Vendredi 02 Décembre 2022 à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Albert Serra, Espagne, 2022, 2h45min
Sur l’île de Tahiti, en Polynésie française, le Haut-Commissaire de la République De Roller, représentant de l’État Français, est un homme de calcul aux manières parfaites. Dans les réceptions officielles comme les établissements interlopes, il prend constamment le pouls d’une population locale d’où la colère peut émerger à tout moment. D’autant plus qu’une rumeur se fait insistante : on aurait aperçu un sous-marin dont la présence fantomatique annoncerait une reprise des essais nucléaires français.
Notre article
par Josiane Scoleri
Certains films traversent l’histoire du cinéma pour leur étrangeté irréductible, l’exemple le plus frappant étant sans doute The big Sleep d’Howard Hawks (1946 pour la version la plus connue). Il se pourrait bien que le dernier film d’Albert Serra appartienne à cette catégorie-là. Après un magnifique panoramique sur le port de Tahiti ( containers au premier plan, lagon en plan moyen et relief sur fond de soleil couchant, en arrière plan, Il fallait oser!), le film démarre par une scène de boîte de nuit dont se dégage d’emblée une ambiance de moiteur passablement louche, accentuée par les lumières bleues- violettes qui enveloppent tous les personnages. La caméra glisse sur les corps et les visages, énigmatiques à souhait. Les seuls objets qui ressortent de cette pénombre et accrochent le regard sont les slips blancs des serveurs qui évoluent dans ce très simple appareil et la casquette – blanche elle aussi – de l’Amiral. Les voix sont feutrées, les conversations nous parviennent par bribes.
Entre pacification et tourment, nous nous tenons dans un grand écart sans jamais savoir de quel côté penche la balance. Mais penche-t-elle vraiment? Albert Serra va ainsi nous maintenir sur le qui-vive pendant les 2h45 que dure le film, entre somnambulisme et fausses pistes.
Au cœur de toutes ces intrigues, le personnage de De Roller, Haut-Commissaire de la République à Tahiti et donc représentant de l’État français, somptueusement joué par un Benoît Magimel bigger than life dès sa première apparition à l’écran et omniprésent jusqu’à la toute dernière scène. Véritablement stupéfiant. Magimel campe un politique matois, bonhomme, rompu à tous les exercices de démagogie, capable de dire aux uns et aux autres ce qu’ils veulent entendre, débitant poncifs et lieux-communs avec une onctuosité inébranlable-ce qui donne souvent un ton drôlatique au film à des moments où on s’y attend le moins – et de naviguer à vue, tout en rappelant, l’air de ne pas y toucher, qu’il est le dépositaire du pouvoir. Il lui faut en tout cas y croire, ou plutôt – et c’est le plus important – faire semblant d’y croire pour que les autres s’en convainquent! Mais tout s’effiloche au fur et à mesure que le film avance.
Les jeux de miroirs et les faux-semblants se révèlent en fait très rapidement la véritable matière du film, de même que la rumeur s’avère être le fondement de «l’action» politique. Cette ambiguïté fondamentale est incarnée de la manière la plus impactante à l’écran par le personnage de Shannah, jouée par la très belle actrice trans Paoha Mahagafanau, fidèle informatrice de De Roller.
Mais, de fait, on ne sait jamais vraiment qui est Fereira, «le Portugais», homme d’affaires? espion? simple intermédiaire? La même question se pose pour l«’Américain», présenté comme un promoteur immobilier, mais qui suit de Roller à la trace de jour comme de nuit. À l’autre bout du spectre, les représentants de la population locale ne sont pas moins troubles dans leurs jeux de pouvoir.
À travers les déambulations du Haut-Commissaire, Albert Serra se paye le luxe de jouer avec les paysages cartes postales de Tahiti, la végétation luxuriante, les bleus infinis du lagon ( cf l’incroyable scène de surf avec Magimel dans son impeccable costume blanc sur un scooter des mers!). Et les images sont splendides avec un travail sur la lumière de toute beauté ( Le chef op Artur Tort fait encore une fois merveille).
