Monrovia, Indiana



Vendredi 10 mai 2019 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Frederick Wiseman, USA, 2019, 2h23, vostf

Monrovia, petite ville agricole du Midwest américain compte 1400 habitants, dont 76% ont voté pour Trump aux dernières élections présidentielles. Des salles de classe aux réunions municipales, du funérarium aux foires agricoles locales, Frederick Wiseman nous livre une vision complexe et nuancée du quotidien de cette communauté rurale, portrait d’une Amérique souvent oubliée et rarement montrée.

Notre article

par Josiane Scoleri

Il semblerait que Monrovia dans l’Indiana doive son nom,non pas à une lointaine connexion avec l’Afrique, mais à James Monroe,le chantre de l’isolationnisme américain…Jamais parrain n’aura été mieux choisi…En effet,l’impression constante qui se dégage du film est celle d’une bourgade perdue « in the middle of nowhere » et qui ne veut surtout pas en sortir. Comme à son habitude, Wiseman nous propulse au cœur d’une communauté, grande ou petite (ici plutôt petite: environ 1400 habitants) et nous emmène partout où ça fait sens: d’une ferme au bistrot, du salon de coiffure à l’armurerie, de la salle du conseil municipal à la salle des fêtes, sans oublier bien sûr l’Église (ou plutôt les églises ), le Lion’s Club et même la loge maçonnique. ‘énumération, qui plus est, n’est pas exhaustive. C’est peu dire que nous oyons Monrovia sous toutes ses coutures.

Avec cet art consommé du montage qui n’appartient qu’à lui, Wiseman nous permet de plonger dans un mode de vie ou plutôt une façon d’être au monde qui, l’électricité et les machines en plus,n’est pas sans évoquer les Amish. Un désir de limiter le territoire à explorer,tant géographique que mental,histoire de se mettre à l’abri de toute surprise, bonne ou mauvaise. Et de toute façon, de s’en remettre à Dieu tout-puissant, pour le prévisible (la vie quotidienne, le travail et les grandes étapes d’une vie) et plus encore pour l’imprévisible puisque, malgré toutes les précautions, on ne peut l’exclure totalement.

« La vie simple aux travaux ennuyeux et faciles est une œuvre de choix qui veut beaucoup d’amour » disait poétiquement Verlaine. Monrovia en est d’une certaine façon la version prosaïque, à la mode Midwest étasunien. On se rend compte au passage à quel point le fameux « American way of life » n’existe pas en tant que tel et se décline en toute une série de variantes en fonction de la géographie et du statut social. L’œuvre de Wiseman le démontre amplement, choisissant avec chaque film de nous montrer tel ou tel aspect de cette mosaïque que constituent les États-Unis. Wiseman réussit néanmoins à nous faire toucher du doigt une réalité qui pour nous Européens est quand même, avouons-le, un peu une autre planète. Car chez Wiseman, chacun s’exprime. Et ça prend le temps que ça prend. Chacune des séquences est travaillée de manière à véritablement rendre compte, à rendre intelligibles les préoccupations des uns et des autres. C’est encore une fois la grande force du réalisateur de ne pas passer en vitesse sur ce que certains considéreraient comme secondaire ou inintéressant. Ce n’est nécessairement ni l’un ni l’autre pour celui ou celle qui est concerné/e. Wiseman ne nous fait pas un résumé d’une réunion du Comité municipal. Il nous propose une tranche significative qui nous permet de comprendre l’économie et la sociologie de Monrovia. Quitte à revenir sur le sujet à un autre moment du film, lorsqu’on aura déjà davantage d’éléments en main.

Apparaissent alors clairement les interactions entre secteurs privé et public, les enjeux démographiques et «urbains» d’un nouveau projet de lotissement, la précarité des infrastructures, même les plus élémentaires ( le tout à l’égout, le système anti-incendie). Toute chose où la puissance publique peine à exister. Ça pourrait être rasoir, c’est passionnant. D’abord parce que les rouages sont exposés sans détour, les positions en présence aussi, avec ce côté direct du pragmatisme américain. Nous voyons comment s’imbriquent ou s’opposent les intérêts en présence.

Certaines scènes sont plus bavardes que d’autres , mais chaque scène est suffisamment parlante- même lorsqu’elle est muette- et nous donne des clefs qui vont nous permettre de compléter petit à petit le tableau. Les plans fixes sur la Grand-Rue ou les champs environnants racontent tout autant la vie à Monrovia. Le paysage joue d’ailleurs un rôle à part entière dans le film, avec ces vues d’un «plat pays» qui rythme le déroulé du récit sans pour autant servir de transition facile entre les scènes. De fait, Monrovia vit de l’agriculture ( intensive, industrielle, cela va de soi: là nous ne sommes pas chez les Amish!) et cette nature domestiquée constitue tout l’horizon de la population.

