Vendredi 30 Mai 2014 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Orson Welles – Maroc/Italie – 1952 – 1h35 – vostf
À Venise, des noces ont lieu en secret entre le Maure Othello, général vénitien estimé par ses pairs, et la belle Desdémone, fille du sénateur Brabantio. Au fond de l’église, deux hommes se tiennent en retrait : il y a là Iago, l’officier d’Othello qui voue à son supérieur une haine incommensurable, et Roderigo, amoureux éperdu de Desdémone. Après leur union, Othello s’en va combattre la flotte turque, puis retrouve sa femme sur l’île de Chypre où il est nommé gouverneur. Le fourbe Iago est alors résolu à détruire le bonheur des jeunes mariés et va pour cela s’employer à manipuler leur entourage…
Notre critique
par Bruno Precioso
Chéri de la critique française, admiré aussi pour ses multiples démesures, Orson Welles mêle les succès éclatants comme les plus retentissants échecs, exerçant la fascination du génie (pour lui Cannes invente en 1966 le Prix du jury), se mettant en scène sans modestie voire avec mythomanie parfois (il affirme faussement que Lellouche est sifflé en recevant sa palme en 1966, alors que son Falstaff aurait ovationné 15 minutes debout… ce qui est tout aussi faux). Dans Othello, il affirme que « le rôle le plus intéressant est sans conteste celui de Iago », le traître qu’il préfèrerait jouer… avant de se contenter du rôle-titre, compte-tenu de la charge de travail colossale qu’il s’est imposée sur le plateau. Welles a soigneusement cultivé l’image de son génie, dont il a souvent exagéré les déboires pour en sculpter par contraste la démesure. Le portrait qu’en donne Sagan à l’occasion d’une ‘‘virée’’ parisienne (Avec mon meilleur souvenir) est fameux : « Il mangea comme un loup, rit comme un ogre, et nous finîmes tous l’après-midi dans son appartement du George V où il avait atterri après maints ravages dans les autres palaces de Paris. Il marcha de long en large, parla de Shakespeare, du menu de l’hôtel, de la bêtise des journaux, de la mélancolie de quelqu’un et je serais incapable de répéter une de ses phrases. (…) J’eus simplement un instant de terreur quand il nous proposa brusquement de partir l’heure suivante à Valparaiso. »
Dès son adolescence, lors de sa scolarité à la Todd School, il se frotte à la réécriture et à la mise en scène de Shakespeare. A 19 ans, son édition de trois pièces illustrées et commentées du dramaturge anglais (Everybody is Shakespeare) manifeste l’étendue de sa connaissance de la tradition théâtrale shakespearienne et des interprétations-clefs de l’oeuvre au XIXème siècle. C’est évidemment sous le signe de Shakespeare qu’il place sa jeune carrière de comédien et de metteur en scène, et marque une entrée fracassante sur la scène théâtrale américaine par sa mise en scène en avril 1936 du Macbeth vaudou à Harlem avec des acteurs noirs. Par la suite chacune des mises en scène de l’époque témoigne de la puissante empreinte wellesienne : le Jules César avec lequel Welles inaugure fin 1937 la première de son théâtre fraîchement fondé, le Mercury Theatre, est une attaque frontale du fascisme italien qui donne au texte de Shakespeare une brûlante actualité. La mise en scène utilisant l’imagerie des congrès de Nuremberg relève d’une réflexion de fond sur les stratégies de manipulation des masses mises en place par les nouveaux régimes qui travaillent alors l’Europe. Les adaptations de Shakespeare s’enchaînent également à la radio (dès 1935 sur CBS, où la troupe du Mercury participe à de multiples adaptations littéraires dont certaines fourniront ensuite la matière de ses films à Welles) et même sur disques, forgeant une réputation solide dans le milieu artistique de la côte Est. Le succès apocalyptique de la dramatique consacrée à la Guerre des mondes (30 octobre 1938) propulse soudainement Orson Welles dans une notoriété qui lui ouvre les portes d’Hollywood et de la RKO de George Schaefer, avec laquelle il signe le 22 juin 1939, à 24 ans. L’année suivante commence le tournage de son 1er film.
« Beware of jealousy, my lord! It’s a green-eyed monster that makes fun of the victims it devours.»