Mais, il ne faut pas s’y tromper, sous sa langueur tropicale, Pacifiction est un brûlot politique incandescent!
Sur le web
A l’origine, Albert Serra voulait situer Pacifiction – Tourment sur les îles en France. Mais le cinéaste n’avait pas envie de filmer Paris. Il a alors pensé aux Dom Tom : « Contrairement à ce qu’on pourrait croire, j’aime écrire des scénarios. Celui-ci s’est inspiré des souvenirs de Tarita Tériipaia. Tarita a été pendant dix ans la femme de Marlon Brando, qu’elle a rencontré sur le tournage des Révoltés du Bounty (1962), où elle tenait un des rôles principaux. Dans ses mémoires, elle parle de sa vie avec l’acteur, mais aussi de son enfance. J’ai trouvé très intéressants les contrastes qu’elle a fait apparaître, d’une part entre la pureté de son enfance à Papeete et la présence parfois nocive des Occidentaux, d’autre part entre ce paradis et l’arrivée d’une équipe de tournage hollywoodienne. Ce rapport entre paradis rêvé et corruption réelle, mais aussi entre une certaine réalité et le cinéma, m’a paru très inspirant…«
Pacifiction – Tourment sur les îles a été tourné en août 2021, pendant 25 jours, alors que Tahiti était sous confinement total. « Nous avions donc l’impression d’une île vide, comme un plateau de cinéma réservé pour nous. Et comme les acteurs, les actrices, les membres de l’équipe ont tous attrapé le Covid à un moment ou à un autre, cela a encore renforcé l’impression de flou ou de vide« , se souvient Albert Serra.
Albert Serra avait 540 heures de rushes, soit 180 heures pour chaque caméra (sachant que la plupart du temps le réalisateur tournait avec trois en même temps). Il a donc dû faire des choix drastiques : « A la fin de chaque journée de tournage, la retranscription complète des dialogues a été envoyée à Paris. A la fin, nous avons abouti à un PDF de 1276 pleines pages, un document sans lequel nous aurions été absolument perdus : comment, sans cela, se repérer dans toute la masse de choses dites parfois sans cohérence entre elles ? Au montage, nous avons travaillé avec Artur Tort et Ariadna Ribas. J’ai d’abord tout regardé seul, les images de trois caméras diffusées sur un même écran divisé en trois. Je me souviens avoir commencé le 14 octobre de l’année dernière et fini la première semaine de janvier 2022, à raison de 8 ou 9 heures par jour, sans autre pause qu’à Noël pendant une semaine. Je regarde tout, donc, et je note ce que j’aime. Seulement ce que j’aime, rien d’autre : un geste, une réaction, une phrase, un dialogue de trois minutes… Au total, 300 pages de notes dont nous avons fait de nombreuses copies pour être sûrs de ne pas les perdre. Ensuite, commence le travail de montage à proprement parler. Je demande d’abord aux deux monteurs de ne monter que ce que j’aime. Tant pis pour la narration. De toute façon mon énergie ne se situe pas du côté de la dramaturgie, c’est toujours par hasard si celle-ci finit par apparaître.«
