Persona



Samedi 06 Décembre 2014 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Ingmar Bergman – Suède – 1966 – 1h24 – vostf

Les relations d’une actrice soudain frappée de mutisme et de son infirmière bavarde. Un processus d’osmose des personnalités va contribuer à la guérison de la comédienne, mais renforcera peut-être la solitude de l’infirmière.

Notre critique

par Bruno Precioso

« Peut-être le plus beau film de l’auteur, à coup sûr le plus complexe, le plus limpide et le plus mystérieux, le plus séduisant et le plus inquiétant. » écrivait Jean Baroncelli dans le Monde en 1967 à la sortie de Persona. Curieux film qui peut s’ouvrir à tant de paradoxes et de superlatifs simultanément… et assez loin pourrait-on croire de l’aboutissement de la carrière d’Ingmar Bergman qui ne meurt que 40 ans plus tard, le même jour que Michelangelo Antonioni, et tourne jusqu’en 2003 (Sarabande). Ce serait oublier que la carrière de Bergman est d’une rare abondance, et qu’il est déjà en 1966 un cinéaste accompli et dès longtemps reconnu.

A la sortie de Persona Bergman a 43 ans, 26 films derrière lui et une carrière cinématographique récompensée dans les festivals depuis dix ans. Après des études écourtées par sa passion du théâtre, il débute à 21 ans en 1939, à l’opéra d’abord, au poste d’assistant mise en scène. Sa démobilisation pendant la guerre lui offre de retrouver le théâtre, et à l’issue d’une mise en scène en 1941 il est approché par la Svensk Filmindustri qui l’engage comme scénariste. L’emploi est trop limité pour le satisfaire, mais il y apprend beaucoup et reçoit les premiers conseils qui lui permettent de réaliser son premier long-métrage, Crise (1945). Dans le même temps il prend la direction d’un théâtre municipal et désormais mène de front les deux carrières – qui se nourrissent mutuellement.

Les films des années 1940 (Musique dans les ténèbres, La prison…) sont très marqués par l’esthétique française de Renoir ou Carné, et diversement reçus par la critique suédoise ; Monika a été peu goûté à sa sortie en 1953, et Bergman est plus reconnu pour son travail théâtral (nommé directeur à Malmö en 1952) voire radiophonique (adaptations théâtrales, commençant en 1951 avec La Ville). A partir de 1946, il tourne un film par an, monte des pièces du répertoire ou les siennes qu’il écrit dans le même temps, dirige son théâtre et multiplie les adaptations pour la radio… jusqu’à une hospitalisation pour surmenage fin 1956. A la sortie de son hospitalisation, il a écrit deux scénarios qu’il tourne sans attendre. Ce sera le Septième sceau et les Fraises sauvages (1957) qui consacrent le cinéaste à Cannes et Berlin (Ours d’or 1957). Suivent chaque année des oeuvres-clefs parfois mal reçues à leur sortie suédoise (La Source, 1960) mais qui hissent Ingmar Bergman au rang de géant du cinéma (A travers le miroir, Les communiants mais surtout Le Silence, 1963). Parvenu à ce qui semble le sommet de sa carrière, Bergman est nommé directeur du Théâtre Dramatique Royal de Stockholm. Cette fonction accapare beaucoup le réalisateur qui s’éloigne un temps des tournages. C’est pour retrouver le contact avec le cinéma qu’il accepte de répondre à une commande de la Svensk Filmindustri en 1965.

Le gros plan : visage et dévisagéification (G. Deleuze)

Pour ce faire, Bergman retourne sur l’île de Fårö qui l’avait fortement marqué lors du tournage d’ A travers le miroir (1961) et qui restera un pivot de son univers artistique – et personnel puisqu’il y mourra le 30 juillet 2007. Le nouveau projet du cinéaste est un gros budget dont le sujet annonce une entrée dans le fantastique : Les cannibales. Comme ce fut le cas dix ans plus tôt, c’est sa santé qui impose au cinéaste un tournant dans sa carrière. Une double pneumonie cloue Bergman dans un lit d’hôpital pour 6 mois, délirant et halluciné. Les scènes entrevues alors, infirmières dans les couloirs, lumières filtrant par les fenêtres, photos d’actrices dans des journaux apportés lui inspirent un nouveau projet. Il renonce aux Cannibales, mais écrit en quinze jours un film de structure proche et dont les liens avec le projet en gestation sont nombreux. Il faudra attendre deux ans pour voir porté à l’écran Les cannibales, remaniés pour devenir L’Heure du loup. En lieu et place, Bergman tourne en 70 jours Persona.

