Vendredi 24 mai 2019 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Jaime Rosales, Espagne, 2019, 1h47, vostf
Petra, jeune artiste peintre, intègre une résidence d’artiste auprès de Jaume Navarro, un plasticien de renommée internationale. Très vite, Petra découvre un homme cruel et égocentrique qui fait régner parmi les siens rancoeur et manipulation. Malgré les mises en garde, la jeune femme persiste, bien décidée à se rapprocher de cette famille. Petra avouera-t-elle la véritable raison de sa présence ?
Notre article
par Bruno Precioso
Accéder à un public plus large sans renoncer à une radicalité qui était jusqu’à présent la raison d’être de son cinéma… Jaime Rosales n’aurait pas imaginé affronter une question qui peut sembler déconcertante de banalité, mais il est vrai que le Catalan n’a d’abord rencontré que peu d’accroc sur son chemin. Après ses études d’économie à l’ESADE de Barcelone, il décide de se consacrer au cinéma et obtient pour ses 26 ans une bourse qui lui ouvre les portes d’un monde nouveau : ce sera en premier lieu Cuba et l’école de réalisation de San Antonio de los Baños, puis l’Australie. Période féconde puisqu’il réalise quatre courts métrages remarqués en moins de 3 ans ; ce coup d’essai lui vaut à son retour de Sydney de travailler comme scénariste à la télévision jusqu’en mars 2001. Il fonde alors sa société de production (Fresdeval Films) pour appuyer son 1er long métrage tournant autour d’un serial killer à Barcelone, Las horas del día, sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 2003 et récompensé des Goya du meilleur réalisateur et du meilleur scénario. A 33 ans Jaime Rosales fait figure de révélation dans le cinéma espagnol, et l’opus suivant confirme les espoirs placés en lui : La soledad, sélectionné à Cannes en 2007 pour la compétition Un certain regard, reçoit en Espagne le doublé Goya du meilleur réalisateur et du meilleur film ; tout le film est construit sur des splitscreen qui isolent les personnages et déconstruisent l’espace. Son 3e film, très attendu, ne déroge pas à la règle que le réalisateur s’est fixé : changer de lieu et surtout radicalement de style à chaque nouvelle réalisation. Tiro en la cabeza est entièrement filmé au téléobjectif, rendant les dialogues inaudibles. Comme dans chacun de ses films la violence (l’assassinat de deux gardes civils par l’ETA) est au cœur du sujet et suscite une vive polémique en Espagne que n’éteint pas Sueño y silencio, son 4e film sorti en 2012. Après l’échec de ce long-métrage auquel il tenait beaucoup, Jaime Rosales traverse une phase d’abattement au point de se poser la question d’abandonner le cinéma et d’entamer une formation en architecture. La phase ne dure pas cependant, et il s’arrache au doute par le travail sur un 5e film tout entier traversé par la situation de crise économique de son pays : La hermosa juventud, parcouru des messages textos des protagonistes qui zèbrent l’écran, s’inscrit dans un paysage ravagé par le chômage (25% alors au plan national) et l’exode des jeunes Espagnols, avec la force d’un documentaire pris sur le vif. Sélectionné à Un certain regard, il reçoit le prix FIPRESCI.