Albert Serra a rencontré Benoît Magimel à Cannes en 2019, lors de la présentation d’Une fille facile de Rebecca Zlotowski, dans lequel l’acteur livrait une prestation touchante. Le réalisateur précise au sujet de son personnage dans Pacifiction – Tourment sur les îles : « Il est le Haut-Commissaire de la République. Dans toutes les régions françaises il y a des Préfets, sauf en Polynésie où l’on parle de Haut-Commissaire. De Roller est à la fois un fonctionnaire et un homme politique, c’est le plus haut représentant de l’Etat français en Polynésie. Nous avons d’ailleurs rencontré le véritable – qui n’a rien à voir avec le nôtre ! – et c’est chez lui qu’a été tournée la scène du déjeuner, dans cette maison où loge le Président lorsqu’il est en visite à Tahiti. Macron est d’ailleurs venu sur l’île pendant que nous tournions.«
Albert Serra avait pour références certains films des années 1970 et du début des années 1980 sur la paranoïa et sur la chute d’un rêve, comme À cause d’un assassinat d’Alan J. Pakula et Cutter’s Way d’Ivan Passer : « De Roller est ainsi. Il n’arrive pas à tout gérer, il redoute que sa hiérarchie, qu’il remet d’ailleurs ouvertement en cause, ne le mette à l’écart, il semble persuadé qu’il va bientôt sauter…Il s’imagine que les choses se décident dans de très hautes sphères, des lieux secrets et cachés, alors qu’en fait ce qu’on voit se résume à de toutes petites choses au ras de sol. Comme s’il manquait le niveau moyen, celui de la réalité.«
Pacifiction – Tourment sur les îles a été présenté en compétition au Festival de Cannes 2022. Albert Serra est un habitué de la croisette puisque son second long métrage Honor de cavallería a été montré à la Quinzaine des réalisateurs au 2006. Le metteur en scène a par ailleurs obtenu le Prix spécial du jury dans la section Un certain regard en 2019 pour Liberté.
« … Pacifiction est un film inclassable et il serait en réalité assez malhonnête de le décrire comme un film d’espionnage, du moins dans le sens classique. Ce nouvel OVNI d’Albert Serra – qui embarque Benoît Magimel dans une bizarre torpeur tropicale au temps suspendu – n’est pas évident à saisir ni à digérer à la sortie de la salle. Néanmoins, s’il faut commencer quelque part, il semble inévitable de d’abord prendre l’œuvre comme un thriller paranoïaque et politique, premier relief tangible de son étrange récit. Une sombre investigation nous égare ainsi sur l’île de Tahiti où rien n’a de sens, et rien ne va.
Seul détective à notre disposition pour tenter de percer à jour les conspirations qui l’entoure : l’improbable Haut-Commissaire De Roller, héraut d’une administration française dépassée. Surprenamment protéiforme, il apparaît en premier lieu comme un OSS 117 des temps modernes. Le ton est donné dès sa première scène avec les populations locales, où ses bonnes intentions apparentes s’emmêlent dans des airs paternalistes néocoloniaux. Il expédie alors une affaire de casino par quelques bavardages désinvoltes (paraissant improvisés et aussi drôles que désarmants) qui nous laissent douter sur sa réelle compétence.
Dès ces premiers dialogues, on est désemparé. Le récit d’espionnage (qui se dessine tardivement) sera en effet conduit par les bavardages vains et les errances désorientées d’un fonctionnaire en inadéquation totale avec son environnement. S’en suit quelques perles de comédie, souvent provoquées par le décalage entre De Roller et ses interlocuteurs, et qui se placent toujours à rebours des promesses du film qui, elles, évoquent de graves enjeux nucléaires. Un danger bouillonnant que le Haut-Comissaire considère avec tout le sérieux de son caractère et de son orgueil, mais contre lequel il semble toujours plus impuissant à mesure que le film avance.
