Palerme



Vendredi 12 Septembre 2014 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Emma Dante – Italie – 2013 – 1h34 – vostf

Un dimanche d’été. Le sirocco souffle sans relâche sur Palerme quand Rosa et Clara, en route pour célébrer le mariage d’une amie, se perdent dans la ville et débouchent dans une ruelle étroite : Via Castellana Bandiera. Au même moment, une autre voiture conduite par Samira, dans laquelle est entassée la famille Calafiore, emprunte la même ruelle dans le sens opposé. Ni Rosa ni Samira, vieille femme têtue, n’ont l’intention de faire marche arrière. Enfermées dans leurs voitures, les deux femmes s’affrontent dans un duel silencieux, le regard plein de haine, sans boire ni manger, sans dormir jusqu’au lendemain. Plus obstinées que le soleil de Palerme et plus dur que la férocité des hommes autour d’elles. Puisque, comme dans tout duel, c’est une question de vie ou de mort…

Notre article

par Josiane Scoleri

Avec Palerme, Emma Dante signe son premier long-métrage après une vie artistique consacrée jusqu’ici à la création théâtrale la plus contemporaine. Et de fait, le film puise dans les fondamentaux du théâtre et même du théâtre classique avec une unité de temps, de lieu et d’action tenue obstinément d’un bout à l’autre du film. Et pourtant, nous avons bel et bien affaire à un véritable objet de cinéma. Si le film marque, c’est justement par son utilisation habile et tout sauf ostentatoire des moyens propres au cinéma. La situation de départ – deux voitures face à face dans une ruelle dont les conductrices refusent de bouger- nous appâte par la promesse d’une comédie féroce, à l’italienne justement, dans la lignée de Dario Fo ou du grand cinéma italien des années soixante-dix : Dino Risi, Ettore Scola ou Luigi Comencini. Mais très vite, nous comprenons que le film sera très certainement féroce et malgré quelques scènes cocasses ou grotesques probablement pas si drôle que ça. Cette situation de blocage va s’avérer d’une richesse inouïe et permettre à la réalisatrice d’explorer le microcosme environnant sous toutes ses facettes. La rue Castellana Bandiera est un monde en soi. Qui sait le monde, peut-être ? À partir des occupants des voitures, ce sont tous les habitants de la rue qui prennent corps devant nous et ils vont bientôt occuper l’écran comme ils occupent leur territoire. Les hiérarchies, les tensions, les conflits, les drames hérités du passé se déploient devant nous et se reflètent dans ce face à face à la vie, à la mort entre ceux du cru et les « étrangères ». Car Via Castellana Bandiera est aussi un film sans concession sur la violence du rapport à l’autre.

Dans une société où tradition, archaïsme et modernité s’entrechoquent à tout bout de champ, cela implique aussi bien les rapports hommes/ femmes que les relations entre les générations ou les rapports de classe. Le propos d’Emma Dante est ambitieux, et le cinéma permet justement cette immersion dans le réel. Nous ressentons physiquement la chaleur qui use les nerfs , la lumière qui aveugle et la poussière du sirocco qui asphyxie. C’est bien là à n’en pas douter le pouvoir propre du cinéma. La mise en scène s’appuie sur une utilisation simple et efficace du champ/ contre-champ, avec notamment ces gros plans sur le visage des deux femmes arrimées à leur volant, derrière le bouclier du pare-brise. Les plans sont fixes comme leur regard est fermé. La tension se fait palpable et va crescendo. Dans le même temps, tout, dans ce réel si réel, est hautement improbable. Il s’en suit pour le spectateur un sentiment contradictoire qui mêle inextricablement le filon réaliste avec sa forte dimension sociale et une veine profondément absurde, qu’on pourrait presque qualifier de surréaliste. Car il va se soi que le réel est avant tout prétexte à métaphore… La plupart des critiques ont voulu voir dans cette impasse la situation de la Sicile et de la société italienne dans son ensemble, paralysée jusqu’à la caricature ( cf les multiples scandales Berlusconi et alia…) dans les dysfonctionnements de toute la sphère politique, économique et sociale. Je dirais plutôt qu’à l’instar d’un Guediguian chez nous qui nous parle encore et toujours de l’Estaque pour atteindre à l’universel, Emma Dante fait partie de ces artistes qui savent que leur monde recèle nécessairement la totalité du monde. C’est de fait la condition humaine dans toute sa finitude qui constitue la matière du film. Les multiples personnage secondaires – le patriarche, le petit-fils, le gangster patenté,les voisines qui cancanent, etc…- sont là pour donner de l’épaisseur à cette enquête sans fioritures sur les ressorts profonds du comportement des uns et des autres et surtout des uns avec les autres. Chaque touche supplémentaire, chaque détail, chaque indice contribuent à faire émerger une image de plus en plus nette à partir d’un kaléidoscope qui au départ, joue plutôt le chaos, ou à tout le moins le fractionnement Et le miroir que nous tend la réalisatrice n’est certes pas bien flatteur. Son regard reste cependant le plus souvent tendre face aux travers qui sont évidemment d’abord les nôtres et accessoirement ceux des personnages du film. Ce dont il est question ici c’est avant tout de notre difficulté à être libre, à sortir des blocages intérieurs qui nous gouvernent. C’est là très précisément que le cinéma va fournir à Emma Dante les outils de son ambition. En effet par un subterfuge que l’on ne saisit pas tout de suite,mais qui peu à peu change complètement la donne, il apparaît clairement à l’écran que le statu quo n’a aucune raison d’être et qu’il perdure pourtant au-delà des faits, au-delà du réel.