Poétique de la surprise, poétique de l’attention
Petra marque donc le début d’une nouvelle ère, et offre d’une certaine manière au réalisateur un choix qu’il ne projetait pas avant 2012 : poursuivre dans la voie qu’il a jusqu’ici tracée, et qui au fond ouvre toutes les pistes de recherche formelle possibles avec peut-être trop de souplesse ? … Ou creuser un nouveau sillon avec l’objectif cette fois de ne plus perdre le contact avec le spectateur ? Le double enjeu rejoint aussi dans son esprit les deux directions souvent présentées comme irréconciliables dans lesquelles le cinéma dès son invention s’est engagé : d’une part sa forme industrielle et commerciale, allergique à la prise de risque et disposant d’une force de mobilisation sans cesse perfectionnée ; d’autre part sa dimension de création artistique pure, toute entière tendue vers l’invention, la surprise, l’inouï. Ce qui intéresse ici Rosales c’est aussi que ces deux avatars du cinéma, radicalement hétérogènes l’un à l’autre, ont à l’esprit le même spectateur à qui adresser le film, et pourtant le présupposent absolument différent l’un et l’autre. Il y a là pour l’Espagnol une tension originelle dans la manière d’appréhender un public tout à la fois objet de séduction et sujet libre participant de la création. C’est en somme la racine du théâtre antique qu’il revivifie. Tel qu’il l’évoque, Jaime Rosales a d’ailleurs vécu le travail sur Petra comme un retour aux sources, et d’abord aux sources littéraires : « La tragédie contient une force inaltérable ; je suis donc retourné à l’école ! J’ai lu ou relu des textes pour comprendre le fonctionnement de la tragédie, notamment la Poétique d’Aristote ; il a été notre phare. J’ai aussi relu les interprétations contemporaines écrites par David Malet, ainsi que les écrits de Shakespeare évidemment. J’ai aussi revu énormément de classiques américains… C’est étrange : j’ai passé ma vie à explorer la radicalité du cinéma contemporain. Et aujourd’hui je reviens à tous ces classiques ! » De la littérature aussi le réalisateur tire l’usage des chapitres, intitulés dans la tradition quichotesque, et jouant le rôle dynamique d’accélérateur de l’action – anticipant parfois sur les dénouements – mais remettant aussi le spectateur dans une posture très classique de lire une histoire au déroulé déjà connu, mais dont les modalités font tout le sel. Le désordre dans lequel sont présentés les 7 chapitres donne d’ailleurs l’occasion de s’approprier la logique de découverte des événements propre à Petra.
Le travail des acteurs est également une spécificité du travail de Jaime Rosales. Après avoir fait tourner dans ses premiers films des acteurs éprouvés au profil théâtral, il s’est tourné dans les films suivants vers un casting d’amateurs absolus, ou plutôt d’acteurs naturels comme il préfère les désigner. A nouveau Petra est un film à part dans sa cinématographie puisqu’il a cette fois réuni tout l’éventail des situations imaginables, des actrices ‘‘stars’’ à la carrière internationale comme Marisa Paredes, aux acteurs naturels comme Joan Botey, ingénieur chimiste-agronome et aquarelliste à ses heures perdues, en passant par une Bárbara Lennie, très connue en Espagne pour son travail au cinéma comme à la télévision, et qui porte le film avec Joan Botey. Cette rencontre entre professionnels et non-professionnels doit aboutir à un ‘‘apprentissage mutuel’’ dans lequel la méthode de tournage joue un rôle majeur. Marisa Paredes explique : « …il faut savoir que Jaime n’aime pas qu’on connaisse le scénario, on connaît la situation et à partir de là on dit le scénario mais avec d’autres dialogues. Il a un chronomètre pour chaque prise – et on dispose de X secondes ou X minutes pour la faire, et on ne peut pas y déroger car il n’y a aucun plan pour rattraper la situation ». Une improvisation libre et néanmoins très maîtrisée qui doit aboutir au résultat le plus naturel possible, la tension en plus. Pour nous guider dans les méandres de ce voyage intérieur au cours duquel Petra rencontrera bien plus qu’elle -même, Jaime Rosales utilise comme toujours toutes les ressources d’une caméra qu’il maîtrise à la perfection (ici une Steadicam avec un objectif de 50mm), dans et hors du champ, en se départissant un peu de l’âpreté bressonienne de son image. Plus inattendu il a choisi pour la première fois d’utiliser de la musique, qu’il a commandée au compositeur danois Andersen sur la base du scénario et dont il a fait le fil directeur du montage…
Rassurons-nous : quelle que soit la voie que suivra à l’avenir Jaime Rosales, du moins son appétit d’expérimentation et de création ne semble pas près de se tarir.
Sur le web
Le quatrième film du réalisateur, Rêve et Silence, achevait à ses yeux une époque. Avec son film suivant, La belle jeunesse, et Petra, il cherche à revenir à la case départ et à prendre une nouvelle direction : « Petra est un film né de la nécessité d’aller à la rencontre du spectateur. Mes deux premiers films, Las Horas del Dia et La Soledad, ont vu la lumière de la salle de projection durant la première décennie du nouveau millénaire. C’était une époque pleine d’enthousiasme et d’une certaine euphorie juste avant la grande crise de la seconde décennie« . Il s’est pour l’occasion replongé dans la lecture de livres sur le cinéma et a revu des classiques du 7e art : « Aristote a été notre phare : ‘Tout doit être surprenant et nécessaire’. Tout a été pensé pour que le spectateur entre dans le film. Pour qu’il s’installe à l’intérieur et voyage avec lui. Un voyage vers l’intériorité. Intériorité des personnages et intériorité du spectateur lui-même« .