En choisissant de placer l’entièreté de sa mise en scène à la hauteur de son protagoniste, Albert Serra sacrifie volontairement les nerfs de son long-métrage au profit de l’invisible. Tout passe par le point de vue de De Roller, ce qui signifie appréhender toute son investigation par le prisme de ses confusions, de ses incertitudes et de ses introspections. Il devient alors plus évident pour Serra de déployer le malaise paranoïaque de Pacifiction où rien n’apparaît clairement pour le spectateur qui ne dispose que de De Roller pour s’accrocher à l’enquête. De fait de sa passivité et de son incapacité à agir concrètement, l’intrigue ne s’éclaire jamais et les motivations des personnages secondaires restent obscures…
… Le grand pari de Pacifiction est ainsi d’invisibiliser ses intrigues (politique, sociales, intimes) pour tout miser sur son protagoniste. Pari gagnant puisque Benoît Magimel, habité par le rôle comme nul autre n’aurait pu l’être, imprègne le long-métrage d’une surpuissante candeur. Comme évoqué plus haut, De Roller n’est pas monolithique malgré son aspect obtus. S’il est la synecdoque d’un État français dépassé et déconnecté du réel (incarné ici par le peuple polynésien), il n’est pas déshumanisé pour autant. Entre autres, sa frustration face à sa propre impuissance et son autorité illusoire et farcesque, le change de plus en plus en clown triste, provoquant la bascule de ton dans le film…
.. Le film prend son essor véritable dans sa profondeur kafkaïenne et qui, sur un plan plus large, a bien plus de sens que le basique récit d’espionnage. Il est question de fatalité (absurde ou dont la logique nous échappe) et la manière dont un rouage de la société moderne se retrouve incapable d’en stopper la marche.
Les dialogues de sourds ou les malaises ambiants sont autant au service d’un comique de situation que d’un désespoir latent. L’incapacité des uns et des autres à se comprendre et le déphasage entre les pouvoirs publics et la réalité entraînent inexorablement une perte de repères et un climat propice à la guerre. On pense au Procès ou à La Colonie Pénitentiaire, où personne n’est coupable, mais où malgré tout, le système est, de façon inhérente, créateur d’un malheur collectif et cruel. Comme Kafka préfigurait en son temps au fascisme technocratique, Pacifiction, grâce aux mêmes ressorts, semble préfigurer (sans en avoir eu l’intention directe) à l’escalade du nucléaire, causée par la vanité des discours.
Le film d’Albert Serra tire d’ailleurs profit, pour guider sa narration, d’un deuxième protagoniste clé. L’île de Tahiti, magnifique et sauvage, prend la place d’un paradis perdu. Sublimement capté par Arthur Tort (directeur de la photographie de Serra depuis La mort de Louis XIV), le paysage resplendit comme un purgatoire de l’hubris où se révèlent toutes les contradictions. Toute la langueur contemplative de Pacifiction incarne le parfait contrepoids de toute la dérision et la confusion qui s’empare des personnages. Au bruit des boîtes des nuits et des conversations sans queue ni tête, vient s’opposer le silence. La nature l’emporte peu à peu, substituant au récit pur, la poésie mélancolique du renoncement…
… Sinistre présage d’une administration plus cynique encore quand elle est militaire que quand elle est bureaucratique, Pacifiction contemple l’évanescence d’un système aveugle et paranoïaque. Son changement de paradigme, allant de l’incompétence technocrate à la fureur belliciste, est au cœur du dernier acte. Comme dans une mélancolique tragédie, la joie (ou la légèreté) évoquée par l’Amiral nous renvoie sans peine à cette soif de distraction que nous éprouvons tous et censée contrecarrer la peur. De Roller n’accepte pas ce remède empoissonné et choisit plutôt l’amertume, l’autre seule voie possible, d’où naîtra le monologue le plus beau du film. » (ecranlarge.com)
« Pacifiction – Tourment sur les îles est un film très long pour le coup, mais dont le format s’inscrit en totale adéquation avec le climat particulier des îles du Pacifique. Mais le format ne doit surtout pas rebuter. Au contraire, il faut se laisser aller à la langueur du temps, à la pluie battante, aux immenses vagues qui s’écrasent sur la plage, comme une voix d’accès inédite au climat et à l’univers si particulier de Tahiti…
… L’interprétation de Magimel laisse sans voix. Il incarne cet homme malin et attentionné avec une aisance absolument incroyable. Il a pris du poids pour le rôle. Il écoute, déambule d’un bout à l’autre de de l’île avec son costume blanc, il rassure avec sa manière apaisée et apaisante d’envisager les conflits. Son visage respire l’intelligence, dans ce qu’elle peut avoir parfois de manipulation et de sournoiserie. On le regarde agir en douce, prévenir les coups bas, mettre la pression, sans jamais faillir. On apprend même sur le management et l’usage du pouvoir au bénéfice, on l’espère, de l’intérêt général. L’homme compose avec les injonctions du gouvernement français qu’il représente, les institutions locales, les ennemis qui rodent depuis la Chine ou la Russie et les insulaires qui portent sur leurs épaules des années de domination française.