Les bruits ambiants apportent eux aussi leur lot d’information. (cf les vaches et les cochons au début du film ou les immenses machines agricoles qui plantent le décor, mais tout aussi bien le bruit de la tondeuse chez le coiffeur ou de la gâchette chez l’armurier, par exemple). La musique elle-même, lorsqu’il y en a, appartient au vécu.D’ailleurs la première fois qu’une chanson fait irruption sur un air de swing bien balancé, nous sommes dans le couloir du lycée et nous nous demandons bien ce qui se passe pendant les 15 longuissimes secondes où la caméra reste dans ce couloir avant d’entrer dans la salle où a lieu le cours de danse. Petit clin d’œil malicieux de M. Wiseman du haut de ses 89 ans! On se souvient alors qu’on a entendu quelques minutes auparavant les notes d’un saxophoniste débutant, alors que nous étions déjà dans ce même couloir, mais ça ne pouvait pas passer pour de la musique de film!

Wiseman joue habilement avec des longueurs de scène très variables et pourtant nous gardons l’impression d’un rythme posé, imperturbable. Un long fleuve tranquille où, tous les aspects du quotidien se vivent sur un pied d’égalité, le travail comme les loisirs, sans coup d’éclat ni anicroche. Pourtant, au fur et à mesure que s’égrène sous nos yeux la vie à Monrovia, l’entre-soi se fait de plus en plus criant. Monrovia est irrémédiablement WASP (White, Anglo-Saxon,Protestant).

Pas de minorité, ni hispanique, ni asiatique, pas même de glacier italien. On voit à peine ça et là quelques Noirs isolés comme dans la scène de la vente aux enchères ou pendant le concert au gymnase). La caméra de Wiseman s’attarde imperceptiblement sur ces personnes. Juste le temps pour nous d’enregistrer à quel point ces visages sont l’exception. Et dans la scène du mariage, une jeune femme noire chante le gospel, dans cette antique division des rôles qui accordait aux Noirs une certaine compétence pour la musique. On a peine à croire qu’une telle Amérique existe encore. Le parallélisme avec l’anachronisme des Amish passe aussi par là.

Sans parler de l’omniprésence de cette forme si particulière de religiosité, dans les multiples variantes du protestantisme américain qui imprègne tous les aspects de la vie et de la mort. Ce n’est pas pour rien que Wiseman fait intervenir un pasteur dès la quatrième minute pour expliquer à ses ouailles ce que sont «les tribulations» de la vie. La scène du mariage, édifiante elle aussi à plus d’un titre, se situe environ à la moitié du film et la dernière séquence, de loin la plus longue du film est consacrée à un prêche pendant des funérailles (autre église, autre pasteur, autre style…) et à l’enterrement au cimetière. De fait, la boucle est ainsi bouclée. Comme ces vies si bien rangées où même Indianapolis à une cinquantaine de kilomètres semble ne pas exister. Alors, New-York, Bagdad ou Paris, France , même pas la peine d’y penser!

Sur le web

Cinéaste américain né le 1er janvier 1930 à Boston, Frederick Wiseman est diplômé en droit en 1954 à la Yale Law School. Wiseman affirme dès son premier film documentaire, Titicut Follies en 1967, ses principes de base : l’absence d’interviews, de commentaire off et de musiques additionnelles. Le montage, qu’il effectue lui-même, est une étape importante du processus de création de ses films et dure en général 12 mois. Il a réalisé 42 films documentaires qui composent un portrait mosaïque de la société contemporaine, des États-Unis, de la France et de leurs institutions. Wiseman a également dirigé un film de fiction, The Last Letter, en 2002. À Paris, il a mis en scène The Belle of Amherst, pièce de William Luce sur la vie d’Emily Dickinson et deux pièces à la Comédie Française : Oh les beaux jours de Samuel Beckett et La dernière lettre, d’après un chapitre du roman de Vassili Grossman, Vie et destin. Le cinéaste a obtenu de nombreuses récompenses, parmi lesquelles figurent quatre Emmys, un Lion d’or pour l’ensemble de sa carrière au festival de Venise en 2014, ainsi qu’en 2016, un Oscar d’honneur de la part du Conseil des gouverneurs de l’académie des arts et des sciences du cinéma américain.