Le goût d’Orson Welles pour Shakespeare répond à l’évidence à sa fascination initiale pour la politique – qu’il envisagea un temps d’embrasser. Après le Caesar de 1937, son coup d’essai au cinéma – Citizen Kane – réunit ces deux passions sous les traits d’un magnat de la presse que la tragédie shakespearienne n’eût pas renié. Plus directement, la série des rois qu’il met ensuite en scène au théâtre (Henri IV, Henri V et Richard III) et plus tard au cinéma (Macbeth en 1948, Othello en 1952 puis Falstaff, 1965) lui donne l’occasion de remâcher ses thèmes shakespeariens de prédilection : la trahison et l’innocence foudroyée, la quête de vérité dans un monde de mensonges, la recherche de liberté ou pour le dire plus exactement de libre-arbitre, le vertige des forces obscures qui conduisent l’homme vertueux à sa perte… sont autant de voies par lesquelles il investit l’univers de William Shakespeare. Othello permet aussi à Welles reprendre après Macbeth la question de la psychologie féminine. Il écrit dans ses notes de travail « Othello : incompréhension totale de ce qu’est une femme ». Des très nombreuses adaptations dont le dramaturge fit l’objet, celles de Welles sont peut-être les plus singulières à coup sûr les plus baroques, à la fois proches et fidèles de l’esprit du matériau d’origine, mais aussi éloignées par leur intégration organique dans l’oeuvre de plus en plus déstructurée du cinéaste qui piochait dans le texte, le tordant à l’envi – avec un paradoxal respect néanmoins. L’acteur Orson Welles, à force de pièces jouées, a par ailleurs progressivement modifié le regard jeté par Orson Welles réalisateur sur Shakespeare. Lequel a le plus souvent taillé dans le vif du texte shakespearien, inventé, déplacé ou supprimé des scènes, accéléré des actes, pour en allonger d’autres. Les images et symboles expressionnistes remplacent d’ailleurs souvent les mots. Othello à ce titre est une illustration parfaite de la liberté prise par le réalisateur-scénariste avec le texte de la tragédie, où les réorganisations internes ne sont commandées ni par le caprice, ni par la facilité. S’il choisit d’entrer dans l’histoire par un flashback au lieu de suivre la linéarité de la pièce, c’est pour poser dès l’abord la trajectoire tragique et offrir à Iago et Othello un dernier face-à-face ; car l’ensemble des enjeux de la pièce ô combien riche et complexe ont été placés dans les deux personnages. La mise en scène assez heurtée et le montage très vif pressent ensuite, les plans se pliant à la logique imposée par l’affrontement indirect des deux protagonistes. Welles installe donc une dialectique entre deux mouvements qui vont rythmer son film, selon qu’ils sont induits par Othello ou par Iago.
« Je hais le Maure » (Iago)
« Iago sort de l’église de Torcello – une île du lagon vénitien – pour entrer dans une citerne portugaise de la côte africaine. Il a traversé le monde et a changé de continent en plein milieu d’une phrase. Dans Othello, cela arrive tout le temps. Un escalier toscan se conjugue avec un rempart marocain pour constituer un lieu unique. Rodrigo frappe Cassio à Mazagan et Cassio lui rend son coup à Orvieto, à mille lieues de là. Les morceaux du puzzle étaient séparés non par de simples espaces mais par des coupures dans le temps ; rien n’était continu, je n’avais pas de script-girl. Il n’y avait pas de moyen de rassembler les images du puzzle, sauf dans ma tête… »
Outre de remarquables qualités formelles, la légende d’Othello doit beaucoup aux conditions extrêmement acrobatiques auxquelles le réalisateur eut à faire face au lancement de son projet. L’aventure de Macbeth sorti le 1er octobre 1948 (tourné en 21 jours à peine) laissait Orson Welles totalement ruiné, pourchassé par le fisc, blacklisté pour ses opinions supposées de gauche, en partance pour l’Europe et Cinecittà avec son projet shakespearien. Réaliser Othello à Hollywood eût de toute façon été impossible à au moins deux titres : l’histoire imposait de filmer des amours interraciales entre les deux personnages principaux, infinançable ; qui plus est la manière dont Othello échappait au juste châtiment que son crime imposait ne pouvait franchir la barrière de l’autocensure des studios. L’Europe donc. Le film, qui devait être