Pacifiction – Tourment sur les îles relève du thriller politique et du récit psychologique. La figure du Haut-commissaire est omniprésente sur l’écran, alors que petit à petit, l’ampleur de la trame se révèle aux yeux du spectateur. Une scène fascinant montre Magimel sur un bateau s’ébrouer contre des vagues immenses. Son travail de commissaire ressemble en tout point à cette séquence, dans la mesure où il doit affronter des raz de marée inévitables en tournant autour de la force de l’écume. On mesure la complexité des enjeux, les risques qui pèsent sur les épaules du fonctionnaire, et la fragilité de l’équilibre politique et social à Tahiti. Le rythme est volontairement lent. Albert Serra pousse le spectateur dans une ambiance moite, dangereuse, loin des images d’Épinal des îles du Pacifique.
Pacifiction – Tourment sur les îles est une œuvre proprement envoûtante. Non seulement elle valorise l’immense talent de Benoît Maginel, mais en plus elle le magnifie. » (avoir-alire.com)
« … Thriller paranoïaque expérimental, atmosphérique en diable, où rien n’advient vraiment, mais où tout semble sans cesse au bord du cataclysme, Pacifiction montre une Polynésie française inédite, certes somptueuse et luxuriante, mais surtout inquiétante et ténébreuse, avec ses nuits sous substance et ses cieux violacés — l’esprit de Joseph Conrad est là. Politique-fiction qui métamorphose la catégorie, le film est peuplé de personnages fascinants. Comme cette femme transgenre, ou Mahu selon une tradition locale, devenue la confidente et l’informatrice du héros, et dont le regard semble le percer à jour, à chaque instant. Elle seule paraît détenir la clé de la prison psychique où, insensiblement, il s’est enfermé. » (telerama.fr)
« Au sein du cinéma contemporain, les grands formalistes comme Belà Tarr ou Alexandre Sokourov tiennent une place toute particulière. Éloignés des injonctions narratives et commerciales, on retrouve ce cinéma de la recherche et de l’esthétique qui s’affranchit de nombreux codes avec des méthodes de travail qui tranchent avec les habitudes des tournages traditionnels. Le catalan Albert Serra est un digne représentant de ce regard singulier, qu’il développe depuis quatre long-métrages, trouvant son confort dans la représentation de l’Ancien régime, ses trois premiers films se développant aux XVIIème et XVIIIème siècle. Avec Pacifiction – Tourment sur les îles, Serra s’aventure pour le première fois dans le contemporain, très loin de l’Occident, sur l’archipel des îles Sous-le-vent et son joyau Tahiti. On y retrouve Benoît Magimel en Haut-commissaire de la République, emmêlé dans des intrigues de géo-stratégie très ardues.
