Pavee Lackeen, la fille du voyage



Lundi 07 Mai 2007 à 18h – 5ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Perry Ogden – Irlande – 2006 – 1h27 – vostf

Winnie vit avec sa mère, ses frères et soeurs dans une caravane d’une zone industrielle de Dublin. Exclue de l’école après une bagarre, elle déambule dans la ville, rêve devant les robes de mariée des vitrines, ramasse les pièces d’une fontaine pour aller jouer aux jeux vidéos, se maquille avec sa soeur pour aller danser, récupère des vêtements dans les containers de la Croix Rouge… Portrait d’une petite fille espiègle et débrouillarde dont la mère lutte contre l’administration et les préjugés pour offrir à ses enfants une vie décente. Pavee Lackeen offre une plongée dans le quotidien des Irish Travellers dans l’Irlande contemporaine.

Notre critique

Par Philippe Serve

Voici Winnie, 10 ans. Une petite sauvageonne qui aime se battre dans la cour de l’école ou chaparder dans les magasins, mais sait aussi dire « please » au marchand de frites ou « thank you » lorsqu’elle reçoit en cadeau une effigie du dieu Ganesh. Winnie est très curieuse. De tout. Winnie appartient à la communauté des Irish Travellers, sorte de gens du voyage vivant dans des caravanes et considérés comme une minorité « erhnique nationale » de la verte Irlande. Winnie est une des filles de Rose, 43 ans et dix enfants, et d’un père parti on ne sait où. Winnie est jouée par Winnie Maughan, 10 ans, sa mère par sa vraie mère Rose, ses frères et soeurs par ses vrais frères et soeurs, etc. Joués ? Vraiment ? Et jusqu’à quel point ? Le spectateur ne le saura jamais vraiment. Car étrange objet cinématographique que ce Pavee Lackeen (« La fille du voyage » en Cant, langue particulière à cette communauté et incompréhensible pour tout autre Irlandais). Alors, documentaire ? Fiction ? Fiction-documentaire ? Rien de tout ça. Car tout cela à la fois.Perry Ogden, pour tourner son premier film, s’inspire directement d’une étude photographique menée pendant plusieurs années auprès des enfants du voyage irlandais qui déboucha sur une brillante exposition suivie d’un livre, « Poney Kids« . Animé d’un vrai respect pour ses protagonistes, le photographe renommé devenu cinéaste décide de se poser en simple témoin. Sa dénonciation ne s’affiche jamais, il se contente de montrer des vies au quotidien et, en particulier, celles de Winnie et de sa mère, sans complaisance et sans jugement. Rose, la mère, se retrouve constamment aux prises avec l’administration municipale qui souhaite déménager la famille de force vers un autre quartier de la ville (nous sommes dans les faubourgs de Dublin). La mère campe sur son refus, sans que l’on sache toujours très bien si elle rejette cette offre en raison de la mauvaise réputation du quartier comme elle l’affirme ou si la simple perspective d’abandonner le sien et surtout sa caravane est inacceptable par principe. Les Irish Travellers tiennent beaucoup à leur identité et à leur culture dont le refus de vivre de façon sédentaire dans de vraies maisons reste central.

Pendant que sa mère se débat avec ses problèmes administratifs, aidée par des travailleuses sociales attentionnées mais impuissantes, et même par une activiste du voyage (traveller activist), Winnie passe son temps à glander de ci de là, expulsée de son école pour une semaine. Le film préfère aligner des saynètes plutôt qu’une histoire en continue, le fil rouge restant cette menace de déménagement forcé (qui s’avèrera d’ailleurs, et sans surprise, une belle escroquerie). Si la réalité montrée ne prête guère à l’optimisme (on devine sans peine que Winnie répètera le schéma maternel, entre fags and booze (cigarettes et alcool), Pavee Lackeen n’est pas dépourvu d’humour pour autant. Certaines scènes s’y prêtent directement : la sortie nocturne de Winnie et de sa soeur aîné, Rosie, 12 ans ; la chanson ; l’épisode du container à vêtements. La plupart des instants de comédie sont néanmoins dus pour la plupart au naturel de ses interprètes et surtout à l’incroyable Winnie Maughan. Celle-ci, inculte — la Russie est donc un pays ? —, ignorante de son année de naissance mais à l’intelligence naturelle qu’on devine vive, a « hâte de se marier » (elle-même ou son personnage ?). La moindre robe nuptiale, qu’elle apparaisse sur la jaquette d’une cassette de film russe, sur une future mariée vue à travers la vitrine d’une boutique ou portée par une de ses soeurs aînées dont elle se repasse la vidéo du mariage en boucle, la fait rêver.