Toujours avec la même équipe technique (Nykvist, Ryghe), le réalisateur tourne un film absolument novateur, qui constitue comme un noeud dans l’oeuvre du réalisateur : certaines scènes sont reprises directement de films antérieurs, en auto-citation (le Silence), certaines répliques mêmes sont identiques dans la bouche de personnages portant le nom de la première occurrence (le Visage). De même les influences personnelles de Bergman sont exposées d’emblée et assumées, formulées en un bloc d’images initiales très ramassé qui dévoile les coulisses du cinéma comme pour donner accès avec honnêteté aux artifices de la création. Ce poème d’images en ouverture entrechoque oeuvres identifiables et bribes de l’inconscient collectif du cinéma comme le surgissement d’une scène originelle surgie du rêve ou de l’état hypnotique du convalescent Bergman.

Le film devait s’appeler Cinématographie. C’est le réalisateur et producteur Kenne Fant qui déconseille un titre jugé peu « vendeur » à Bergman, lequel choisit alors Persona. Ce faisant il dévoile ses intentions ; moins la référence au masque porté par l’acteur du théâtre antique et lui servant de porte-voix – qui est évidemment présente puisque Bergman est indissociablement lié au théâtre et que le film ne fait pas mystère de s’en nourrir – qu’une clef de lecture livrée sans manières comme pour présupposer son dépassement. Ni métaphore, ni habile allusion, mais une introduction explicite pour chacun, visible et pourtant incompréhensible. La persona dans le vocabulaire psychanalytique auquel le cinéaste en appelle est un concept très précis de la théorie de Carl Jung. Il s’agit de la part de la personnalité qui incarne la relation sociale, qui définit un personnage social construit aux yeux d’autrui, et à laquelle le Moi (ou l’âme) risque de se confondre au point d’entraîner une perte de personnalité. Etre au monde, être face à l’autre et dans les yeux de l’autre, telles sont les problématiques qui parcourent l’oeuvre bergmanienne des Communiants à A travers le miroir, pour se résoudre dans cette scène inaugurale de Persona.

« Comment décrire un spectacle d’une si grande beauté ? » (J.L. Godard)

Gilles Deleuze envisage Persona comme un film structural beaucoup plus que comme un film psychologique, rien n’étant expliqué, moins encore sûr, de la relation des deux femmes. « C’est le gros plan de Bergman qui a poussé le visage jusqu’à ces régions où le principe d’individuation cesse de régner. Ils ne se confondent pas parce qu’ils se ressemblent, mais parce qu’ils ont perdu l’individuation. » écrit-il dans L’image-mouvement. Et de fait le travail de forme dans Persona n’est pas surtout mis au service de l’ambiguïté d’une narration (confusion, fusion ou transfert ?) mais bien plutôt la substance même du film. Pour reprendre un mot fameux du cinéaste suédois, « mes films sont l’explication de mes images. »
De fait l’enjeu de Persona est avant tout sa matière formelle, expérimentation pour elle-même, où le spectacle au présent du traitement du plan et du cadre parle seul. La matérialité de la pellicule, la fiction du cinéma dévoilée par ses coulisses sont intégrées à ce qui se joue sur l’écran pour dire bien au-delà d’une histoire qu’il appartiendrait au « spectateur actif » de retisser. Pour cela sans doute, l’aventure de Persona marque pour ainsi dire une cassure chez Bergman, qui renonce après la sortie du film à la direction du Théâtre Dramatique Royal de Suède. Bien sûr il faudra encore 15 ans au cinéaste avant de renoncer au cinéma, après avoir livré Fanny et Alexandre, son testament cinématographique, en 1982. Mais Bergman a pleinement conscience de l’importance de l’aventure lorsqu’il déclare : « Je sens aujourd’hui que dans Persona je suis arrivé aussi loin que je peux aller. Et que j’ai touché là, en toute liberté, à des secrets sans mots que seul le cinéma peut découvrir. »

Sur le web

Au printemps 1965, Ingmar Bergman est admis à l’hôpital de Sophiahemmet, suite à une double pneumonie. C’est alors qu’il se met à rédiger les prémices du scénario de son vingt-septième film, Persona, « principalement pour garder la main dans le processus créatif. » Le réalisateur confiera que ce film lui aura sauvé la vie : « Si je n’avais pas trouvé la force de faire ce film-là, j’aurai sans doute été un homme fini. » Huit ans auparavant, le cinéaste suédois avait déjà entamé les premières lignes d’une de ses intrigues, Les Fraises sauvages, depuis un lit d’hôpital.

