Nostalgie de la lumière



Lundi 21 mars 2016 à 20h30 – 14ième Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Patricio Guzman  – Chili – 2010 – 1h30 – vostf

Au Chili, à trois mille mètres d’altitude, les astronomes venus du monde entier se rassemblent dans le désert d’Atacama pour observer les étoiles. Car la transparence du ciel est telle qu’elle permet de regarder jusqu’aux confins de l’univers. C’est aussi un lieu où la sécheresse du sol conserve intacts les restes humains : ceux des momies, des explorateurs et des mineurs. Mais aussi, les ossements des prisonniers politiques de la dictature. Tandis que les astronomes scrutent les galaxies les plus éloignées en quête d’une probable vie extraterrestre, au pied des observatoires, des femmes remuent les pierres, à la recherche de leurs parents disparu …

Notre article

par Bruno Precioso

« Je levais les yeux. Contempler le ciel, qui n’est pas vivant, pour tout ce qui est vivant, c’est contempler le seul aïeul. » Ces mots issus des Ombres errantes de Pascal Quignard pourraient avoir été choisis par Patricio Guzmán pour servir de dédicace à son 14ème long-métrage auquel ils semblent secrètement destinés ; 8 ans séparent les Ombres de Quignard des images de Guzmán, qui leur offrent un corps de hasard. Le rapprochement du romancier et du cinéaste est improbable, convenons-en. Mais lorsque le Chilien réalise sa Bataille du Chili, trilogie inaugurale (1974-1979) tournée sur le vif en compagnie de Chris Marker, et dans laquelle il dissèque la chute du gouvernement socialiste de Salvador Allende, qui eût cru le retrouver 30 ans plus tard occupé à filmer des télescopes géants dans le désert d’Atacama ? Nostalgie de la lumière de prime abord paraît marquer une rupture dans l’oeuvre d’un documentariste invariablement préoccupé par l’histoire chaotique de son pays ; ses 2 précédents documentaires d’ailleurs entretenaient la fidélité de l’exilé politique à travers les deux portraits contrastés des figures adverses, Le cas Pinochet (2001) puis Salvador Allende (2004). Le portrait auquel s’attèle le cinéaste pourtant ne se détourne qu’un instant de la voie tracée quoiqu’il déconcerte d’abord, puisque c’est celui d’un désert.

Un cinéaste au désert

L’oeuvre de Patricio Guzmán s’est en effet toujours confondue avec son pays, corps et histoire ; malgré le détour, aride en apparence, Nostalgie de la lumière ne fait pas exception, qui se penche sur ce territoire si crucial dans son dénuement. L’Atacama, 100.000 km² de cuivre et de fer, d’or et d’argent, de salpêtre et de nitrates exploités dès longtemps et origine de guerres régionales, est évoqué par le Canto General de Pablo Neruda et occupe le coeur de la stratégie économique de l’Unidad popular d’Allende, qui se heurte aux grèves de mineurs du cuivre de l’Atacama nationalisé. Pour Guzmán, surpris en plein tournage par le coup d’état de 1973 avant d’être arrêté le 16 septembre, puis expulsé grâce à une mobilisation de ses camarades de promotion de l’Ecole de cinéma de Madrid dont il est sorti diplômé 4 ans plus tôt, le cinéma devient donc pour 15 ans affaire d’exil et de politique. Affaire de mémoire aussi.

De fait, l’enquête qu’il conduit dans le désert d’Atacama ne saurait se contenter du présent, et si sa passion pour l’astrophysique est sincère le cinéaste est à l’affût de la densité des voies qui se croisent, des époques qui se recoupent, des quêtes qui se rencontrent dans ce désert décidément bien plein.
Ce qui se joue dans ce désert a effectivement à voir avec la nostalgie, cette « douleur du retour » incarnée depuis 2000 ans par Ulysse le ‘‘héros du long retour’’ égaré en chemin dans un entre-temps immobile en apparence, mais dont il faudra bien constater l’écoulement à la fin du voyage – si fin il y a. Il importe en effet de chercher pour retrouver les traces dans un pays où l’oubli est la règle, car « ceux qui ont de la mémoire peuvent vivre dans le fragile temps présent, ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part. » affirme le cinéaste. La quête de la mémoire – qu’il faut guetter avec patience tant elle est largement ignorée – finit par laisser émerger, comme surgis du sol stérile, ‘‘autochtones’’ au sens propre, tout un peuple disparate et solidaire, des bribes d’humanité accrochées à recomposer de communs lambeaux d’histoire, à cartographier une géographie du naufrage que beaucoup préfèrent oublier, à percer sur Terre le reflet des trous noirs que scrutent les télescopent voisins.

