Mardi 26 février 2019 à 20h30 – 17ième Festival
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Mikio Naruse, Japon, 1967, 1h47, vostf
Film tourné dans les Studios de la Toho (Tokyo)
Yumiko Eda et son mari Hiroshi se préparent à partir vivre aux Etats-Unis. Dans quelques mois, la jeune femme enceinte donnera naissance à leur premier enfant. Mais Hiroshi, renversé par une voiture, meurt subitement. Rongé par le remords, Shiro Mishima, le responsable de l’accident, décide de verser une pension à la jeune veuve et de maintenir le contact avec elle…
Notre article
Par Philippe Serve
L’histoire est connue de toutes et de tous. En 1868, le Japon et son Empereur-dieu vivant mettent fin à deux siècles de splendide isolement et se rouvrent au reste du monde, inaugurant du même coup l’ère Meiji, à laquelle succèderont les ères Taishō (1912-1926), puis Showa (1926-1989). Moins de quatre décennies plus tard (1904), un jeune lieutenant de la marine des États-Unis en escale à Nagasaki séduit sans mal et épouse par amusement une adolescente nippone de 15 ans, Cio-Cio-San, autrement dit Madame Butterfly (Madame Papillon). L’amour que porte cette jeune Japonaise à l’homme dont elle se retrouve porteuse d’un enfant alors qu’il retourne dans ses terres natales, est aussi pure qu’intense. L’attente de son retour prend fin lorsqu’il revient effectivement trois ans plus tard au pays du soleil levant accompagné de son épouse américaine, la douce Cio-Cio-San découvrant alors le goût de la trahison et de l’humiliation. Elle y met un terme par jigai, le suicide en se poignardant… Bien sûr, tout cela relève de la fiction la plus romanesque et – élément déterminant – du génie musical de Giacomo Puccini. Mais on peut voir dans cet opéra, l’un des plus universellement populaires, l’annonce prophétique de ce qui deviendra l’un des traits caractéristiques du Japon moderne, à savoir une fascination toujours déçue pour les États-Unis que la guerre les opposant durant quatre ans, entre Pearl Harbour et le double massacre nucléaire d’Hiroshima et Nagasaki, ne fera que mettre entre parenthèses. Et le cinéma japonais, qui se développe à l’époque de la création de l’opéra de Puccini, en est le plus bel exemple. C’est en effet en copie conforme du système hollywoodien que les compagnies cinématographiques nippones se forment, produisant, distribuant et exploitant eux-mêmes leurs films, système centré autour d’un nombre réduit de majors, à savoir des firmes dominantes.
C’est la compagnie Shôchiku qui pose les fondations du système. Originellement destinée au théâtre populaire Kabuki, elle se dédie au cinéma à partir de 1920 lorsque celui-ci s’avère aussi une possible source de profits. Situé à Kamata, dans la périphérie de Tôkyô, le studio adapte fidèlement le modèle de production hollywoodien avec son star système et son propre circuit de distribution, n’hésitant pas à envoyer ses managers étudier de près la machine à bâtir les rêves dans la cité des anges. Mais tout en imitant le grand frère yankee, le cinéma japonais en construction n’oublie pas de développer déjà sa propre originalité, dans la plus pure tradition nippone d’assimilation-digestion des influences étrangères depuis le début de l’ère Meiji. Le cinéma japonais de l’ère des studios (de 1920 aux années 1970) ne peut se comprendre et s’apprécier sans, d’un côté, le poser en comparaison systématique avec le cinéma hollywoodien (mais aussi européen) et sans, de l’autre, mettre en exergue son caractère unique, celui d’un mode esthétique fonctionnant selon ses propres codes, ceux-ci dérivant de la culture et des traditions nationales.