C’est sur son lit d’hôpital qu’Ingmar Bergman feuillette des journaux et tombe sur deux photos de Bibi Andersson et Liv Ullmann. « Il avait été stupéfait par l’étrange lumière sur nos visages« , déclarera plus tard Liv Ullmann. Le cinéaste avait également regardé des diapositives prises lors du tournage de Kort är sommaren, où les deux actrices se partageaient l’affiche, et avait alors réalisé leur similitude. C’est la septième fois que l’actrice Bibi Andersson tourne sous la direction du réalisateur suédois. En tout, ils collaboreront à dix reprises, de 1955 à 1973.

C’est lors d’une conférence de presse qu’Ingmar Bergman dévoile le titre originel de {{Persona}}. Le long-métrage devait s’appeler « Cinématographie », mais lorsque le cinéaste proposa ce titre à Kenne Fant, ce dernier lui rétorqua que c’était un nom terrible. Le réalisateur a donc proposé le titre « Persona », en référence à un terme latin désignant les masques derrière lesquels se dissimulaient les acteurs à l’antiquité : « C’est un titre amusant, un bon titre, un titre approprié. Le film portera sur les masques et les attitudes des gens. » En mai 2009, Kenne Fant lèguera le script original du film à la fondation Ingmar Bergman.

Ingmar Bergman tournera six de ses longs-métrages sur l’île de Farö, au milieu de la mer Baltique, dont Persona. La plupart des scènes ont été tournées à Farö, mais le tournage a également eu lieu dans les studios de Filmstaden à compter du 19 juillet 1965. Et si les premiers jours de tournage se sont avérés cauchemardesques, quand l’équipe est arrivée sur l’île, l’atmosphère s’est améliorée et le film a pu progresser en douceur. Le tournage s’achèvera deux mois plus tard, le 15 septembre 1965. Le lendemain de la fin du tournage, le 16 septembre 1965, Ingmar Bergman écrit quelques notes dans son journal de bord. Le réalisateur se met à déprimer de nouveau, noyé dans sa solitude après les retours de Bibi Andersson pour l’Amérique, de Sven Nykvist pour Zurich et de Liv Ullmann pour Oslo. Il démissionnera quelques mois plus tard de son poste de directeur du Royal Dramatic Theatre, qu’il aura dirigé de 1963 à 1966.

C’est sur le tournage de Persona que naît l’histoire d’amour entre Ingmar Bergman, alors âgé de 47 ans, et Liv Ullmann, actrice norvégienne de 25 ans. Une passion tumultueuse qui s’essouFflera au bout de cinq ans, et qui donnera naissance à une petite fille. Devenus amis, le duo collaborera sur de nombreux films du cinéaste suédois, jusqu’à Saraband (2003). En 2012, Dheeraj Akolkar réalise le documentaire Liv & Ingmar, où Liv Ullmann en personne retrace l’histoire hors du commun de ce couple mythique du cinéma.

Avec Persona, Ingmar Bergman débute en quelque sorte une trilogie, un premier volet qui sera suivi par L’Heure du Loup et La Honte. En effet, on peut parler d’une sorte de continuité dans la mesure où les trois longs-métrages ont eu pour lieu de tournage l’île de Farö. Autre dénominateur commun : la présence de l’actrice norvégienne et compagne du réalisateur, Liv Ullmann.

En 2001 sort Mullholland Drive de David Lynch. Beaucoup voient alors une inspiration Bergmanienne dans cette plongée schizophrénique au coeur de la « Cité des Rêves ». Deux personnages féminins, une dualité déroutante, la figure de l’actrice handicapée (le mutisme dans Persona, l’amnésie dans Mullholland Drive), une relation nimbée d’érotisme… Mullholland Drive devient le remake du film de Bergman.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.

N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats :
La parole est à vous !

Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury).

Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, ainsi qu’à toutes les séances du Mercury (hors CSF) et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.
Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


Partager sur :