Si Winnie, si prompte à poser toutes sortes de question, révèle une certaine soif inconsciente d’apprendre, elle se referme très vite dès que les interrogations ou remarques émanant d’autrui portent sur elle-même. Naïve et innocente, Winnie n’en est cependant pas dépourvue de caractère et il ne faut pas trop la chercher. Ses coups partent vite et fort. Mais comment s’en étonner dans cet univers sans autre horizon qu’une vie de laissé-pour-compte ? Car les Irish Travellers sont victimes dans leur propre pays d’un vrai racisme de la part de leurs congénères (ce qui apparaît à vrai dire assez peu dans le film). Considérés comme des sous-êtres, affublés d’appellations toutes plus péjoratives les unes que les autres, ils ne trouvent finalement une égalité de traitement qu’auprès des communautés immigrées qui ne voient et n’entendent aucune différence entre ces Irlandais ci et les autres.

Perry Ogden utilise une caméra très mobile, le plus souvent portée à l’épaule. Elle colle parfois au corps de Winnie ou bien, au contraire, choisit de la replacer dans son environnement en un long plan fixe. Le réalisateur laisse alors ceux-ci s’installer jusqu’à la limite de l’ennui, celui qui hante précisément les soirées de Winnie et Rosie, débouchant sur ce simple constat : « C’est chiant, hein ?« .

Plus d’un critique a rapproché ce film du Rosetta des frères Dardenne. S’il y a un incontestable cousinage, il est bon de remarquer que l’oeuvre des deux frangins reste un film de pure fiction tourné dans un style documentaire et avec une interprète principale certes non-professionnelle (du moins à l’époque) mais ne jouant pas son propre rôle. Pavee Lackeen, on l’a vu, va beaucoup plus loin dans la confusion des genres : très large improvisation laissée au jeu et aux dialogues à l’intérieur d’un canevas pré-établi, mélange d’acteurs professionnels (la directrice d’école, les travailleuses sociales, l’oncle Martin) et de non-acteurs dans leur propre rôle (toute la famille de Winnie, le professeur, les vendeuses, la doctoresse, Mary, etc.). Un rapprochement, a priori plus incongru mais davantage pertinent, est à faire avec le classique de Luis Buñuel, Los Olvidados (1950) ou avec le court-métrage d’Alan Clarke, Christine (1987), dont Perry Ogden s’est directement inspiré pour l’épisode de la soirée frites. Mais plus encore avec le chef d’oeuvre de Robert Flaherty, Nanouk l’Eskimau (Nanook of the North, 1922) où toute une famille jouait son propre rôle, au service d’un scénario écrit..

Quoiqu’il en soit, nous, spectateurs, apprenons à regarder vivre Winnie, comme elle apprend, dans une des plus belles scènes du film, à écouter enfin son propre corps. Via son coeur.

Sur le web

Les Irish travellers sont une minorité indigène de la société irlandaise dont le mode de vie est déterminé par une culture nomade. Ils ont été marginalisés par les habitants sédentaires d’Irlande et subissent le même racisme que les gitans. Ils sont aujourd’hui plus de 25 000 (contre 3 000 dans les années 1960), surtout des enfants, et ont une espérance de vie peu élevée (40 ans en moyenne). 
Le nomadisme a donné un état d’esprit aux Irish travellers qui leur est propre, et s’ils occupent parfois des maisons, ce n’est que temporaire. La crise des logements des travellers a été mise en évidence par différents gouvernements Irlandais : la plupart vivent encore au bord des routes, sans accès à un confort minimal tel que l’eau courante ou l’électricité. Beaucoup d’autres vivent dans des logements sociaux mal entretenus et souvent situés dans des zones insalubres et dangereuses. L’accès aux soins, à la scolarisation, à la sécurité sociale et aux autres services sociaux est encore pour eux problématique.

Pavee Lackeen, la fille du voyage est la première réalisation de Perry Ogden. Cet anglais est surtout connu pour son travail en tant que photographe ; il a exposé dans les quatre coins de l’Europe : de l’Angleterre à la France, en passant par la Suisse ou le Portugal. Lorsqu’à la fin des années 1990, Perry Ogden se rend à Dublin pour réaliser Poney kids, une série de photographies sur des enfants du voyage qui occupent de poneys sauvages dans des haras désafectés, il ne se rend pas encore compte de l’étendu de son sujet. Il les photographie pendant trois ans, jusqu’à ce que leur activité soit rendue illégale à cause des lois protègeant les enfants mineurs. L’exposition « Poney kids » est un succès et un livre regroupant ces photos est imprimé, propulsant les enfants au statut d’icône, victimes des discriminations sociales.
Perry Ogden décide de rester impliqué et continue à suivre le parcours des enfants, les interviewant et les photographiant, assistant à leur procès avec son scènariste  Mark Venner. Il passe deux ans au Tribunal pour Enfants de Dublin et prend alors conscience de l’importance du nombre d’enfants impliqués dans des procédures judiciaires. Il décide alors d’en faire un film, et commence l’écriture de ce qui deviendra Pavee Lackeen.

« Caméra à l’épaule, Perry Ogden met en scène une situation, plus qu’une histoire, utilisant le naturel d’acteurs non professionnels, pour faire de son œuvre le miroir d’une réalité sociale sans concession. Il ne conclut pas son récit par un fait monstrueux et mélodramatique, préférant situer la tragédie à un autre niveau que celui de l’événement. Ici ce sont ces existences sans perspectives qui constituent le drame. Une démarche noble et remarquable dont la pertinence s’avère être bouleversante. Un docu-fiction irlandais épatant de sensibilité et de pertinence qui analyse le rôle déterminant de la misère intellectuelle chez les laissés-pour-compte » (avoir-alire.com)

Perry Ogden a rencontré  Winnie, l’héroïne de Pavee Lackeen alors qu’il attendait des jeunes qu’il devait interviewer. C’est elle qui l’a abordé, lui demandant de lui expliquer sa démarche. Elle l’a ensuite conduit à sa caravane et lui a raconté son histoire atypique. « Je pouvais voir son imagination se déployer au fil des histoires invraisemblables qu’elle me racontait« , confie le réalisateur. « C’était assez fantastique. Cette fille me semblait tellement extraordinaire. Innocente et curieuse en même temps. J’ai su à cet instant qu’elle serait l’héroïne de mon film« . Perry Ogden a choisi de faire jouer dans son film des jeunes qui ne sont pas acteurs, par souci d’authenticité. Si  Winnie Maughan et ses soeurs ont très vite joué le jeu et ont fait totalement confiance au réalisateur, la mère de Winnie s’est elle montrée plus réticente, cherchant sans cesse à contrôler son image.  Ogden a toutefois fini par établir une véritable relation quand celle-ci a compris que le film était au final une bonne chose pour elle et sa famille. Avant sa rencontre avec Winnie,  Perry Ogden avait divisé le scénario en trois parties : une partie racontait l’histoire d’une jeune fille du voyage, une autre narrait les aventures d’un homme, sédentaire (un « settled boy« ) et une dernière enfin se concentrait sur un homme d’origine africaine. Mais en voyant les 30 premières minutes qu’il avait filmé sur  Winnie, le réalisateur a compris qu’il tenait là un sujet très fort émotionnellement et qu’il fallait se concentrer sur la jeune fille qui « s’imposait par sa présence, à la fois intense et pleine de vie« .

« S’il existe en Irlande une tradition beaucoup plus forte du voyage quotidien, ce n’est pas ici par goût du déplacement ou de l’aventure que ces familles s’entassent dans des caravanes. Ils sont ainsi étonnamment immobiles tout au long du film: toujours filmés à l’extérieur, c’est bien dans l’absence de maison, d’endroit pour vivre, que se caractérisent les personnages. Exilés aux frontières des grandes villes, ici Dublin, ils vivent en marge de la société, géographiquement et humainement: l’espace est sans cesse montré comme un désert. Même lorsque Winnie se rend dans le centre ville, elle déambule au milieu des autres qu’on ne voit qu’à peine, dans des rues presque vides. Et lorsqu’elle rentre chez elle, elle se confronte aux étendues d’usines désaffectées, de carcasses de voitures et de dépôts d’ordures. Ils n’ont pas de lieux. Tout semble anonyme. Le manque de place renvoie également à l’exclusion purement sociale: ils doivent tout d’abord faire face au racisme de ceux qui ont un toit. Il ne s’agit pas là de racisme au sens strict du terme mais du rejet d’une tradition particulière. En outre, aucun des enfants n’est scolarisé. Rejetés de tous, ils n’ont pu apprendre à se comporter normalement dans une cour de récréation, et se sont faits renvoyer. Leur mère ne sait pas lire; elle est désarmée face à autrui mais aussi face à une machine beaucoup plus puissante et destructrice qu’est celle de l’administratif. L’incompréhension existe des deux côtés de la barrière; elle est partagée et multiple, bien que très inégale. » (critikat.com)

Perry Ogden s’est inspiré pour Pavee Lackeen des  Réprouvés, un film de Luis Buñuel retraçant le quotidien d’enfants des bas-fonds de Mexico et de Streetwise, un documentaire de  Martin Bell sur la jeunesse dans les rues de Seattle durant les années 1970. Ce documentaire est d’ailleurs inspiré d’une série de photographies de Mary Ellen Mark, dont l’oeuvre est marquée par son intérêt pour les marginaux.

En 2006, Pavee Lackeen a fait partie de la sélection officielle des Premiers Plans à Angers, un festival consacré aux premiers long-métrages européen.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.

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