Frederick Wiseman a pensé qu’un film sur une petite communauté du Midwest aurait toute sa place dans la série de documentaires qu’il a déjà réalisée sur le mode de vie américain contemporain. La ville de Monrovia, dans l’Indiana, lui a paru être un bon choix, pour sa taille (1400 habitants), son emplacement (il n’a jamais tourné dans le Midwest rural) et l’intérêt des habitants pour la religion et l’agriculture. « On parle beaucoup de la vie dans les grandes villes de la côte Est et de la côte Ouest. Ce qui m’intéressait, c’était de découvrir la vie des petites villes américaines et de partager mon point de vue avec les spectateurs. » Monrovia est une ville américaine à une trentaine de minutes de voiture d’Indianapolis. Selon les données de 2016, la ville est composée à 96,3 % de blancs-américains, de 1,4% d’afro-américains, 1,2% d’hispano-américains, 0,6 % d’asio-américains et 0,5% d’autres ethnies. Frederick Wiseman a fait part de son idée de faire ce film à une amie professeure de droit. Elle lui a dit qu’elle connaissait quelqu’un qui enseignait le droit à l’Université de l’Indiana, dont la famille vivait dans la même petite ville de Monrovia depuis six générations. « Je devais justement faire une conférence à l’Université de l’Indiana. J’ai donc pris rendez-vous avec ce professeur de droit avant de quitter Boston. C’est lui qui m’a emmené à Monrovia ; il m’a présenté sa cousine, qui est la directrice des pompes funèbres de la ville. Nous nous sommes vus pour la première fois au cimetière. Elle a accepté de m’aider et c’est elle qui a organisé les rendez-vous avec le chef de la police, le président du conseil municipal, le directeur scolaire du secteur, les patrons de restaurants, et plus généralement avec tous ceux que je voulais rencontrer dans la ville.« 

Durant les neuf semaines de tournage, les habitants de Monrovia ont été accueillants, aimables et serviables. « Ils m’ont laissé voir tous les aspects de leur vie quotidienne« , se souvient Frederick Wiseman. « Une seule personne seulement n’a pas voulu être filmée. Ils étaient contents que je m’intéresse à eux et à leur façon de vivre. Ce qui m’a le plus surpris à Monrovia, c’est le manque de curiosité et d’intérêt qu’ils manifestent pour le monde extérieur à leur ville. Ils vont très rarement à Indianapolis, la plus grande ville de l’Indiana, qui n’est qu’à 30 minutes de là. Je n’ai entendu personne manifester d’intérêt pour ce qui se passe en Europe, en Asie, ou ailleurs dans le monde. Leur monde, c’est Monrovia et ce qui se passe autour. Personne ne parlait de politique, et personne ne m’a demandé ce que je pensais politiquement. Les gens parlent de leur famille, du travail, de religion, de maladies, de voitures, de matériel agricole et de leurs voisins. Lorsqu’ils sont confrontés à un problème, ils tirent des réponses, des analyses littérales de la Bible et de ses variantes fondamentalistes. Aucun scepticisme, pas de doutes.« 

« Filmer le réel, c’est se soumettre à ses caprices. Il arrive que la chance sourie pendant qu’on a l’œil collé au viseur. Des cinéastes en ont profité pour réaliser des films renversants. Mais il en va de la chose documentaire comme de la militaire, c’est dans l’adversité que se révèle la grandeur. Monrovia (Indiana), la ville, n’a pas offert à Frederick Wiseman ce à quoi le vieux (89 ans) réalisateur pouvait prétendre : une radiographie de ces Etats-Unis « rouges » (de la couleur qui désigne le Parti républicain) qui ont porté Donald Trump au pouvoir… Monrovia, Indiana, le film que Wiseman a rapporté de son séjour dans cette bourgade située à quelques dizaines de miles de la capitale de cet Etat du Midwest, Indianapolis, ne sera donc pas un de ses grands films politiques comme ont pu l’être State Legislature (2007) ou At Berkeley (2013). Mais, de manière inattendue chez un cinéaste qui a toujours fait passer la substance avant la forme, un poème élégiaque sur un monde qui lui est étranger : une succession de séquences paisibles qui égrènent les moments d’une vie en apparence harmonieuse, sûrement un peu ennuyeuse, entrecoupée de plans d’une stupéfiante beauté volés à l’horizontalité infinie de la plaine qui s’étend autour de la ville (un carrefour en plein champ évoque irrésistiblement La Mort aux trousses, de Hitchcock, sauf qu’on attendra toujours Cary Grant et l’avion). Rien qui fasse couler l’adrénaline, mais une patience et une exigence qui finissent par produire autant de pensée et d’émotion que la dissection politique à laquelle on aurait pu s’attendre…» (lemonde.fr)