Ainsi, le cinéma japonais des premiers temps allie une technologie étrangère, occidentale, à des préoccupations locales, nationales et contemporaines. Bien sûr, il n’a pas débuté avec la Shôchiku, mais dès 1889 avec la production de scènes de vues de quartiers de Tôkyô ou de danses de geishas, accompagnées par les commentaires des benshi (qui officièrent avec une extraordinaire popularité durant toute l’ère du muet). Puis vint le temps des films mettant en scène des pièces de kabuki ou de shinpa (théâtre moderne), de combats de sumo, de documentaires de guerre (le conflit victorieux contre la Russie, 1904-1905). Avant même que la Shôchiku n’impose son modèle cinématographique, économique et industriel au reste du pays, d’autres compagnies s’étaient formées, telle que la Nikkatsu, sa plus grande rivale, résultat d’une fusion en 1912 de quatre compagnies d’importation et de distribution de films étrangers. À la fin de 1920, cinq grandes compagnies sont en compétition, elles passeront à six lors du second âge d’or dans les années 50, les quatre autres étant Toho, Daiei, Shintoho et Toei (427 films à eux six en 1955, contre 6 à toutes les autres petites compagnies existantes alors !) Le principe hollywoodien est le même pour toutes : réalisateurs, acteurs, techniciens sous contrats, auto-distribution dans leur propre circuit de salles. Le 1er septembre 1923, survint le grand tremblement de terre du Kantō qui, outre ses 200 000 morts, dévasta les infrastructures de villes comme Yokohama et Tôkyô, rasant plus de 570 000 maisons, dont les studios de cinéma… à l’exception de ceux de la Shôchiku. Cette dernière fut par conséquent la seule à demeurer dans la capitale nippone, les autres se relocalisant ailleurs. Dans les années 1920 et 1930, la Shôchiku et, par extension, Tôkyô devinrent synonyme de gendaigeki (films contemporains), alors que les jidaigeki (films en costumes préMeiji et dont les chambara, films de sabre ou de samouraï, constituent un sous-groupe) étaient tournés par les compagnies extérieures à la capitale. Du même coup, les studios de la Shôchiku s’avérèrent le foyer principal de la production cinématographique moderne et centre culturel de la modernité japonaise elle-même. Son réalisateur vedette dans les années 1930 est Yasujiro Ozu, rejoint en 1939 par Kenji Mizoguchi. Mikio Naruse y débute (1930-1934) avant de passer à la T.C.L. (qui deviendra la Toho en 1937). Plus tard encore, le premier film en couleurs japonais (procédé Fujicolor) y est tourné (Le retour de Carmen, Keisuke Kinoshita, 1951). Les années 50 offrent un deuxième âge d’or du cinéma nippon, le premier à l’international, marqué par les chefs d’œuvre à répétition d’Ozu (Shochiku), Mizoguchi (Daei), Naruse et Kurosawa (Toho) notamment. La Nikkatsu, dont les studios retrouvent Tôkyô dans les années 30, passe un accord avec la Toho et distribue directement ses films dans les salles de cette dernière, avant d’être absorbée de force en 1942 par la nouvelle compagnie Daiei. Mais elle réapparaît en tant que telle en 1954, connaissant elle aussi un nouvel âge d’or, grâce à des films signés Kon Ichikawa et, un peu plus tard, Shohei Immamura. L’irruption au tout début des années 60 des cinéastes rebelles et contestataires de la Nouvelle Vague japonaise (Nagisa Oshima, Yoshihige Yoshida, Masahiro Shinoda…), beaucoup plus politisée et à gauche que la française, « apolitique de droite » – bouleverse tout et sème les graines d’un processus d’indépendance qui aboutira à la mort progressive, puis à la disparition du système des studios à la fin des années 1970… là encore en parallèle à celle de son modèle hollywoodien, vaincu par l’apparition du Nouvel Hollywood, celui des Spielberg, Coppola et autres Cimino…
Sur le web
Nuage épars est l’ultime film de Mikio Naruse, que le cinéaste japonais a réalisé deux ans avant sa mort.
La filmographie impressionnante de Mikio Naruse n’a été découverte que tardivement en Occident, à l’occasion de rétrospectives dans les années 80 (soit plus de dix ans après sa mort). Il est aujourd’hui considéré comme l’un des maîtres du cinéma japonais aux côtés de Kurosawa, Ozu et Mizoguchi.
Le style de Mikio Naruse se jouait principalement pendant la phase de montage de ses films. Durant le tournage, il laissait ses acteurs jouer sans véritablement les diriger ou leur donner d’instructions.
Nuages épars fait suite à Nuages d’été et Nuages flottants.
«Soixantenaire et déjà pas loin de 90 films au compteur, l’immense et discret cinéaste Mikio Naruse tire sa révérence en cette année 1967 – deux ans avant sa mort – avec l’une de ses plus belles œuvres, un mélodrame romantique amer qui s’avère cette fois – pour faire une analogie avec des cinéastes américains chevronnés dans le genre – plus proche dans ses situations d’un Delmer Daves lyrique que d’un Douglas Sirk retenu. Car le réalisateur japonais s’embarrasse ici un peu moins de naturalisme et de crédibilité qu’à son habitude dans cette histoire où le hasard est convoqué plus que de raison tout en restant plausible ; et c’est là entre autre que réside le génie de Naruse, dans cette capacité – qui semble de sa part couler des source – de nous faire croire à ses drames romantiques même les plus improbables comme c’est le cas ici. Il faut dire que sa méthode de travail ne laisse jamais rien au hasard ; alors qu’Ozu faisait parfois place à l’improvisation sur le tournage, Naruse, une fois lancé, devenait inflexible et intransigeant, n’acceptant quasiment aucun changement dans le découpage de ses films calé avant même le début des tournages. Il donne ensuite une très grande importance au montage qui doit, selon lui, donner le rythme idéal à ses œuvres. Ses films se distinguent ainsi assez facilement de ceux d’Ozu par le fait d’être découpés en plans relativement courts, rythmés par un montage rapide et d’imperceptibles mouvements d’appareil, multipliant les lieux de tournage et les extérieurs. Contrairement à son compatriote, il n’hésite pas non plus à se servir de longs travellings et utilise aussi presque systématiquement en fin de carrière le format large – le Tohoscope – qu’il maitrise parfaitement, son sens du cadrage paraissant très assuré. Ce testament cinématographique résume parfaitement toutes ces qualités…
Une histoire d’amour déchirante et toute en retenue qui prouve une dernière fois le pessimisme indéboulonnable du cinéaste japonais par l’intermédiaire des deux bouleversants derniers plans de son film, rendus encore plus poignants lorsque l’on sait que ce sont ceux qui mettent un terme à son œuvre et aussi par le fait que la musique pathétique de Toru Takemitsu soit devenue en quelques 100 minutes aussi entêtante qu’émouvante. Il faut dire également que la photographie en Tohoscope très large aura été remarquable, rendant inoubliables les couleurs de cet été chaud japonais, que la direction d’acteurs aura été admirable tout du long – Yûzô Kayama et Yoko Tsukasa forment un couple mémorable, la comédienne arrivant même à faire oublier l’actrice fétiche du cinéaste, Hideko Takamine. Toute aussi talentueuse, sans avoir besoin de trop en faire, Misuko Mori (la belle-sœur) apporte sourire, humour et fraîcheur à ce triste mélodrame – et le découpage toujours aussi précis du récit aura contribué à ce que cette fin inexorable soit amenée suite à une progression dramatique exemplaire. A signaler quelques éléments qui m’auront surpris en comparaison de ce que j’avais déjà pu voir chez Naruse et dans le cinéma japonais de l’époque : le fait d’être témoins de scènes de baisers langoureux d’un lyrisme inattendu alors que les réalisateurs japonais étaient plus que pudiques sur ce sujet, ou bien encore – d’un strict point de vue du découpage – le fait que le montage précis et rapide ralentisse et que les plans et séquences s’allongent au fur et à mesure que le film avance et que les deux personnages se rapprochent. Dès que Yumiko et Mishima se retrouvent ensemble, le film est moins découpé, comme si le temps était suspendu, les regards prenant également souvent plus de poids et d’importance que les mots.
Magnifique de pudeur, de sensibilité, de délicatesse et de tendresse, cependant non dénué ni d’humour – voire même de trivialité, les personnages n’hésitant pas à essayer de faire s’évaporer leur désespoir dans les effluves de l’alcool – ni d’un lyrisme déchirant, Nuages épars est une splendide histoire de deuil et d’amour impossible qui clôt une filmographie dont seule une petite partie de l’iceberg nous est aujourd’hui encore connu… (dvdclassik.com)
«…Dans Nuages Epars, souvent considéré comme l’un des chefs d’oeuvre du réalisateur, cette évocation d’une destinée cruelle est portée à son paroxysme, bien que pour une fois, le héros masculin du scénario ne soit pas une figure abusive, mais au contraire morale et généreuse. Ce qui fait toute la subtilité d’écriture de cette histoire d’amour impossible, c’est l’absence absolue de pathos, et l’apparente simplicité avec laquelle ce mélodrame est narré. Malgré la musique entêtante et parfois dramatique de Toru Takemitsu (qui a également travaillé, entre beaucoup d’autres, avec Akira Kurosawa), la réalisation de Naruse reste toujours comme en retrait du drame qui se joue, dans une posture d’observation empathique mais jamais surjouée.
Naruse était connu pour posséder une conception très fixée, presque rigide, de ses films avant même leur tournage. Accordant une importance primordiale au montage, il possédait une vision pré-déterminée de chacun de ses films, entièrement dépendante d’un minutage rigoureux et pré-établi que le tournage se « contentait », en quelque sorte, de suivre à la lettre. Contrairement à Ozu qui y faisait parfois appel, Naruse ne laissait pas non plus de place à l’improvisation de ses acteurs. Ceux-ci ont souvent témoigné de son absence complète de commentaires et d’indications, lors du tournage, sur leur interprétation des scènes. Ce qui ne rend paradoxalement jamais le jeu de ses acteurs froid, ni distant. L’émotion est là, constamment, mais sous-jacente, presque souterraine, y compris dans les scènes d’approche amoureuse, de désir ou de souffrance.
L’expression de ces sentiments est toujours soutenue par un style cinématographique parfaitement maitrisé, fait de simplicité et d’élégance. Les plans, souvent relativement courts – mais qui se prolongent dans la dernière partie du film, au fur et à mesure que l’histoire d’amour, en même temps que le drame de son impossibilité, se nouent véritablement entre les protagonistes – sont majestueusement cadrés dans un format scope soutenu par un somptueux traitement des couleurs en nuances pastels. La caméra de Naruse, contrairement à celle d’Ozu, n’hésite pas à se mettre en mouvement si nécessaire, notamment lors de longs travellings. Les décors multiples passent avec fluidité d’environnements urbains et d’intérieurs modernes ou traditionnels à des plans en extérieur décrivant, dans la deuxième partie du film, une nature luxuriante au milieu de laquelle l’amour de ce couple hanté par le passé dramatique qu’il partage trouve enfin, provisoirement, un cadre à son idylle.
Le jeu des acteurs est lui aussi tout en retenue, jouant le drame sans pathos. Deux personnages presque comiques (la belle-soeur de Yumiko et son amant lourdaud) viennent teinter l’atmosphère, par ailleurs plutôt sombre, du drame qui se joue, d’une nuance légère et humoristique parfaitement intégrée à l’histoire. De nombreuses ellipses narratives, ainsi que des dialogues souvent simples, parfois volontairement minimalistes, jamais surjoués, viennent renforcer l’impression générale que le drame qui se déroule sous nos yeux possède sa dynamique propre, que rien ne pourra finalement détourner de la voie dans laquelle cet amour impossible s’engage à partir du moment, dès le début du film, où le hasard fait violemment apparaitre la mort au sein d’une rencontre qui n’en aurait pourtant pas été une sans cet événement originel incontournable. De ce point de vue, la conclusion du film, particulièrement émouvante dans la pudeur et le pessimisme qu’elle évoque en deux simples plans, sert de conclusion saisissante à un film qui trouve, de bout en bout, les moyens de nous interroger sur son issue.» (cineclub-interfilm.com)
«Mikio Naruse est un météorologiste des sentiments et un sourcier des émotions dans le même temps. Il est symptomatique de souligner à quel point les états d’âme de ses protagonistes au féminin comme au masculin sont suspendus aux humeurs changeantes d’un temps climatique par opposition à un temps calendaire cristallisé. Nuages épars qui constitue le dernier opus de ce paysagiste des embruns sentimentaux ne fait pas exception à la règle. Le film en son entier effeuille l’éphéméride cyclothymique des sentiments ; d’où l’abondance des précipitations qui affleurent à l’image. Il condense les affects des films de la dernière décade et scelle l’incommunicabilité profonde de deux êtres habités par la douleur : la repentance et l’expiation pour l’un, la perte irréparable d’un être cher pour l’autre.
L’ondée éparse en dit plus long que tous les atermoiements émotionnels de ces amants crucifiés par le destin.
Les titres des films de Naruse préludent déjà à la couleur des variations climatiques qui gouvernent les relations femme-homme en une gamme infinie de nuances perceptibles seulement par les écarts climatiques. Ainsi de l’ondée éparse qui vient s’épancher subitement sur la surface sillonnée de rides du lac Towada après la séance de canotage écourtée entre Yumiko et Mishima pris de fièvre. Un nuage chasse l’autre entre deux éclaircies. Et les aléas météorologiques miment les aléas de la vie. Le grain passager en dit plus long que tous les atermoiements émotionnels de ces amants crucifiés par le destin.
Qu’ils soient flottants, d’été ou épars, les nuages narusiens sont un baromètre du temps climatique et de ses caprices au diapason des émotions des personnages. Un précipité des humeurs intempestives. Les sautes de temps calquent les sautes d’humeur. Ici, les nuages épars sont ceux d’un amour inconcevable autant qu’inconciliable qui s’amoncellent tiraillés par des courants contraires pour mieux imploser sans faire de vagues comme le paisible ressac d’une mer étale.
La trame du récit filmique ressortit à un romantisme exacerbé. Mishima (Yuzo Kayama) -ce patronyme n’est sans doute pas choisi au hasard car plus loin dans le récit il est encore question d’un double suicide sans évoquer le dédoublement anagrammatique Yumiko Mishima-tue lors d’un accident de voiture Hiroshi Eda, le mari de Yumiko (Tsukasa Yôko) ; réduisant à néant leur projet d’installation à Washington consécutif à une promotion de ce dernier au titre de haut fonctionnaire de la Meiji corporation. Allusion à l’ère de restauration Meiji qui s’achève en 1912 et contribua à faire entrer le Japon dans la modernité.
Entre ressentiment et attraction, le vague à l’âme de Yumiko ne fait que s’exaspérer sans qu’elle puisse trouver une alternative à sa situation de femme déclassée. Comme dans les mélos sirkiens de la dernière décade, les circonstances ne sont jamais accidentelles ou purement fortuites. Les incidences ne sont que coïncidences. Elles s’inscrivent dans une fatalité qui doit tout au hasard malheureux et où l’intrigue devient un concentré d’émotions pures.
La première moitié du film met en pendant la componction grave de Mishima et l’affliction chargée d’hostilité de Yumiko. Le cycle immuable des saisons semble ouvrir une brèche dans le ressentiment entêtant de Yumiko et, imperceptiblement, Naruse tisse les fils ténus d’une possible réconciliation à travers leur brouille dissipatrice. Les sentiments à la fois diffus et confus s’estompent dans le non-dit. Le rapprochement scellé par les visites impromptues et récurrentes de Mishima pour remettre une pension compensatoire à la veuve se dilue dans l’ondée annonciatrice d’un orage imminent. Les éléments atmosphériques fusionnent par leur intempérance tandis que Yumiko et Mishima refrènent leurs élans l’un pour l’autre. Le chagrin, la mélancolie, la pudeur, la déférence compassionnelle sont autant d’inhibiteurs. Et même lorsque tous deux sont entravés plutôt qu’engagés dans une timide cour qui n’a rien d’une conquête, leur enlacement laisse l’impression d’une étreinte compassée et volontiers affectée qui semble recomposer avec l’interdit d’après-guerre de montrer un épanchement amoureux expansif à l’écran.
Dans les films de Naruse, les perturbations atmosphériques sont caractérisées par des phénomènes électro-magnétiques qui coïncident avec les orages passionnels hormis dans Nuages épars où la dépression est étrangement dissolvante.
Ce qui n’était qu’une survivance latente d’un souvenir refoulé dans les replis et le tréfonds de la mémoire vive rejaillit au détour d’un second accident de route à la fin du film. Cet épisode mémoriel ravive la plaie du souvenir à peine cicatrisée. Sa béance empêche désormais toute tentative de raccommodement où l’espoir impensable de la félicité bourgeonnante d’un amour recomposé s’étiole dans l’instant. Le hasard fait et défait à volonté ce que le temps avait forgé. Le flux des événements les assemble ; le reflux les sépare dans un va et vient esquissant un pas de deux.
L’accident automobile narré off est une conséquence de cette vie accélérée due à la modernité socio-économique en marche d’un Japon expansionniste et à ses mutations. Son redoublement visualisé ancre le premier événement dans un déterminisme absolu.
Tour à tour cycloniques et anticycloniques au gré des remous sentimentaux, les bouleversements et les dépressions atmosphériques expriment ce que les personnages sont foncièrement dans l’incapacité de manifester sinon dans leur for intérieur. Cette partition à deux voix discordantes rappelle en substance le romantisme sirkien dépouillé de son artefact : le kitsch hollywoodien et cantonné à la confusion des sentiments. Le préambule du film se raccorde sans ambiguïté mais dans un registre plus austère et nettement moins glamour avec celui du film Le Secret Magnifique (1954) où par son impéritie un playboy inconséquent entraîne la mort accidentelle d’une sommité. Mais là où Douglas Sirk surjouait la partition mélodramatique, Mikio Naruse s’appesantit sur une indicible langueur, une tristesse vague et mélancolique où seule l’intention s’exhibe, chancelante comme Yumiko. Toutes ses héroïnes sont frappées de ce syndrome de la nostalgie d’un désir inarticulé que trahit un regard éperdument fuyant.
L’instabilité ou l’intempérance climatique est tout entière à l’image du chaud et du froid qui souffle en permanence sur l’impétuosité des sentiments comme le vent attisant les braises.
Au déchaînement des éléments atmosphériques correspond une pudeur extrême des sentiments outragés. Les caprices de la vie se révèlent dévastateurs et l’intégrité morale aussi bien que l’éthique sociale retiennent les protagonistes de briser les digues de l’interdit. L’intention de réconciliation est à chaque opportunité différée et comme empêchée.
Mishima et Yumiko sont des naufragés de l’existence. Leurs destinées ne font que se croiser comme des voyageurs contraints par un accident ou les intempéries. Ils font seulement escale à la croisée des chemins. Et le format scope longitudinal accentue la sensation que leurs vies parallèles achoppent sur le même point d’intersection. Car, taxi, train, canot. Quelque soit leur moyen de transport, tout semble les ramener au point mort de leur improbable relation qui n’est qu’une réalité expropriante. Le décès subit et prématuré d’Hiroshi a annihilé une part d’eux-mêmes. Ayant perdu son alter ego, Yumiko coupe deux fois le cordon ombilical ; une première fois avec la belle-famille et une seconde fois en avortant parce qu’elle est en incapacité financière de nourrir une quelconque progéniture. Elle est ensuite rendue à son ancien état civil, excommuniée et déchue de ses droits comme si son statut de veuve lui faisait encourir une double peine.
Mishima, quant à lui, connaît des mutations professionnelles équivalentes à des rétrogradations au sein de la firme qui l’emploie et le cantonne à un rôle peu flatteur de proxénète, pourvoyeur de call-girls auprès de ses clients. Ses supérieurs se défaussent hypocritement et à bon compte de la trivialité de la situation en lui laissant ainsi endosser seul la responsabilité morale du fatal accident comme pour marquer le coup. Naruse épingle au passage le cynisme des milieux affairistes d’une société machiste et patriarcale qui est tout sauf émancipatrice.
Nuages épars est un peu la résolution logique et attendue du dénouement abrupt de Une Femme dans la tourmente (1964). L’homme et la femme sont confrontés à une parité de situations dans la spirale de leurs souffrances contenues et de leurs désirs refoulés. Tous deux sont en butte au déclassement social et à l’isolement. Mishima, le repenti, veut expier sa faute morale et sa rédemption passe par cette relégation. Yumiko, aliénée et marginalisée, est dans une posture victimaire qui exclut un nouveau départ dans la vie. Comme Rieko, la jeune veuve dans Une Femme dans la tourmente, Yumiko ne trouve pas d’échappatoire à sa condition de veuve. La photo de leur défunt mari ne les quitte pas. Elles se résignent toutes deux à ne jamais faire leur deuil ni à pouvoir s’émanciper de leur situation statutaire qui ne leur laisse que peu d’autonomie.
Ce qui unit Yumiko et Mishima en revanche, c’est leur inaptitude à articuler leur désarroi profond et à transcender leur fatum respectif. Le tango lancinant du commentaire musical à l’accordéon se mue en valse -hésitation langoureuse où l’intrigue amoureuse piétine comme d’emblée vouée à l’échec. L’accident de voiture interagit comme un hiatus traumatique dans le continuum temporel de l’héroïne Yumiko. Le temps de l’horloge s’est suspendu à ce moment fatidique. A l’instant où sa passion pour Mishima atteint son point d’incandescence,Yumiko la sublime. Une désespérante réalité la rappelle à son devoir de purification et semble la vouer à l’infélicité. Impuissante, elle n’en peut conjurer le sort. Son désir restera inassouvi et elle ne sera pas payée de retour. C’est dans l’ordre moral des choses.
Et cependant, la fin ouverte du film ne lasse pas d’interroger sur une Yumiko rendue à sa solitude ,perdue dans ses pensées,sa frêle silhouette hésitante dessinant comme une épure sur la jetée ; irrésistiblement attirée par le large et comme prête à larguer les amarres vers dieu sait quel ailleurs. Naruse semble reprendre à son compte et à bon droit le mot de Victor Hugo : « la mélancolie, c’est le bonheur d’être triste ».
Nuages épars compte pour le plus grand succès populaire au Japon de la dernière décade de la carrière de Naruse qui disparaîtra des suites d’un cancer en 1969. Peu disert, son œuvre parle d’abondance pour lui qui la voyait comme éphémère dans le temps et dont on n’a pas fini de découvrir les fleurons inédits.» (iletaitunefoislecinema.com)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve
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