« Nous savons tous les deux que le monde sommeille par manque d’imprudence. » (J. Brel, Jojo)

Pour un cinéaste dont la notoriété repose sur le fait d’avoir réalisé des documentaires politiques – et donc supposé s’en tenir à ce registre exclusif et immédiat – projeter de travailler sur les étoiles est pour le moins déconcertant, plus simplement paralysant pour les distributeurs : « J’ai déjà réalisé de nombreux films. Pourtant j’essuie encore de nombreux refus… c’est un peu comme si j’avais toujours 18 ans. L’avantage, c’est que je me sens plus jeune ! » Sans que la chose constitue véritablement une surprise pour le réalisateur lui-même, c’est sa femme qui a assuré une production dont nul ne voulait. Il est vrai que le travail est assez éloigné des canons habituels du documentaire, puisque Guzmán écrit par avance son ‘‘scénario imaginaire’’, sans pour autant se priver de l’improvisation qu’inspire le terrain. Pour sa Nostalgie par exemple, le travail préparatoire a duré 5 ans de rencontres, de réajustements, de repérages… Le temps nécessaire pour une oeuvre véritablement personnelle, vue par à peine 6000 Chiliens et 15 fois plus de Français, attendant d’être ressaisie et prolongée.

Quelques 60 ans avant le film de Patricio Guzmán, le poète offre au Chili son ample Chant général une voix qui ramasse l’identité de l’Amérique latine. S’adressant un moment au désert, il le renvoie vers son propre visage de vide où repose le secret sous le sable. Mais Pablo Neruda nomme surtout les liens oubliés du désert à l’océan, ce deuxième territoire de l’absence et de l’enfouissement dont Patricio Guzmán choisira de faire le lieu de son dernier film, Le bouton de nacre.

« Ô, mère de l’océan, qui produit le jaspe dur, la silice dorée :
Sur ta peau, pure peau de pain, loin des arbres de la forêt,
Il n’y a rien hormis tes lignes de secret,
Rien si ce n’est ton front de sable,
Rien si ce n’est les nuits et les journées de l’homme. »
(P. Neruda, Atacama, Canto general)

Sur le web

Sous son air de documentaire astrologique et métaphysique se cache une critique du régime d’Augusto Pinochet qui a laissé le Chili meurtri après sa chute. Un thème fort au centre de la filmographie du réalisateur. Le film se déroule dans le désert d’Atacama, au Chili, pays d’origine du réalisateur. Il explique: « En vérité, je ne voulais pas faire une « description du désert ». Je voulais trouver des éléments nouveaux pour reparler du passé. C’est ainsi que je me suis concentré sur les observatoires astronomiques. J’ai une passion pour l’astronomie depuis l’adolescence. » Il aura fallu quatre années au réalisateur pour mener à bien son projet.