Le premier constat est la merveilleuse idée de l’auteur d’investir un tel territoire. Tahiti est un espace peu filmé dans l’histoire du cinéma de fiction, le tout dernier film de F.W. Murnau, Tabou, étant toujours la grande référence du cinéma polynésien près de 90 ans après son tournage. Albert Serra utilise à son maximum le potentiel cinégénique de cette île merveilleuse, de l’aube au crépuscule, tissant une matière où l’on devine toutes les couleurs du spectre lumineux. Ensuite, le film affirme une fois de plus le retour en force d’un acteur ringardisé au début des années 2010, Benoît Magimel, qui a coup sur coup joué dans Lola vers la mer, Une fille facile et De son vivant d’Emmanuelle Bercot, entre 2018 et 2020… S’il occupe l’espace de façon corporelle, c’est aussi par le verbe qu’il est omniprésent. Homme politique, représentant de l’Etat français, amis des tahitiens qu’il utilise pour mener à bien sa mission diplomatique, Magimel se lance dans des logorrhées verbales qui semblent ne jamais devoir s’arrêter. Ce qui est encore plus étonnant est que de son propre aveu, aucun texte ni dialogue n’est écrit avec Albert Serra. On entre sur le plateau sans avoir du ingérer des pages d’écriture, libre d’improviser des discours d’une rondeur exceptionnelle. Si le scénario n’est pas la préoccupation principale du cinéaste catalan, il arrive malgré tout à créer des moments sublimes où le Haut-commissaire démontre tout son talent oratoire, notamment dans une scène face aux chefs locaux où il manie la douceur et le glaive, sans jamais se départir de sa douceur et sa bonhommie…
… Albert Serra replace le cinéma au centre du jeu, lui qui se considère comme l’égal de Dreyer et de Bresson, dans un génie qui n’a d’égal que sa mégalomanie et son assurance d’être un des plus grands auteurs contemporains. Si le grand public n’a jamais été aussi loin en terme de démarche, l’art, lui, est célébré comme rarement ces dernières années, en lettres de feu brillantes se reflétant sur le lagon polynésien. » (lebleudumiroir.com)
« … La mise en scène d’Albert Serra a ceci de fascinant qu’elle repose à la fois sur un temps long, nous laissant patiemment explorer les différents tableaux vivants qui s’offrent à nous (on pense parfois au Only God Forgives de Nicolas Winding Refn, avec ses figures lascives et nonchalantes qui complotent dans les recoins de bars et autres boîtes de nuit), en même temps qu’elle fourmille de petites bizarreries (un reflet, une branche, un accessoire qui obstrue une partie de l’image, etc.) instillant le doute sur la nature véritable de ce qui se joue. Cette défiance à l’égard du visible a fait le sel du cinéma de complot des années 1970, héritier postmoderne du film noir auquel Serra se réfère en entretien et que Pacifiction évoque à certains égards : à la procédure rigoureuse définissant le récit policier classique se substitue, devant la multiplication déraisonnable d’indices et d’anomalies, une énigme plus générale qui s’accompagne du sentiment, écrasant, « que c’est la société toute entière qui constitue le mystère à résoudre » [Fredric Jameson, La totalité comme complot. Conspiration et paranoïa dans l’imaginaire contemporain (1992), Les Prairies ordinaires, Penser/Croiser, 2007, p. 71.]. Il faut certes attendre un certain temps – et s’armer de patience — avant que cette partie plus immergée finisse par remonter à la surface, mais le jeu en vaut la chandelle. Le sentiment d’attente produit par cette avancée à pas feutrés n’en est d’ailleurs que plus savoureux eu égard à la drôlerie qui teinte parfois les dialogues et le jeu de Magimel, l’acteur combinant la ruse et la fermeté d’un politicien néocolonial à la fausse candeur d’un représentant qui, en voulant systématiquement arrondir les angles, finit par se livrer à une constante opération de séduction…
… Pacifiction marque sans doute une étape importante dans les filmographies respectives de l’acteur et du cinéaste. Il confirme la position singulière du premier, qui s’impose définitivement comme une créature à part dans le cinéma français contemporain, et témoigne de l’ambition du second qui, après plusieurs films explorant la part d’ombre de mythes et de figures du passé, regarde ici la noirceur de l’époque droit dans les yeux, jusqu’à plonger dans l’abîme. » (critikat.com)
… Nous suivons les péripéties à travers le seul regard du personnage de Benoit Magimel. Nous évoluons au rythme de son voyage. Et cet homme au premier abord dans le contrôle, empathique et influent, se révèle fébrile. On ne sait rien de lui, ni ce qu’il fait sur cette île, ni son passé, juste que la situation lui échappe, qu’il doit rendre des comptes en haut lieu. Il est habité par une urgence, et s’avère soumis à une terrible paranoïa. Cette opacité enrichit une représentation habile du cynisme politique et le caractère pathétique du personnage. Chaque propos de sa part paraît nourrir une mégalomanie. La réalité insulaire se confond alors avec sa vision du monde. Il y a la personne et le personnage qu’il s’invente.