« Avec Monrovia, Indiana, Frederick Wiseman filme en ethnographe une partie de son pays,une tranche de vie calme mais toujours plus repliée sur elle-même.Toujours aussi impressionniste, Monrovia, Indiana propose sans jamais être ennuyeux une radiographie d’instants particuliers ou anonymes des habitants de la petite ville : un repas au restaurant, un enterrement, une rencontre fortuite dans un café, des réunions au conseil municipal, etc. Appliquant strictement les principes de base de son acte filmique, mis en scène dès son premier documentaire, Titicut Follies en 1967, il va faire de Monrovia, Indiana une sorte de point d’acmé de son style, sans interviews, sans commentaires off, sans musiques additionnelles et semblable à l’idée qu’on se fait des documentaires qui filment des indigènes aux mœurs inconnues. Après la prise de rushs, tout le travail est ensuite complété au montage qui peut durer, comme c’est le cas pour ce dernier film, plus de douze mois…

La vie à Monrovia serait-elle alors un long fleuve tranquille ? Il semblerait que oui, si l’on regarde ce film absolument passionnant qui ne juge absolument personne et nous donne une sorte de portrait vivant de tous les moindres événements de la vie de ces gens dont on ne pourra qu’admirer le sens de la démocratie, le calme et la sérénité que ce soit dans leur vie quotidienne ou leurs échanges, rarement culturels, mais édifiants sur le plan ethnologique. Le film est d’ailleurs construit comme le déroulement de la vie avec la naissance puis la mort, ponctuée d’actes plus ou moins fondateurs comme la manducation, la chasse, la récolte, la mort et la fête. On ne sent ni animosité, ni curiosité, mais comme une bienveillance neutre dans les images magnifiques que nous propose Frederick Wiseman. »(iletaitunefoislecinema.com)

«…La captation sensible de Frederick Wiseman, sa célébration du quotidien révélé par de multiples détails alimentent le sentiment de réel. Il contourne la narration par un assemblage d’éléments qui permettra d’échafauder un récit de la réalité. Partout où il porte sa caméra vagabonde, son effacement de cinéaste, le rythme et ses agencements composent une polyphonie. Les habitants de Monrovia nous apparaissent sous ce même regard, qui ne juge pas, mais s’impose en toute situation les exigences de la justesse. Comme dans  At Berkeley ou encore Ex Libris, New York Public Library, Frederick Wiseman ménage de vastes espaces aux lieux de réunions, de délibérations collectives des décisions. La ville cherche son équilibre entre préservation des traditions chargées des valeurs proclamées des États-Unis, « Foi, Famille, Pays », et une expansion plus ou moins bien vécue. Expansion urbaine des lotissements, accueillir de nouveaux résidents ou s’en défendre, les voix des débatteurs absorbent notre attention. Les croisements d’arguments nous parviennent selon des modalités cinématographiques qui déroutent le spectateur de ses idées toutes faites. Une loge maçonnique, l’unique pizzeria qui livre à domicile, les rituels du barbier, de l’école, des cérémonies de mariages et d’obsèques, le territoire déploie ses modes de vie. On épand des engrais ammoniaqués sur les cultures. La carte dévoile ses facettes. Wiseman fait la part belle aux métaphores, découpe un ciel bleu, prélève l’envol d’un ruban parti se promener entre les tombes. La cascade des grains de céréales confine à l’abstraction. Le grand paysage surgit en épiphanies sensorielles. La générosité du regard, sa poésie embrasse l’existence, le comique et le tragique, la banalité. On sait ce que génère aux États-Unis le port d’armes. La visite de l’armurerie de Monrovia nous éloigne des fracas et fractures. Auprès de l’armurier placide, de ses clients familiers, les distances s’ajustent. Wiseman nous aide à penser, précieux cadeau. Un couple de mariés se voit remettre deux croix qui s’épousent. Celle de l’homme trace une ferme quadrature. Celle de la femme, toute de volutes ornementées, viendra s’encastrer sous cet abri, gage d’éternelle félicité. Des citoyens se – dévouent à la recherche ardue du bien commun dans cette bourgade que les administrations négligent, emblématique pourtant des valeurs – pionnières professées. Wiseman modifie la linéarité du temps. Il la transforme en intermittences de durées variables telles que son montage en mosaïque la recompose au terme de ses connexions et associations. Une longue et riche séquence couvre l’oraison funèbre de Shirley par un pasteur digne d’un acteur de Frank Capra. Le film accomplit la circularité du cycle de la vie. La fin n’est pas un achèvement. À suivre. » (humanite.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

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Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury). Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.

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