le premier placé sous le sceau de cette liberté si chère au coeur de Welles, se révéla être un véritable cauchemar de producteur – et de réalisateur. Dans son documentaire Filming Othello (1978), Orson Welles prend lui-même soin d’écrire la légende noire du film maudit – en rajoutant peut-être dans les effets parfois : faillite du producteur italien Michele Scalera à la première semaine, tournage itinérant interrompu par de réguliers engagements de Welles dont les cachets étaient immédiatement réinvestis dans le film, changements d’acteurs multiples notamment du fait des déplacements de la production et de la durée du tournage (9 mois étalés sur deux ans)… Le film sort finalement pour être présenté – et récompensé du Grand prix – au festival de Cannes, après plus d’un an et demi de montage. L’audace du réalisateur (générique parlé) et son sens de la construction des plans séduisent. Malgré cette reconnaissance critique, le film n’a pas la carrière publique attendue et Welles décide de le remanier en vue de la sortie anglo-saxone. En 1955 paraît une version plus classique et linéaire, où le travail de son est nettement moins audacieux qu’à Cannes. La désynchronisation de la première version a disparu, la musique est plus ronde, plus attendue – et dit-on plus lourde. Un tel travail de reprise est une constante chez Welles, qui va jusqu’à proposer 5 versions et 3 titres différents pour Mr. Arkadin (1955), mais dans Othello cette nouvelle version est vue par beaucoup comme une trahison du travail d’avant-garde mené par le réalisateur sur le son. La chose se complique encore quand en 1995, dix ans après la mort de Welles, sa fille détentrice des droits impose une ‘‘restauration’’ sonore des plus controversées à cette version américaine, désormais seule autorisée à être diffusée en public y compris en France. C’est donc ce montage, et surtout cette bande-son aujourd’hui restaurés en numérique, qu’il nous appartient de discuter…
Sur le web
En homme de théâtre, Orson Welles se passionna pour Shakespeare bien avant de se faire réalisateur. Dès 1934, en plein Off-Broadway, on le retrouve au casting de « Roméo et Juliette », d’abord au Martin Beck Theatre à travers le pays lors d’une tournée nationale. En 1939, il produit « Les Cinq Rois », refonte de plusieurs pièces du poète élisabéthain. Othello marque cependant sa consécration théâtrale et lui permet de monter par la suite plusieurs pièces shakespeariennes avec l’aide de Laurence Olivier. Il avait pourtant déjà porté une oeuvre du maître à l’écran, avec MacBeth, en 1948. A cause des multiples ruines engendrées par les ambitions cinématographiques d’Orson Welles, la production d’Othello stoppa deux fois et le tournage s’étala sur plus de trois ans. Le cinéaste alla même jusqu’à utiliser la globalité de ses cachets touchés pour Le troisième homme et Échec à Borgia pour financer son adaptation shakespearienne.
Ce n’est pas Robert Coote mais Orson Welles lui-même qui prête sa voix au personnage joué par ce premier : les dialogues de Roderigo ont donc été enregistrés en post-production, après le tournage du film. Suzanne Cloutier, qui incarne Desdémone dans le film, fut doublé selon le souhait du réalisateur par la comédienne Gudrun Ure, qui avait auparavant précisément joué ce personnage sur scène avec Orson Welles dans le rôle d’Othello. Lea Padovani devait à l’origine incarner Desdémone à l’écran, mais elle fut remplacée au dernier moment par Suzanne Cloutier, qui s’était précédemment fait connaître dans le rôle titre de Juliette ou la clef des songes de Marcel Carné. Quant à Everett Sloane, acteur fétiche de Welles qu’on avait pu voir dans Citizen Kane et La Dame de Shanghai, il fut également remplacé à la dernière minute par Michael McLiammoir pour le rôle de Iago. Ces ultimes changements sont dû au producteur Montatori Scalera qui se retira du film alors même que Welles avait déjà commencé le tournage. Michael McLiammoir et Hilton Edwards ont fondé le théâtre de la porte de Dublin (Dublin’s Gate Theatre) en 1928, toujours en activité aujourd’hui. Or, McLiammoir, Iago dans le film, et Edwards, Brabantio à l’écran, connurent Orson Welles au sein même de ce théâtre dans la compagnie duquel le réalisateur joua quelques années plus tôt.
« La tragédie d’Othello, le Maure de Venise », fut initialement écrite par William Shakespeare aux alentours de 1603 et était elle-même basée sur la nouvelle italienne de Cinthio, « Un capitaine maure ». Il s’agit d’une des oeuvres du maître du théâtre élisabéthain la plus adaptée sur à peu près tous les médiums artistiques (outre Roméo et Juliette et Hamlet). Au cinéma, Orson Welles est le troisième à porter la pièce à l’écran, après une version muette de 1922, réalisée par Dimitri Buchowetzki et une seconde, parlante, de David McKane, en 1946. Six autres adaptations cinématographiques verront par la suite le jour, sans même compter les films librement inspirés de la pièce et les oeuvres télévisuelles.
En 1991, une société de Chicago se charge de restaurer Othello : transféré en format vidéo pour ce faire, c’est la bande audio qui nécessita le plus gros travail de reconstruction. Complètement réédité en stéréo surround, tous les dialogues originaux (doublages inclus) purent être conservés, mais certains étaient totalement distordus et inintelligibles avant et après restauration. Il fallut neuf mois pour remixer la musique et les dialogues, dont certains furent doublés de sound-alikes pour les rendre compréhensibles. La musique originale en mono fut par la suite réintroduit sur la version finale. Il existe en vérité trois versions différentes du film réalisé par Welles : une version originale sans les nombreux doublages effectués en post-production, quasiment introuvable depuis sa projection au festival de Cannes, la version mono d’origine avec doublages et la version restaurée où certains dialogues durent être refaits du fait de leur détérioration. C’est cette dernière version que l’on trouve le plus souvent sur les différents formats disponibles.
En 1978, Orson Welles réalise son tout dernier film (achevé), qui n’est ni une fiction ni une adaptation d’une pièce de théâtre. Filming Othello est un documentaire sur la genèse du film, présenté par Welles lui-même, en salle de montage, dissertant avec le spectateur de l’importance de ce dernier dans ses films : « Le montage est essentiel pour le metteur en scène, c’est le seul moment où il contrôle complètement la forme de son film« . On y apprend notamment que le cinéaste aurait filmé plusieurs scènes pour son film durant son voyage jusqu’à Venise. Celles-ci n’ont jamais été retrouvées.
Othello manqua cruellement de moyens financiers tout au long de sa production, expliquant l’important prolongement de celle-ci. En exemple, on saura que, le jour où l’on devait tourner le meurtre de Cassio, les costumes n’avaient pas pu être payés (ou n’étaient pas arrivés, les versions diffèrent sur ce point), décidant le cinéaste à déplacer sa scène au bain turc, et à n’habiller ses acteurs que d’humbles et simples serviettes pour tout costume.
C’est, selon André Bazin, lors d’un voyage en Italie avec sa compagne du moment, Lea Padovani, que Welles pose la première pierre à la construction d’Othello. Une fois à Venise, le tournage est prévu pour commencer dès l’été 1948 alors qu’aucune production ne s’est encore présentée. Le cinéaste pait les premières scènes de son film avec son propre cachet. Faute d’argent, le film est majoritairement tourné en extérieur (Pérouse, Rome, Venise) et parvient à se clore pour un budget de 6 millions de lire (soit un million de dollars de l’époque). Le montage final comporte près de 2000 plans, contre les quelques 500 de Citizen Kane.
Présenté à Cannes en 1952, Othello remporte le Grand Prix du prestigieux festival, mais pas seul ! Le jury, présidé par l’écrivain Maurice Genevoix, n’a pas su se décider entre ce dernier et Deux sous d’espoir, de Renato Castellani, qui obtint dès lors ex-aequo le prix avec Welles cette année-là. Othello fut par ailleurs primé en tant que film marocain et non italien ou américain du fait de la localisation d’une partie du tournage à Essaouira, l’ancienne Mogador. Récompensé à Cannes par la Palme d’or, Othello n’en est pas moins un film apatride. A défaut, on le déclare marocain, pays alors encore sous protectorat français. Quid alors de l’hymne national censé retentir pour célébrer le film ? Un air oriental d’une opérette française est joué à la place et sacre Othello premier film produit par le Maroc, avant même l’indépendance de celui-ci. Il faudra attendre 1956 et Le Fils maudit, de Mohamed Ousfour pour véritablement lancer le cinéma marocain. Or, ce dernier a justement débuté comme technicien sur le tournage d’Othello.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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