De la même manière, le réalisateur mêle la nature documentaire et fictionnelle de ses images. Un plan-séquence dément nous montre le port de l’île, De Roller préside une réunion avec des représentants indigènes, survole les lieux en avion, assiste à une virée au cœur des vagues roulantes loin du rivage à bord d’un gros bateau, parmi les surfeurs. Ce spectacle immersif est à la fois naturaliste et complètement surréaliste. Le sensationnel et le réel se mêlent. Une dramaturgie éclate au sein d’images neutres dans un équilibre entre vacuité et spectaculaire. La rumeur sur les essais nucléaires qui se répand participe à insuffler de la fiction. Cela donne tout son sens au titre, Pacifiction, contraction de « Pacifique » et « fiction ». La caméra souvent fixe et distante dans une position objective s’oppose à un personnage et un environnement agités.
Se dessine la dimension onirique du film lorsque le paradis rêvé et la corruption sont associés. Cette île paradisiaque, à la langueur tropicale, les mouvements indolents des protagonistes, tout nous invite à une excursion hypnotique. Cette descente dans les ténèbres, emplie de névroses, donne lieu à un film fiévreux et hallucinatoire qui prend les atours d’une véritable expédition. Et parviennent à émerger des moments magiques inopinés tels un échange intime bouleversant avec une femme transsexuelle ou une scène dansée hors du temps. » (bande-a-part.fr)
« … Lui qui n’avait réalisé jusqu’ici que des films d’époque se trouve ici à traiter du contemporain, et alors que son œuvre ne tournait qu’autour de figures mythiques, ou allégoriques – Don Quichotte dans Honor de Cavallerìa (2006), les Rois Mages dans Le Chant des Oiseaux (2008), Casanova et Dracula dans Histoire de ma mort (2013), sans oublier le Roi Soleil de La Mort de Louis XIV (2016) et les libertins archétypaux de Liberté (2019) – il s’attèle à des personnages et des problématiques a priori bien réelles, concrètes. Il s’agit donc de suivre le haut-commissaire De Roller qui doit affronter des rumeurs concernant la reprise d’essais nucléaires sur l’île de Tahiti, sa tentative de maintenir son autorité dans un espace qui lui semble malgré tout parfaitement étranger, ainsi que son enquête paranoïaque. Ce déplacement de son cinéma est pourtant à nuancer. En effet, Serra ne perd rien de son style – mot qui n’est pas ici sans importance, on y reviendra. Chez lui, les séquences sont toujours aussi longues, tenant sur des dialogues improvisés au rythme étrange, et sur des silences pesants. Les registres sont hétérogènes – on passe de la comédie à la terreur pure (notamment autour d’un « Américain » particulièrement effrayant, ou d’un très mystérieux Sergi Lopez de passage), de l’enquête à la chronique, de dialogues bavards perçus comme anodins à de longues stases muettes, contemplatives et hypnotiques – et son obsession semble toujours du côté de l’étrange, De l’inattendu. Les cadres très larges laissent s’exprimer une atmosphère langoureuse, dans des paysages souvent magnifiques. Cela étant dit, une anomalie occupe le cadre et les scènes, les affublant d’une incongruité et d’une puissance nouvelles, c’est l’arrivée d’une star dans ce cinéma pourtant si expérimental : ici, donc, Benoît Magimel… » (faispasgenre.com)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.
Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.
Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici