe, non pour sa prétendue valeur universelle, mais pour sa capacité à émaner du peuple, intéresser le peuple au sens premier ; c’est l’une des raisons pour lesquelles, malgré la disparité de l’ensemble de son oeuvre cinématographique, on reconnaît d’emblée un film de Pasolini, en particulier par son souci porté sur les visages, les corps, les voix. Là s’originent certains aspects propres à son écriture filmique, son rapport à la musique, son soin des costumes et des lieux de tournage qui ont pour lui valeur de témoignage du réel.

Les visages de Médée déployés sous toutes les formes artistiques possibles, dans des opéras (Cherubini), des films (Dreyer), le théâtre contemporain (Alvaro), ou chez les Anciens (Apollonius de Rhodes, Sénèque, Ovide) n’ont pas imprimé leur marque sur le poète italien, pas même celui qu’on convoquerait d’abord : « …d’Euripide, je me suis tout simplement borné à en tirer quelques citations. Bizarrement, mon oeuvre s’appuie sur un fondement théorique d’histoire des religions, d’ethnologie et d’anthropologie modernes : Eliade, Frazer, Lévy-Bruhl. » Sans doute parce que Pasolini cherchait moins à rendre compte du mythe que d’un monde où le mythique aurait été encore possible, de ces corps progressivement dévorés par la rationalité, froidement rejetés au néant auquel il oppose cette élégie du désert et des visages.

Sur le web

« Adaptation de la célèbre tragédie d’Euripide, Médée est une œuvre sublime qui déborde de toute la démesure sanglante du mythe grec. Pasolini clôt ici avec brio sa trilogie sur les mythes, entamée avec L’Évangile selon saint Matthieu (1964) et Œdipe roi (1967). C’est durant ces années que le cinéaste redécouvre avec passion l’Antiquité et ses grands mythes, et qu’il effectue en parallèle des voyages à travers l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie. Pasolini voit dans ces nouveaux paysages un moyen de se rapprocher du sacré, loin de l’Italie et de son capitalisme politique qu’il exècre. Incarnée par la cantatrice Maria Callas dans son unique rôle au cinéma, extraordinaire dans son interprétation pleine de grâce et de passion, elle insuffle une humanité qui n’avait jusque-là jamais été admise à cette figure classique de femme coupable. Une œuvre totale, à découvrir dans sa version restaurée à l’occasion du 40e anniversaire de la disparition de la célèbre cantatrice.

… Médée est peut-être avant tout barbare – terme dont Pasolini disait que c’était le mot qu’il aimait le plus au monde. La barbarie renvoie à une contrée et à un temps primitifs hantés par le Sacré et le Profane… Film littéraire – comme souvent chez Pasolini, pour qui écrire et tourner étaient la même chose – qui pourra égarer les spectateurs, privés des notes de bas de pages ou de leur petit Profil d’une œuvre. Pasolini n’aimait pas l’opéra. Mais son choix pour Médée se fixe rapidement sur Maria Callas (son unique rôle au cinéma), manière pour lui de s’approprier le signe d’une culture « bourgeoise », d’autant plus que le rôle est quasi muet. Pasolini la fait taire donc, en fait un corps, malgré tout nécessairement opératique et voué au drame, au cri et à la fureur. La Callas y est superbe, sémaphore sensuel et économe dans sa colère. Pasolini applique à la réalisation de Médée le prisme primitiviste de l’Evangile selon St Matthieu: il taille dans le vif du mythe, élude en en retranchant certains épisodes. Si la Callas avait joué la Médée de Cherubini, Pasolini n’y fait pas référence, tout comme il prend des distances (le film n’est pas bavard) avec la tragédie d’Euripide qu’il cite avec parcimonie. Au spectaculaire, Pasolini préfère le « dépassionné », expédiant ainsi la traversée des Argonautes en un plan qui lui donne l’ennui du Radeau de la Méduse. Pasolini pratique l’analogie, refuse la reconstitution : la Colchide de la Toison d’Or correspondant à l’Anatolie actuelle en Turquie, Pasolini y tourne, y trouvant un cadre idéalement terrien (le film sera aussi tourné en Syrie, dans la ville de Pise et les studios de Cinecitta). Il « syncrétise » aujourd’hui et avant-hier. Il filme un sacrifice rituel à distance, comme un documentaire et théâtralise l’infanticide (moment hiératique, paradoxalement glaçant pour une offrande au Soleil). Comme souvent, son casting mêle non-acteurs (Jason est incarné par un sauteur olympique, Massimo Girotti ; les figurants sont les habitants des villages locaux turcs) et professionnels (Laurent Terzieff est le Centaure, tour à tour ironique et sentencieux), avec son souci magmatique de mêler fiction par la fenêtre et réalisme sur votre perron. Médée est donc arrivée près de chez vous, dans une contrée sauvage et cérébrale entre berceau et tombe de l’Humanité. Pasolini fonctionne à l’essence de l’Homme et, fouillant dans les strates, trouve une image résiduelle : la généalogie de la magie, un temps archaïque où le surnaturel était quotidien. Médée réécrit la Chute originelle, en faisant de la perte du Sacré la fin de l’Innocence. La vision par Jason d’un Chiron double (sous forme humaine et celle d’un centaure) exprime cette dualité humaine, divine et terrestre, logique et instinctive. Pasolini capture la nécessité du Sacré dans la scène du sacrifice, vitale (le sacrifice nourrit la terre et le soleil, la vie) et barbare. Ce monde est spirituel, idéal pour Pasolini – plus Malraux que jamais – qui espère voir dans la réalité – la nôtre – la présence d’une « lumière importante et sacrale ». Médée en est l’incarnation, et le drame de la jalousie devient très vite la conséquence d’un déracinement, la fameuse « conversion à l’envers »: Une fois amenée à Corinthe, Médée perd pied, son dialogue avec la nature. Prêtresse, elle est traitée comme une sorcière… Deux mondes mais des fils ténus les reliant : Médée est conquise par la sensualité de Jason et ce dernier, en ramenant Médée, importe une part de sacré. Pasolini donne à l’infanticide final une signification autre que chez Euripide : il s’agit toujours de violence rituelle mais privée de son sens originel. Médée retrouve brièvement une étincelle divine. Mais re-contextualisé au pays de Jason et sans portée religieuse, l’acte est un soubresaut d’un monde révolu, un post-scriptum cinglant et monstrueux à l’Histoire en marche. Au travers du marxisme distancié du cinéaste, on est tenté de lire dans l’acte de Médée la revanche vaine des damnés de la terre originelle. Ambiguïté donc d’une violence qui nous rappelle d’où nous avons chuté, paradis perdu dont le nouveau sésame, selon Pasolini, est sanglant. Médée est donc violemment beau …(dvdclassik.com)