Le final en surprendra plus d’un, tant sur la forme que sur le fond. Et Emma Dante de nous régaler dans cette fable douce-amère d’un très long plan séquence frontal aussi inattendu qu’audacieux qui révèle à la fois sa vision du monde et sa très grande liberté sur le plan formel. Pour le dire dans les mots de la réalisatrice : « Nous sommes au bord du gouffre et nous n’arrivons même pas à tomber. L’hypothèse de la chute serait plus constructive pour mieux se relever. »

Encore un mot sur la distribution qui réunit avec beaucoup d’ habileté non- professionnels, comédiens de la troupe de théâtre d’Emma Dante et acteurs de cinéma. Tous sont d’une justesse qui fait mouche portés essentiellement par les actrices du film, en tout premier lieu Elena Cotta , personnage mutique dans un film bavard dont le regard hypnotique est à lui tout seul la colonne vertébrale du film. Le jury à Venise ne s’y est pas trompé qui lui accordé pour cette performance atypique le grand prix d’interprétation féminine.

Sur le web

Née à Palerme en 1967, Emma Dante explore le thème de la famille et de la marginalisation à travers le langage poétique de la tension et de la folie, toujours avec une pointe d’humour. Metteur en scène de théâtre formée à l’Accademia Nazionale d’Arte Drammatica Silvio D’Amico à Rome, elle crée la Compagnia Sud Costa Occidentale à Palerme en 1999. Ses spectacles ont été joués sur les scènes les plus prestigieuses d’Europe (La Scala de Milan, Festival d’Avignon, Théâtre du Rond-Point, Opéra Comique, La Monnaie de Bruxelles, …) et récompensés par des prix prestigieux.

En 2009, elle a inauguré la saison à la Scala de Milan en signant la mise en scène et les costumes de Carmen de Bizet dirigé par Daniel Barenboim. En avril 2012, elle a débuté à Paris avec la Muta di Portici à l’Opéra Comique en coproduction avec La Monnaie de Bruxelles, sous la direction d’Alain Guingual, un immense succès critique et au théâtre. Son nouveau spectacle, Le Sorelle Macaluso, sera présenté au Festival d’Avignon en 2014.

Depuis 2001, elle a mis en scène les spectacles suivants : M Palermu, Carnezzeria, Medea from Euripides, La Scimia, Vita mia, Mishelle di Sant’Oliva, Cani di bancata, Il Festino, Le Pulle (joué au théâtre du Rond-Point à Paris, en coproduction avec le Théâtre National de la Communauté Française de Bruxelles), une opérette amorale dont les personnages sont cinq prostituées (pulle en palermitain) et quatre travestis.

Elle a aussi publié Carnezzeria, Trilogia della family siciliana, Trilogia degli occhiali (2011) et l’histoire illustrée pour les enfants, Anastasia, Genoveffa e Cenerentola (2011), Gli alti e bassi di Biancaneve (2012).

Via Castellana Bandiera (Palerme) est une pièce de théâtre qu’Emma Dante écrivit et mit en scène sur les planches, pour finalement la porter à l’écran. Ce qui, pour l’artiste, fut une grande première, puisqu’elle n’était auparavant jamais passée derrière la caméra. Emma Dante est à la fois la scénariste, la réalisatrice et l’actrice principale de Palerme: « … Pour cette histoire j’avais besoin de la poussière, de la rue, de la chair, de la lumière naturelle que le théâtre ne pouvait pas me donner. En réalité, mon ambition secrète était de faire un western, deux ennemis qui s’affrontent : le volant est le pistolet, le levier de vitesse la gâchette. Et la rue est un monde à part, ça ne ressemble même pas à Palerme, ça pourrait être le Mexique ou un lointain pays du Sud. Ça ne pouvait se faire qu’au cinéma. Cela a été une expérience intense mais extraordinaire, qui a aussi impliqué les habitants du quartier. J’ai utilisé la même méthode que celle que j’applique dans mes mises en scène pour le théâtre. J’ai fait des répétitions pendant un mois et demi avec ma compagnie de théâtre, les acteurs professionnels et les acteurs non professionnels, comme Renato Malfatti qui joue Saro Calafiore. J’ai eu la chance de travailler avec des collaborateurs exceptionnels, c’était essentiel.« 

La ville de Palerme est le personnage principal du film : la mer, le Mont Pellegrino, la petite église de San Ciro à Maredolce, Capo San Gallo, Villa Igiea, le cimetière de Santa Maria dei Rotoli au bout de l’impasse Via Castellana Bandiera. La ville, son implosion, son attrait, est au coeur du travail d’Emma Dante et c’est la raison pour laquelle, malgré les difficultés auxquelles elle s’est retrouvée confrontée pour développer son travail artistique, elle a choisi de ne jamais quitter Palerme. L’objectif de la production était de créer la plus grande résonance possible sur le territoire et d’avoir la participation la plus large possible de la ville et de ses habitants. Le repérage a confirmé la possibilité de filmer dans la vraie Via Castellana Bandiera. Située sur le versant du Mont Pellegrino, c’est la rue où Emma Dante a vécu pendant de nombreuses années, en plus d’être le lieu qui a donné l’idée du film. Dans un décor entièrement naturel, une partie mobile d’environ 80 mètres de long a été construite d’un côté de la rue pour reproduire les conditions de tournage en studio mais dans une vraie rue au coeur de Palerme.

La métaphore est une figure déjà présente dans son théâtre. À travers cette histoire, elle essaye de représenter une forme d’immobilité, une situation où rien ne change. Même si cette histoire est liée à Palerme, elle tente aussi de raconter sa vision du monde: « Ces deux femmes s’obstinent, tenaces et bornées mais confrontées à l’autre, elles commencent à faire le point sur elles-mêmes, sur leur vie, à se redécouvrir. En quelque sorte, les vrais ennemis s’apprécient, la haine les élève. Face à l’autre, on ne peut que le regarder dans les yeux, l’observer, et reconnaître aussi la partie <img1909|right> sombre qui est en nous.« , puis elle ajoute: « Nous sommes à un moment très particulier de notre histoire, l’humanité est au bord du gouffre, mais on n’arrive même pas à tomber. L’hypothèse de la chute serait plus constructive, pour mieux se relever. Mais je pense que, comme dans le film, nous sommes dans une impasse.« 

Mais ce film est aussi l’histoire de trois femmes de générations et milieux sociaux très différents. Un couple homosexuel face au monde archaïque et fermé de la famille de Samira: « Rosa et Clara forment un couple et j’aime l’écart d’âge qui existe dans ce couple. Mais je voulais éviter d’afficher une relation homosexuelle comme une fuite de quelque chose, notamment l’absence de l’homme. Face à elles, Samira est une femme âgée qui vient d’un village où les traditions sont très ancrées : elle a souffert, a perdu sa fille mais elle reste très solide. On continue à se focaliser sur des questions sociétales d’un autre âge, alors qu’on devrait se concentrer sur les vrais problèmes qui touchent notre société contemporaine. La lutte des femmes n’est pas terminée, la société est encore patriarcale, les homosexuels sont encore marginaux et la mafia est toujours une plaie…« 

Interrogée sur la genèse de Palerme, la réalisatrice ajoute: « Palerme est ma ville et je pars d’ici pour raconter mon histoire. Le Sud est une sorte de petite tour d’observation sur le monde, mais ce film n’est pas un film « local ». Il parle d’un état de l’être et non d’un lieu géographique. C’est vrai, et il s’agit pour moi d’un lieu physique et mental. À la fin du film, Rosa comprend qu’en réalité elle ne s’était pas perdue, elle s’est retrouvée. J’ai vécu dans cette rue pendant dix ans, et ce film a été pour moi peut être aussi une occasion de me retrouver. Nous avons tourné dans la vraie rue, mais nous avons rajouté des éléments de décors et déplacé un mur, pour que la rue puisse graduellement, mais de façon imperceptible, s’élargir. Toutefois, bien que l’espace s’ouvre et permette donc de dénouer l’embouteillage, l’attitude des personnages ne change pas, parce que l’obstacle est mental. Nous avons tous une tendance à déformer les choses…« 

Palerme a été présenté à la Mostra de Venise en 2013 et fut récompensé. Elena Cotta dans le rôle de Samira, a obtenu la Coupe Volpi pour la meilleure actrice, tandis que les Frères Mancuso ont reçu le prix de la meilleure musique.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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