Nuages flottants


 


Vendredi 16 février 2007 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Un film de Mikio Naruse – Japon – 1955 – 2h03 – vostf

Durant un voyage en Indochine pendant la Seconde Guerre mondiale, Yukiko fait la rencontre de Kengo, un homme marié. Celui-ci promet de divorcer à leur retour au Japon…

Notre critique

Par Philippe Serve

En 1956, Nuages flottants a reçu le Blue Ribbon Award, distinction cinématographique majeure au Japon, du Meilleur film. La même année, le long-métrage à par ailleurs obtenu quatre récompenses aux Kinema Junpo Awards et au Mainichi Film Concours.

C’est un fait entendu. Même s’il débuta sa carrière avec quelques comédies, Mikio Naruse n’avait rien d’un joyeux luron et le terme « pessimiste » lui colle à la peau. Pourtant, après visionnage et analyse de ses plus grands films, préférons-lui celui de « réaliste« . Cette passion pour la réalité et sa représentation la plus fidèle possible à l’écran marquent notamment sa différence avec la vision esthétique de Mizoguchi ou celle, formelle, d’Ozu. Mizoguchi, Ozu, deux noms auxquels Naruse ne peut manquer d’être rapproché à un moment ou à un autre.

Champion du shomin-geki (description au quotidien de l’univers des classes populaires) comme Ozu (qui évolua après-guerre vers la classe moyenne), magnifique portraitiste de femmes et excellent directeur d’actrices comme Mizoguchi, plongeant sa caméra au cœur des mêmes structures sociales que ses deux compatriotes (familles, couples, geishas), Naruse n’en possède pas moins une personnalité propre, une identité si marquée qu’il ne se confond jamais avec d’autres, et mérite bien sa place au panthéon des plus grands cinéastes mondiaux et pas seulement japonais.

Préférant s’intéresser aux effets qu’aux causes (ces dernières se cachent souvent au creux d’ellipses cinématographiquement somptueuses), Naruse a peint tout au long de son oeuvre la même toile, la déclinant en multiples variantes : le combat au quotidien des « petites gens » pour une part de bonheur, combat toujours perdu d’avance mais invariablement mené avec persévérance, honnêteté, dignité et courage. Le réalisme pessimiste de Naruse ne se teinte – presque – jamais de désespérance malgré les coups reçus, les trahisons, la solitude imposée, les désillusions répétées. Ses personnages centraux – comprenez ses héroïnes – possèdent la volonté de se battre chevillée au corps. Car si les hommes sont décris comme lâches, veules, violents ou enfermés dans leur propre dépression historico-sociale (crise économique des années 30, effondrement de la société japonaise sur elle-même après la défaite militaire), les femmes, elles, premières et éternelles victimes des mâles mais aussi de leurs propres sentiments et de cette insupportable contradiction entre rêves têtus et idéalisés d’une part, et réalité sordide de l’autre, ces femmes affichent un courage et une dignité sans pareil.

Akira Kurosawa, qui fut son assistant sur « Avalanche » (1937) comparait fort judicieusement le cinéma de Naruse à « un fleuve profond avec une surface paisible, dissimulant dans ses profondeurs des courants presque furieux ». Cette impression découle bien sûr du style que Naruse imposait à ses films : sobriété et pudeur dans la représentation des sentiments ; refus des effets cinématographiques, les événements les plus dramatiques étant filmés de la même manière que les plus triviaux ; montage lisse, horizontal, et pourtant très découpé (le plan, souvent très court, vient toujours dans la continuité du précédent) ; mouvements d’appareil quasi inexistants (le plan à la grue dans la scène des bains de Nuages Flottants en est une fameuse exception) ; naturel tous azimuts, à commencer par le jeu des acteurs à qui il refuse le moindre pathos ; jeu subtil sur toutes les nuances du gris, et dans les rapports ombre/lumière, dû à un formidable travail sur l’image, notamment de son chef opérateur Masao Tamai. La (fausse) tranquillité du rythme se retrouve tout entier, comme l’ont noté bien des observateurs, dans la fameuse marche narusienne. Aussi sûrement qu’un film d’Ozu est toujours traversé de trains, une oeuvre signée Naruse comporte plusieurs marches – à deux – n’ayant d’autres objectifs qu’elles-mêmes et l’expression des sentiments qu’elles permettent. Invariablement filmées sous le même angle (oblique, à mi-corps et en très légère contre-plongée), leur tempo est toujours très exactement celui du film tout entier. Les marcheurs glissent, donnent presque l’impression de flotter. Le pas est lent, sans autre variation de rythme que de brefs arrêts lorsqu’un des deux personnages marque une pause et que le deuxième, après deux ou trois pas, se retourne vers lui/elle. Figure imposée dite du regard en arrière, breveté Mikio Naruse.

« Les actes splendidement pitoyables des hommes perdus dans l’immensité infinie de l’univers je les aime irrésistiblement. » (Fumiko Hayashi, Le Repas, 1950)

Les chemins de Mikio Naruse et de la plus grande romancière nippone, Fumiko Hayashi, ne pouvaient que se croiser : mêmes origines populaires, même pauvreté expérimentée de l’intérieur, même goût juvénile pour la littérature, même passion pour des personnages féminins s’entêtant à échapper – en vain – à une réalité et un destin contraire à leurs aspirations. Naruse fera sienne l’œuvre de la romancière en adaptant pas moins de six de ses romans. Curieusement, il commencera par son dernier, Le Repas (Meshi, 1951), resté inachevé après la mort de la romancière la même année, et tournera sa dernière adaptation en 1962, Chronique de mon vagabondage (Horoki), en fait le tout premier roman – autobiographique – de Hayashi, écrit en 1930, l’année même du… premier film de Naruse ! Entre ces deux chefs d’œuvres littéraires et cinématographiques, se glisseront quatre autres adaptations dans la foulée de la première : L’Eclair (Inazuma, 1952), Epouse (Tsuma, 1953), Derniers Chrysanthèmes (Bangiku, 1954) et le chef d’œuvre de l’un comme de l’autre, Nuages Flottants (Ukigumo, 1955).

Sacré meilleur film de l’année au Japon, ce dernier constitue, comme le rappelle à juste titre Jean Narboni dans Mikio Naruse, Les temps incertains (édit. Cahiers du Cinéma), tout à la fois le film emblématique et atypique de l’œuvre du cinéaste. Emblématique de la mise en scène narusienne telle que décrite plus haut, avec son apparent détachement et son refus du pathos, sa représentation réaliste et crue d’un temps de difficultés extrêmes aussi bien environnementale que sentimentales, ses ellipses et ses oppositions fondues en un seul mouvement, un seul écoulement, un personnage féminin victime mais rebelle, douée d’une « force vitale irrépressible » selon les termes de Fumiko Hayashi, un homme pitoyable naufragé… Atypique, par son pessimisme exacerbé et sa fin, pour une fois non ouverte et offrant au spectateur un geste final jamais vu ailleurs chez Naruse.

Nuages Flottants est une oeuvre sublime. Rarement un cinéaste aura aussi bien peint à l’écran le poids d’un bonheur passé qui, le temps défilant, s’apparente de plus en plus à un rêve lumineux devenu cancer de l’âme dans un présent de grisaille et de désillusions. Et Naruse put s’appuyer sur un duo d’interprètes exceptionnels : Masayuki Mori, inoubliable acteur chez Mizoguchi (Les Contes de la lune vague après la pluie, L’Impératrice Yang Kwei-fei) ou Kurozawa (Rashomon, L’Idiot) et, surtout, l’immense Hideko Takamine, actrice fétiche de Naruse sous la direction duquel elle tourna 17 fois.

Sur le web

Le cinéaste Mikio Naruse est l’un des grands maîtres du cinéma japonais aux côtés d’Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi ou encore Akira Kurosawa. Sans doute le moins connu de tous, injustement catalogué comme artiste maudit et malchanceux, il est pourtant l’un des plus beaux fleurons du cinéma nippon des années 50 et 60, avec une spécialisation dans le genre populaire et le drame sentimental en particulier, où sa vision douce-amère du monde est flagrante. Après une série de films muets dans les années 30, sa collaboration avec le grand studio Toho place Naruse aux côtés des grands auteurs de l’époque. Adaptant avec succès la romancière Fumiko Hayashi, il fut régulièrement comparé à son compatriote Yasujiro Ozu et entretint des affinités artistiques évidentes avec des occidentaux tels que François Truffaut, Ingmar Bergman ou  Michelangelo Antonioni.

 » Classé meilleur film de l’année 1955 par la critique nippone et vénéré par Ozu qui ne se sentait pas capable d’atteindre un jour un tel niveau, Nuages flottants est un tableau encore plus pessimiste que Le Repas du Japon de l’après-guerre. Les réalités de la vie à l’époque, l’argent, le travail, etc., ne laissent pas de place aux sentiments pour un grand nombre de Japonais. Naruse sonde ici les aspects les plus sombres des sentiments humains mais encore une fois avec une certaine distance, sans dramatisation excessive n’hésitant pas à être virulemment sarcastique et moqueur (l’épisode de la secte créée par le beau-frère pour se remplir les poches en misant sur la bêtise et la naïveté de ses concitoyens). D’une profonde intensité psychologique, le film se révèle très cru, réaliste et même trivial. Quand Yukiko rencontre son beau-frère qui l’avait autrefois violé et qui souhaite récupérer des affaires qu’il lui avait prêté, elle lui dit : « Je veux bien te rendre tes trucs mais rends moi d’abord ma virginité » et, devant la froideur de son amant, n’hésite pas à se mettre en ménage avec un G.I. qui « avait besoin de réconfort ». Dans ce film encore plus découpé que ses autres, Naruse multiplie les lieux, les ellipses, les séquences, le montage cut sur plusieurs niveaux de temporalité (au début du film, les flashbacks ne sont pas annoncée par une quelconque astuce technique mais viennent se superposer au récit au présent) pour créer un sentiment de discontinuité, de disharmonie et de distance qui empêchent expressément d’éprouver de l’empathie pour les personnages : Naruse ne veut délivrer aucune sensiblerie et (ou) sentimentalité. Attention cependant ! Malgré ce détachement volontaire du réalisateur, l’émotion est belle et bien présente tout du long grâce au visage inoubliable de la superbe actrice Hideko Takamine, l’élégiaque et mélancolique partition d’Ichiro Saito, une magnifique photographie et surtout tout ceci aboutit à ce tragique et poignant final au cours duquel Tomioka réalise trop tard la force de son amour. » (dvdclassik.com)

En 1956, Nuages flottants a reçu le Blue Ribbon Award, distinction cinématographique majeure au Japon, du Meilleur film. La même année, le long-métrage à par ailleurs obtenu quatre récompenses aux Kinema Junpo Awards et au Mainichi Film Concours.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.

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