Vendredi 26 Avril 2013 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Pablo Larraín – Chili – 2013 – 1h57 – vostf
Chili, 1988. Lorsque le dictateur chilien Augusto Pinochet, face à la pression internationale, consent à organiser un référendum sur sa présidence, les dirigeants de l’opposition persuadent un jeune et brillant publicitaire, René Saavedra, de concevoir leur campagne. Avec peu de moyens, mais des méthodes innovantes, Saavedra et son équipe construisent un plan audacieux pour libérer le pays de l’oppression, malgré la surveillance constante des hommes de Pinochet.
Notre article
Par Bruno Precioso
« Win, the yes needs the no to win. Against the no. » (J.P. Raffarin, campagne du referendum sur le traité constitutionnel de l’Union européenne)
Le parcours et la vie du jeune cinéaste Pablo Larraín (né en 1976 à Santiago) confèrent à son dernier film, No, une dimension personnelle importante. Personnelle mais pas autobiographique, et pour cause. Le cinéaste chilien n’a pas connu ce 11 septembre 1973 dont l’ombre hante tous ses longs métrages, et comme son héros René il contacte à la fois un univers artistique (scénariste et réalisateur) et un langage marqué politiquement et culturellement (publicitaire). Il ajoute à ces modes d’expression une connaissance de l’univers de l’argent en qualité de producteur. Il faut dire qu’au contraire de René Saavedra, Pablo Larraín est issu d’une famille marquée très à droite, son père ayant participé à la rédaction de la constitution chilienne d’après le coup d’état et obtenu le mandat de sénateur sous l’étiquette de l’UDI dont le dirigeant Jaime Guzmán, un ami proche, écrivait les discours du général Pinochet.
Sans doute cet héritage pèse-t-il lourd dans le désir chez Pablo Larraín de réaliser une trilogie auscultant le Chili de Pinochet. Dans ce projet, No est un objet filmique qui semble tourner le dos aux plus torturés et labyrinthiques Tony Manero (2008) et surtout Santiago 73 Post Mortem (2010), chroniques d’une régime générateur d’angoisses et de désordres psychiques, dont les personnages principaux, ici un psychopathe, là un dépressif, plongeaient dans l’abjection, à l’image de ce qu’a connu la société chilienne au cours des années les plus noires de la dictature, période dont les plaies restent béantes en l’absence de réponse judiciaire. Le cinéma se glisse dans cet espace : « Santiago 73, Post Mortem parle des origines de la dictature, Tony Manero de son époque la plus violente, et No de sa fin. Peut-être que ce qui m’intéresse le plus, c’est de faire le bilan, de revisiter l’imaginaire de la violence, de la destruction morale et de la distorsion idéologique, pas pour la comprendre, mais pour dire qu’elle a existé. Peut-être qu’avec le temps les films donneront un regard sur une période pleine de labyrinthes sombres et tristes, de joies maladroites et souvent forcées. » Sortir du panorama cinématographique du cauchemar Pinochet supposait évidemment une parole politique, puisque Larraín écrivait lui-même en 2008 que le Chili « est resté presque vingt ans sans espace d’expression artistique, (…) la droite au Chili et dans le monde entier n’ayant guère d’appétit pour la culture – ce qui relève probablement de la méconnaissance qu’elle en a. » Politique et artistique comme les deux faces d’une même pièce, dont le personnage de René Saavedra serait l’incarnation intuitive.
Avec le ‘‘Non’’ je positive !
Le sujet de No est bien sûr historique ; il s’agit d’un moment-charnière de l’histoire du Chili, et plus largement de la démocratie latino-américaine. La dictature en place depuis quinze ans organise un référendum sur la poursuite de « l’expérience politique » que constitue le régime de Pinochet, référendum prévu dès l’origine dans la constitution du 11 septembre 1980. Ce référendum, qui eut lieu le 5 octobre 1988, quand Larraín n’avait que 12 ans, offre une issue heureuse qui donne au réalisateur l’occasion de sa première oeuvre « positive » – du moins pourrait-on l’imaginer ainsi. Car le projet est double : d’une part la narration de la campagne référendaire comme une épopée politique vécue au premier degré par des Chiliens dont l’histoire nationale en fut effectivement transformée radicalement ; d’autre part une réflexion sur le politique nourrie du recul qu’offrent vingt-cinq années écoulées depuis le référendum. Le désir premier est d’être de plain-pied avec l’énergie de cette campagne, d’où le ton particulier, souvent drôle (quoique l’amertume soit palpable), galvanisant, d’un film qui illustre le pari de l’intelligence collective, pose la primauté de la communauté et de l’humour, définit l’avenir comme enjeu unique de l’effort collectif. Le film ne rapporte pas une lutte ‘‘réelle’’ menée par la gauche contre le vieux dictateur, il n’a jamais été question de livrer un pamphlet ; la minutie de l’enquête, l’importance de la reconstitution historique sont proches du documentaire en termes d’exigences mais il s’est toujours agit de réaliser « une fiction au présent. »
Pour produire une immersion dans l’effervescence du moment, Larraín considère évidemment ne pas pouvoir faire l’impasse sur les archives de la campagne télévisée. Mais il ne s’agit pas de les intégrer simplement, tant certaines images prévues dès le départ organisent elles-mêmes la narration. La structure fut donc pensée dès l’écriture de manière très claire autour de séquences d’archives, la fiction venant dans un second temps pour compléter le dispositif dramaturgique. «Nous évitons ainsi la perception d’un matériau d’époque en créant un hybride, de temps, d’espace et de matériel, généré grâce à des caméras à tube Ikegami de 1983. Le format presque carré en 4:3, et ce choix unique dans la technique audiovisuelle de réaliser ce film avec des caméras vidéo analogiques sont aussi une manière de résister à l’hégémonie esthétique du HD. »
« Le spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (Guy Debord, La Société du spectacle, thèse 4).
Le propos de Pablo Larraín est sans ambiguïté : No raconte avant tout une victoire. C’est à cet état d’esprit que le film obéit, mettant en scène un ‘‘commando’’ capable de renverser le dictateur. Si l’histoire contient des éléments plus troubles, elle porte d’abord cette lumière dans l’esprit du réalisateur. L’inspiration initiale, une courte pièce jamais montée d’Antonio Skármeta (auteur déjà de Ardiente paciencia qui avait fourni à Michael Radford l’argument de son Postino) faisait le pari d’une intense focalisation dans le personnage central, un publicitaire qui incarnait à lui seul les enjeux d’une fin de règne. Le scénario de Pedro Peirano a conservé cet angle et s’est nourri de trois ans d’enquête, de rencontres avec les protagonistes de la campagne du non dont beaucoup tournent dans le film. Le personnage de René Saavedra réunit les deux publicitaires qui ont dirigé la campagne du non, Eugenio García et Jose Manuel Salcedo que Pablo Larraín s’amuse à faire figurer comme acteurs dans le « mauvais camp », en posture de censeur de la télévision ou à la table du conseil des ministres de Pinochet…
Si le film affiche d’abord des apparences optimistes, No étend des zones d’ombres sous les projecteurs et la surexposition lumineuse propre à l’esthétique publicitaire, qui relègue dans l’oubli collectif les victimes de la répression et les exactions commises par les militaires. L’utopie politique cède le pas au mirage publicitaire, et c’est à la construction d’un spectacle du bonheur qu’adhère le peuple chilien en manque de liberté.
Les luttes souterraines dans le camp du pouvoir, qui expliquent au moins autant que le génie publicitaire la chute de la dictature, percent sous les traits du général Fernando Matthei dont le rôle simplement suggéré suffit au spectateur attentif pour comprendre que sous la surface s’agite l’histoire en profondeur. Cette histoire prend ici le temps d’un film les traits de René-Gael García Bernal, et se poursuit au-delà de lui comme les forces sociales, culturelles et économiques en jeu qui le dépassent de beaucoup. « René Saavedra est un enfant du système néolibéral impulsé par Pinochet. C’est pour cela qu’il est intéressant que ce soit lui, avec les mêmes outils idéologiques que ceux mis en place par la dictature, qui se charge de mettre Pinochet en déroute. (…) Pour moi, la campagne du Non est la première étape de la consolidation du capitalisme comme unique système possible au Chili. Ce n’est pas une métaphore, c’est directement cela, de la publicité pure et dure, amenée à la politique. (…) Le “non” a gagné, Pinochet est parti, mais le regard porté sur les faits est celui de 2012. Pour que Pinochet parte, il a fallu négocier, jouer avec ses propres règles. Il a fallu accepter qu’il meure millionnaire et libre, que des gens ayant violé des droits de l’homme puissent circuler librement. Il n’y a pas eu de justice, en fin de compte. Le capitalisme instauré par Pinochet est resté. Sa constitution, son système électoral et son imaginaire régissent, aujourd’hui encore, le pays. »
Dix ans avant le coup d’état de Pinochet, Herbert Marcuse en appelle à une ‘‘négation intégrale’’ face aux formes de contrôle à l’oeuvre les sociétés industrielles avancées… et achève son Homme unidimensionnel par un chapitre intitulé La catastrophe de la libération. « Libérer l’imagination afin que lui soient donnés ses pleins moyens d’expression présuppose de réprimer une grande part de ce qui est présentement libre dans la société répressive. Un tel renversement n’est pas un problème de psychologie ni de morale, c’est un problème politique : comment les individus administrés peuvent-ils se libérer à la fois d’eux-mêmes et de leurs maîtres ? Comment peut-on penser que le cercle vicieux sera brisé ? »
Sur le web
Pablo Larraín a grandi dans une famille très investie politiquement : son père, ancien opposant de Pinochet, est un sénateur et une figure importante de la droite chilienne, tandis que sa mère est une ancienne ministre. Pablo, âgé de 12 ans lors du plébiscite, a été marqué par la simplicité de la campagne télévisuelle dont personne n’imaginait qu’elle changerait la destinée du pays.
No est le quatrième long métrage de Pablo Larraín, après Fuga en 2005, Tony Manero en 2008, Santiago 73, Post Mortem en 2010, et s’inscrit comme la fin d’une sorte de trilogie initiée par les deux derniers films du réalisateur, qui déclare : »Santiago 73, Post Mortem parle des origines de la dictature, Tony Manero de son époque la plus violente, et No de sa fin. Peut-être que ce qui m’intéresse le plus, c’est de faire le bilan, de revisiter l’imaginaire de la violence, de la destruction morale et de la distorsion idéologique, pas pour la comprendre, mais pour dire qu’elle a existé.«
No raconte comment le dictateur Augusto Pinochet a été contraint de quitter le pouvoir après un référendum démocratique : un exemple unique dans l’histoire mondiale récente.
C’est la troisième fois que l’acteur Alfredo Castro tourne pour Pablo Larraín. Dans Santiago 73, Post Mortem, il était employé dans une morgue et dans Tony Manero, il était fasciné par le personnage de John Travolta de La Fièvre du samedi soir. Ce n’est pas la première fois que Gael García Bernal joue le rôle d’un homme qui influence la destinée de tout un pays : il a déjà incarné Ernesto ‘Che’ Guevara dans Carnets de voyage, réalisé par Walter Salles en 2004. Avant le tournage de No, Pablo Larraín craignait que Gael García Bernal ne puisse gommer son accent mexicain, ce qui aurait nui à la crédibilité du film (il joue un personnage chilien). L’acteur a refusé toute aide d’un coach et s’est présenté le premier jour du tournage avec un accent chilien parfait, ce qui a grandement impressionné le réalisateur.
Pablo Larraín a tourné avec quatre caméras datant des années 80, rassemblées spécialement pour le tournage, afin de donner à son film la même esthétique que celle d’un film d’époque. Le réalisateur souhaitait faciliter le mélange entre les images d’archives et les images tournées pour garder le spectateur totalement immergé dans l’œuvre, tout en montrant sa résistance face au format HD : « Nous évitons ainsi la perception d’un matériau « d’époque » en créant un hybride, de temps, d’espace et de matériel« , explique Larrain. Dans un souci de réalisme et d’authenticité, Pablo Larraín a intégré dans No des spots publicitaires et jingles de l’époque, ainsi que des acteurs, chanteurs et danseurs ayant réellement participé à la campagne pour le « non » en 1988.
En plus de se baser sur des faits réels, No a également été inspiré par la pièce jamais publiée Référendum de l’écrivain chilien Antonio Skarmeta, écrite en exil après la prise de pouvoir de Pinochet. Une autre de ses œuvres, Une ardente patience, avait déjà été portée à l’écran par Michael Radford dans Le Facteur (1994).
Pablo Larraín s’est intéressé au publicitaire René Saavedra car il permet de montrer l’ambiguïté de la dictature mise en place par Augusto Pinochet au Chili, renversée par son propre système : « René Saavedra est un enfant du système néolibéral impulsé par Pinochet« , explique le réalisateur, en poursuivant : « C’est pour cela qu’il est intéressant que ce soit lui, avec les mêmes outils idéologiques que ceux mis en place par la dictature, qui se charge de mettre Pinochet en déroute. Il le fait en inventant une campagne publicitaire remplie de symbolismes et d’objectifs politiques, qui en apparence sont seulement une stratégie de communication, mais qui en réalité cachent le devenir d’un pays« . Ce personnage, incarné par Gael García Bernal, est ainsi construit comme une métaphore de l’histoire du Chili de la fin des années 80.
No a déjà été primé à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes 2012. Longuement applaudi lors de la projection, le film est le plus grand succès critique de Pablo Larraín à ce jour. No représente le Chili aux Oscars 2013, dans la catégorie du Meilleur film étranger.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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