…C’est depuis l’exil que Patricio Guzmán se consacre à ce patient travail de mémoire. Il quitte en effet le Chili juste après le coup d’Etat et après avoir séjourné à Cuba puis en Espagne, il s’établit finalement en France, où il vit aujourd’hui. Même s’il retourne fréquemment au Chili, où il a réalisé la majorité de ses documentaires, il porte donc un regard extérieur sur son pays, celui de l’exilé toujours marqué par le déracinement forcé qu’il a subi mais aussi obsédé par une quête mémorielle à la fois personnelle et collective…Patricio Guzmán accompagne les images de son documentaire par ses commentaires en voix off, sur un ton calme et un rythme lent, et il dévoile ainsi au spectateur le fil de ses pensées. Convaincu que tout documentaire est imprégné de subjectivité, il s’applique dans l’introduction du film à nous exposer les raisons qui l’ont motivé à mener à bien ce projet personnel. La question de la nostalgie, présente dans le titre, apparaît alors comme essentielle. C’est tout à la fois la nostalgie d’une époque révolue qui est évoquée ici, celle de l’enfance et de l’entrée dans l’âge adulte, mais aussi le regret mélancolique d’un passé porteur de rêves et d’idéaux incarnés par le gouvernement d’Unité Populaire de Salvador  Allende…Patricio Guzmán se décrit lui-même comme un être nostalgique, dont la mémoire est douloureuse. En effet, la « douleur du retour » évoquée par l’étymologie du mot « nostalgie » traduit le retour impossible au pays qui provoque le « mal du pays » chez celui qui en souffre, mais elle dit aussi le souvenir douloureux d’un passé qui ne reviendra plus. Or dans ce film, Patricio Guzmán semble avoir trouvé le moyen de sublimer cette douleur en abordant le délicat sujet de la mémoire par le biais de l’observation astronomique…En posant les questions suivantes : « Comment dire que le Chili est le centre astronomique le plus important du monde, alors que 60% des assassinats perpétrés par la dictature restent non élucidés ? Comment est-il possible que les astronomes chiliens observent des étoiles qui sont à des millions d’années-lumière tandis que les enfants ne peuvent lire dans leurs manuels scolaires les événements qui se sont déroulés au Chili il y a à peine 30 ans ? », Patricio Guzmán souligne les contradictions d’un pays qui « a mis son passé récent sous cloche », alors qu’il s’investit pleinement dans l’observation astronomique destinée à percer les énigmes du passé lointain de l’univers. Par là-même, il met en évidence un problème d’échelle  temporelle : quelle est la bonne distance pour observer notre passé ? A travers ce film, Patricio Guzmán tente de répondre à cette question tout en s’interrogeant sur son propre rôle en tant que documentariste qui doit lui aussi trouver la bonne distance pour traiter son sujet, à savoir ici le problème de la mémoire, de l’oubli, de l’impunité dans un pays qui peine à affronter son passé dictatorial…Patricio Guzmán s’attache à montrer que la mémoire est essentielle à notre survie. Les personnages qui témoignent dans le film sont d’ailleurs tous des porteurs de mémoire, soit qu’ils transmettent l’histoire qu’ils ont vécue, comme Luís, l’ex-prisonnier politique du camp de Chacabuco ou bien Miguel, l’architecte, lui aussi prisonnier, qui a su dessiner de mémoire avec une extrême précision les camps où il a été interné, soit qu’ils mènent des investigations scientifiques pour dévoiler le passé de cette région…Enfin les femmes qui cherchent leurs disparus témoignent aussi avec beaucoup d’émotion du besoin qu’elles ont de faire la lumière sur ce passé qui les tourmente. Par ses commentaires, Patricio Guzmán souligne la valeur métaphorique de chacun de ces témoignages. Ainsi, il évoque le cas de Miguel, « l’architecte de la mémoire » : « Miguel et sa femme sont pour moi comme une métaphore du Chili. Lui est le souvenir, tandis qu’Anita est l’oubli à cause de la maladie d’Alzheimer…» Tout est donc question de perspective dans ce film par lequel Patricio Guzmán bouscule les codes du genre documentaire. En pariant sur l’esthétique, la métaphysique et la poésie de son film, il renouvelle sa filmographie et propose de placer le langage poétique au cœur de sa création. Le regard différent qu’il pose sur son pays, en tant qu’exilé, se traduit dans la vision métaphorique du réel, qui permet de prendre de la distance avec le sujet traité tout en renforçant son propos sur la question de la mémoire au Chili. En tant qu’exilé, Patricio Guzmán sait ce que signifie « vivre nulle part » et il est évidemment sensible à la question du déracinement dont il a fait l’expérience. Sa quête mémorielle est donc vitale à sa survie mais aussi à celle de son pays tout entier s’il veut aborder l’avenir dans la sérénité. Car nier son passé reviendrait pour le Chili à sombrer dans les trous noirs de notre galaxie, à se dématérialiser pour finalement disparaître.(Catherine Pergoux-Baeza, 2012, « L’exil ou la question de la distance dans le documentaire Nostalgie de la lumière de Patricio Guzmán », in Revue Numérique Quaina, N°3).

Nostalgie de la lumière est le sixième film du réalisateur Patricio Guzmán dont la carrière s’étale sur trente-sept années. Nostalgie de la lumière est le troisième film que le réalisateur Patricio Guzmán présente au Festival de Cannes, après Le Cas Pinochet (2001) et Salvador Allende (2004). Nostalgie de la lumière a été présenté en séance spéciale hors compétition au Festival de Cannes 2010.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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