S’il affirme que Petra ne repose pas sur un thème unique et que chaque spectateur peut se retrouver dans le film, le réalisateur Jaime Rosales reconnaît que ceux de l’identité et de la lutte entre le bien et le mal sont les plus importants : « L’intrigue est imprégnée d’un souffle tragique tout au long du film. Si je devais résumer la thématique de Petra, je dirais que c’est un film sur la recherche de soi et sur la rédemption« .
Jaime Rosales a une manière bien particulière de travailler. Très méticuleux, il prépare le plateau de manière mathématique, tout en demandant à ses acteurs d’improviser, comme l’explique Marisa Paredes : « il faut savoir que Jaime n’aime pas qu’on connaisse le scénario, on connaît la situation et à partir de là on dit le scénario mais avec d’autres dialogues. Il a un chronomètre pour chaque prise – et on dispose de X secondes ou X minutes pour la faire, et on ne peut pas y déroger car il n’y a aucun plan pour rattraper la situation« . Il s’agit d’une improvisation à la fois libre et très maîtrisée mais qui doit paraître la plus naturelle et organique possible.
Barbara Lennie qui interprète Petra se souvient des essais peu communs qu’elle a passés pour Petra : « Plutôt qu’une scène à interpréter, ce fut davantage une conversation avec Jaime [Rosales] sur les choses de tous les jours, des choses de la vie, et des thèmes concrets comme l’argent, l’art, mes parents, mes priorités. Ce fut très déconcertant et une chose en amenant une autre, j’ai inventé. Plus tard, j’ai compris que tout était lié au film« . Petra est la première expérience d’acteur de Joan Botey, qui incarne le personnage détestable de Jaume Navarro. Ingénieur chimiste et agronome, il a publié un livre sur la biodiversité où il a intégré des aquarelles qu’il a lui-même réalisées. Il est le propriétaire du domaine dans lequel le film a été tourné. Toute autre est l’expérience de Maria Paredes, l’interprète de son épouse Marisa, qui a commencé à tourner en 1960 et qu’on a souvent vue dans des films d’Almodovar. Maria Paredes revient sur ses partenaires de jeu : « Travailler avec des acteurs non professionnels est toujours quelque chose d’assez rafraîchissant, car c’est presque comme une feuille blanche, on ne connaît pas cette personne, ni sa façon de travailler, il n’a pas de carrière derrière lui, tout est nouveau« . Enfin le rôle de Lucas, le fils de Jaume, est tenu par Alex Brendemühl, un comédien espagnol comme son nom ne l’indique pas. La très belle lumière et la très belle photo du film est à mettre au crédit de la française Hélène Louvart, la Directrice de la photographie.
Petra est un film sur la résilience des femmes et sur leur lutte contre le patriarcat. Pour Barbara Lennie, « Les femmes au final sont celles qui dépassent tout. Et dans ce cas, ce sont les seules qui peuvent changer leurs destins tragiques« . Sa comparse Marisa Paredes renchérit : « Ces deux personnages féminins, Petra et Marisa, qui réussissent à se trouver, le font grâce à la vérité la plus absolue, avec leurs tripes, leurs coeurs. Elles se trouvent, se reconnaissent, d’une façon que les personnages masculins ne pourront jamais connaître« .
Jaime Rosales a tourné le film en 35 mm en Scope anamorphique, avec une seule optique, le 50 mm. Et avec un Steadicam, en plan-séquence, pour chaque plan. Jaime Rosales souhaitait trouver un regard « inquisiteur » vis-à-vis des scènes, vis-à-vis des personnages et de l’histoire racontée, et pour cela la présence du Steadicam et l’utilisation d’une seule focale nous permettraient de « rôder » autour des personnages, de venir « les sentir« , de venir « écouter » ce qu’ils disaient et de s’éloigner ou de se rapprocher en fonction du degré « d’intimité » des scènes. Donc, pour cela, une caméra toujours en mouvement, mais un mouvement lent qui peut aussi se détacher de la narration en allant filmer autre chose, pour mieux écouter les personnages, ou comme un regard qui se détourne pour les laisser vivre…
« Rien n’est plus redoutable qu’un absent omniprésent, que l’ombre inquiétante d’un être malfaisant dont même les silences sont sources de menaces imprécises. Petra, jeune peintre, est admise en résidence d’artiste chez Jaume Navarro, célèbre plasticien qui ne se montre jamais, dispose de ses proches à sa guise. Quand enfin, il apparaît, Petra lui révèle les vraies raisons qui l’ont conduite à s’inscrire pour entrer chez lui. Ce Jaume Navarro, tyran domestique et familial, est un type infect. Du haut de sa réputation qui lui permet d’asseoir son emprise sur les autres, il détient des secrets dont il joue, par touches cruelles, désarçonnant et désarmant ses proies, victimes de sa perversité. La vérité, mouvante, ne cesse de se dérober. Quand elle surgit, par bribes, l’effet est dévastateur. Et le mystère, de rebondissement de rebondissement, s’épaissit, jusqu’à l’étouffement psychologique des protagonistes. Jaume Navarro s’en prend notamment à son fils qu’il écrase de sa morgue. Cynique, froid, antipathique, il détruit méthodiquement ceux qu’il juge trop faibles pour lui résister, poussant certains d’entre eux au suicide. En quête d’identité et de paternité, Petra se retrouve prise dans les filets de cette araignée venimeuse, piégée malgré elle dans le tabou des tabous.
Le cinéaste catalan Jaime Rosales compose, avec maestria, usant d’un style calme et apaisé, une impressionnante tragédie grecque sous le soleil de l’Espagne d’aujourd’hui. Ses plans-séquences très lents s’insèrent dans une chronologie décalée, tissée d’ellipses et de sauts dans le temps. Son puzzle scénaristique est découpé en chapitres. Cette structure rigoureuse et chatoyante répond à l’impératif d’Aristote dont se réclame Jaime Rosales : « Tout doit être surprenant et nécessaire. » Jusqu’à l’inattendue rédemption finale, au moment où le spectateur en vient à croire que l’esquif de Petra va sombrer. La caméra glisse d’un visage à un autre quand les différents personnages se parlent, ou les unit, dans le même cadre quand ils s’affrontent. Par de délicats mouvements panoramiques, le réalisateur mêle la dureté des aveux à la douceur des paysages.
Coincé dans l’étau qu’a installé Jaume Navarro, deus ex machina, chacun cherche à défaire les nœuds de culpabilité. Car tout le monde, dans cette histoire, ment, peu ou prou, sans même se l’avouer. Ce très beau film, élégant sous la noirceur, est illuminé par la pureté du visage et les regards interrogatifs, toujours sur le qui-vive, de Barbara Lennie, l’étoile montante du cinéma espagnol. Son jeu fascinant d’intériorité, sa présence magnifique à l’image accentue l’antagonisme face à la performance minérale de Joan Botey, novice au cinéma, ingénieur chimiste et agronome dans la vraie vie, dont c’est le premier rôle à l’écran. La fragilité de l’épouse, écrasée par la soumission conjugale, campée par la subtile Marisa Paredes, achève de cristalliser ce drame énigmatique et passionnant. » (lacroix.fr)
« C’est au niveau du montage qu’il est le plus facile de prendre conscience de du grand talent de Jaime Rosales : le film étant partagé en 7 chapitres, le réalisateur a choisi de commencer par le 2ème chapitre, suivi du 3ème, puis du 1er, du 4ème, du 6ème, du 5ème et, pour finir, du 7ème. Rien de gratuit dans ce choix : même si le spectateur peut se sentir parfois un peu perdu, cela lui permet de beaucoup mieux partager la façon dont Petra prend connaissance des évènements troubles qu’a connus la famille de Jaume. Quant à la mise en scène, elle est, comme toujours chez Rosales, extrêmement inventive. A l’instar de Michael Haneke, avec lequel il est parfois comparé, il utilise le hors champ avec beaucoup d’intelligence. Plutôt que d’emprisonner ses personnages dans un cadre, il les enlace en opérant de lents mouvements de caméra qui finissent par les faire sortir de l’écran alors qu’ils continuent à converser. Au spectateur de faire alors travailler son imagination dans un contexte qui renforce les parts de mystère que comporte le film !…Jaime Rosales nous gratifie d’un film déroutant et passionnant, mêlant la recherche de soi et la rédemption ainsi que la lutte entre le bien et le mal. Une fois de plus, il fait preuve d’une grande inventivité dans sa manière de filmer et il y ajoute, cette fois ci, un montage d’une grande intelligence. » (fdg-info13.com)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso
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