« … L’œuvre manifeste le sacré au travers d’une reconstitution impossible. La caméra, avec les mêmes inflexions légères, hésitantes par moments, que celles des documentaires pasoliniens, semble vouloir avant tout cueillir des fragments visuels. Nous voyons alors les étendues désertiques de la Cappadoce, ses paysages rocheux, les visages distants, incertains de ses habitants, les chèvres couchées sur la terre aride: mais tout cela mêlé à la diversité bariolée des costumes, aux casques en osier tressé ou à corne, aux lances couvertes de colliers, de petits animaux et de coquillages. Après les images presque familières de bergers, ou de femmes en habit noir, la séquence nous emmène dans un ailleurs absolu, prolongé dans la totalité de l’œuvre par le mélange des paysages et des «marqueurs» culturels (scénographie et costumes, pris en charge par le remarquable duo Dante Ferretti – Piero Tosi), tel cette Corinthe où nous retrouvons aussi bien les murailles d’Alep que le Campo Santo pisan. Seul ancrage, donc, la prégnance d’un paysage oriental cher à Pasolini, où dominent les plaines immenses et désertiques, ainsi que les masses rocheuses qui depuis Matera et l’Etna filmés dans L’Évangile selon Saint Matthieu traversent tout ce segment de la filmographie pasolinienne. Car Médée est un film résolument plastique, contemporain du retour de l’auteur à la peinture, sous l’égide de Maria Callas, dont il fera à plusieurs reprises le portrait. Pareillement à la technique picturale employée dans ce contexte, à savoir un tracé au crayon doublé de couleurs vives, tirées de matières organiques (vin, fruits, nourriture), on retrouve à l’échelle du film une esthétique du raffinement issu de la transformation d’une matière pauvre (Pasolini e la Pittura, Francesco Galluzzi) . L’œuvre, muette pour la plus grande partie, refuse la parole au profit de l’image et de la musique. Tandis que la première manifeste concrètement la réalité, la seconde, composée d’une poignée de musiques et chants liturgiques de diverses provenances (Iran, Bulgarie, Japon, Tibet), rythme le film au gré de ses répétitions: ainsi de ces violents sons de trompettes annonçant l’imminence d’un sacrifice… Dans le rôle d’une femme bouleversée par les changements auxquels elle fait face: Maria Callas, qui confère à son personnage un charisme rare. Fidèle à sa démarche de portraitiste, Pasolini mise moins sur son talent d’actrice que sur l’expressivité naturelle de son apparence. C’est donc avant tout le visage de la chanteuse qui occupe l’écran, dans ce film presque mutique: disposé frontalement, de trois quarts ou de profil, celui-ci maintient un port à la fois solennel et fragile, laissant entrevoir avec pudeur la crise qui ébranle la protagoniste. À ce traitement se superpose l’attention portée aux états de Médée; une fois privée des certitudes intimes, religieuses, qui transparaissaient initialement dans chacun de ses gestes, celle-ci oscille entre les deux pôles de l’inertie et de l’action forcenée. Tantôt passive, voire tétanisée comme lorsqu’elle entend le chant des femmes annonçant la venue de ce destructeur qui mettra fin au règne de la Colchide, tantôt prête aux gestes les plus extrêmes, c’est elle qui constitue le véritable agent de la version pasolinienne, dérobant de son propre chef la toison qu’elle apporte à Jason, et retrouvant force et lucidité au moment du meurtre de sa progéniture… (critikat.com)

Médée marque la seule expérience de la cantatrice grecque Maria Callas sur grand écran. Née Maria Kalogeropoulos à New York, en 1923, Maria Callas fréquente le Conservatoire d’Athènes puis s’impose à la fin des années 40 comme l’une des plus célèbres sopranos de l’histoire. Dôtée d’une voix hors du commun, celle que l’on surnomme désormais « La Callas » se spécialise dans l’interprétation, souvent lyrique, de grands rôles de l’opéra italien tels que La Traviata, Médée ou La Somnambule. Maria Callas s’est éteinte en 1977, à Paris.

Maria Callas perdit sa voix durant le tournage de Médée. Elle fut doublée par une autre actrice pour les passages chantés et parlés, mais elle tint tout de même à effectuer elle-même les cris de son personnage. Maria Callas souhaitait que Richard Burton interprète le rôle de Jason. A cette époque, le comédien s’était rapproché de la cantatrice, déprimée, après que son amant, le puissant armateur Aristote Onassis, l’ai quittée pour Jacqueline Kennedy. Cependant Richard Burton déclina l’offre, jugeant le rôle trop ingrat.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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