Vendredi 28 octobre 2016 à 20h30
Film de Alejandro Jodorowsky – Chili – 2016 – 2h08
Dans l’effervescence de la capitale chilienne Santiago, pendant les années 1940 et 50, « Alejandrito » Jodorowsky, âgé d’une vingtaine d’années, décide de devenir poète contre la volonté de sa famille. Il est introduit dans le cœur de la bohème artistique et intellectuelle de l’époque et y rencontre Enrique Lihn, Stella Diaz, Nicanor Parra et tant d’autres jeunes poètes prometteurs et anonymes qui deviendront les maîtres de la littérature moderne de l’Amérique Latine. Immergé dans cet univers d’expérimentation poétique, il vit à leurs côtés comme peu avant eux avaient osé le faire : sensuellement, authentiquement, follement.
notre article
par Josiane Scoleri
Après La danza de la Realidad retraçant les 10 premières années de sa vie dans la petite ville de Tocopilla, qui donna l’occasion à Jodorowsky de parler au moins autantde l’histoire du Chili des années 30 que de lui-même, Poesia sin fin aborde l’adolescence et la jeunesse de Jodorowsky à Santiago, dans le bouillonnement culturel qui agitait alors la capitale chilienne et qui donna naissance à ce qui s’est appelé par la suite « la génération 1950 ».
L’adolescent rêveur qui s’enflammait à la lecture de Garcia Lorca cède la place à un jeune homme bien décidé à réaliser son rêve: être poète. Depuis toujours, le cinéma de Alejandro Jodorowsky est un cinéma qui déborde de toutes parts, excessif, baroque, survolté, presque frénétique pourrait-on dire. Et Jodo ne s’assagit certes pas avec l’âge. À 87 ans, il nous livre une fresque trépidante, saturée en couleurs et d’une invention visuelle qui nous laisse à peine le temps de respirer. Nous retrouvons la famille Jodorowsky là où nous l’avions laissée, à l’embarcadère de Tocopilla, prête à larguer les amarres pour la capitale, la mère qui chante la vie comme sur une scène d’opéra, le père barricadé dans sa rigidité mentale. Au cas où vous ne le sauriez pas, la famille est le lieu de toutes les aliénations. Et Jodorowsky de nous gratifier d’une visite mémorable chez la grand-mère maternelle où tout le monde en prend violemment pour son grade. Et dans un acte de rupture fondateur, Jodo l’adolescent en révolte s’attaque à la hache à l’arbre du jardin familial sous les yeux ébahis de son jeune cousin homosexuel timoré. Exit la famille. Dans le plan suivant, Jodorowsky est un jeune homme : la vraie vie peut commencer. Autant la rue où se trouvait la boutique de son père était triste et terriblement dure ( cf la reconstitution de la calle Matucada en décors peints entièrement en gris au début du film et la violence exacerbée qui y règne), autant la maison des sœurs Cereceda est tout simplement magique. Filmée comme dans un rêve ou un conte de fée, l’arrivée dans la maison est un enchantement de tous les instants, dans une atmosphère de beauté, d’expérimentation et surtout de liberté créatrice qui transporte le jeune Jodorowsky sur une autre planète. Musiciens, danseurs, peintres, sculpteurs, tous les arts sont au rendez-vous pour plonger dans l’inconnu. Les images et le rythme du film reflètent cette fièvre créatrice. Le mot d’ordre de tous ces jeunes, garçons et filles, pourrait être « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace ». « Atrevete », « Ose », dit d’emblée l’une des sœurs Cereceda à Alejandro.
À partir de là, Jodorowsky jeune poète va explorer toutes les pistes qui s´offrent à lui et Jodorowsky cinéaste âgé pris dans l´urgence de raconter sa vie met tous les moyens du cinéma au service de son imagination et de sa mémoire. Et pour rendre hommage à toutes les personnalités exceptionnelles qu´il va rencontrer dans ces années là, il nous donnera des images fortes, capables de nous suprendre et de nous émouvoir durablement. La rencontre avec Enrique Linh qui deviendra l´un des plus grands poètes chiliens du XXième siècle est d’ailleurs de ce point de vue, carrément jubilatoire. Tous ces jeunes gens en colère se révoltent d´abord bien évidemment contre la génération qui les a précédés ( cf la scène chez les parents d’Enrique, couleur poussière ou encore celle dans cette sorte d’Athénée qui sent la naphtaline où en fait de lecture de poésie, l’auditoire tout aussi compassé a droit à une provocation en bonne et due forme qui ne fait pas dans la dentelle).
Et le Café Iris, bar emblématique de l´intelligentsia de l´époque, loin d’être un lieu vibrant de retrouvailles et de discussions, est filmé dans une lumière bleu-gris glaciale où tous les personnages, convives ou serveurs, font figure de croque-morts somnambules ou de zombies pathéthiques. Et puisque la grande affaire de Jodorowsky et de ses amis est la poésie, la statue du Commandeur à déboulonner c´est bien sûr Neruda, traité de « viscoso poeta nacional » dans une scène toute aussi radicale!!! Cela dit, à 20 ans, même dans cette ébullition intellectuelle tous azimuths, la découverte première reste avant tout celle de l´amour. Et Jodorowsky de nous régaler du personnage hors-norme de Stella Diaz Varín, poétesse qui sera son premier amour, jouée ici par une Pamela Flores dont on a du mal à voir tout de suite qu’il s’agit bien de la même actrice qui incarne à l’écran la mère du réalisateur. (traduction en images par Jodorowsky du principe pychanalytique de l’inconscient s’avançant masqué, et qui demande un effort pour être démasqué, associé ici sans ambages au complexe d’Œdipe). Stella, punk avant l’heure avec ses cheveux rouges, ses tatouages, ses collants multicolores et ses gros godillots, est ici recréée par Jodorowsky en un personnage complexe entre volonté d’émancipation (sexuelle entre autres), prise de pouvoir et rêveries mystiques. Autrement plus nuancé que le célèbre poème de vengeance que lui a dédié Nicanor Parra (autre grand poète chilien) intitulé sans autre forme de procès : La Vibora ( La vipère).
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Pour Alejandro Jodorowsky, Poesía sin fin et son précédent film La Danza de la Realidad forment une unité aussi bien dans le contenu que dans la forme. « À la fin de chacun des deux films, l’enfant part vers un nouveau lieu. Il quitte mon petit village de Tocopilla pour la capitale Santiago, puis il quitte le Chili pour la France. Les deux fois, il y a cette idée du voyage vers l’inconnu« , note le cinéaste. Le réalisateur voit ses deux derniers films comme dépassant l’idée de faire du cinéma avec les moyens habituels – des acteurs, une caméra, des décors. Il confie : « Je qualifie mon cinéma de « psycho-magique ». J’ai publié un livre intitulé Le Théâtre de la guérison chez Albin Michel, qui envisage la poétique comme une technique thérapeutique. »
En vieillissant, Alejandro Jodorowsky s’est demandé quelle était la finalité de l’Art. Pour lui, ce n’est pas un moment de détente mais quelque chose qui sert à guérir. Le metteur en scène développe : « Mais guérir qui ? Le public ? Impossible, puisque le public n’existe pas. Le public est colonisé par le cinéma américain. Il ne cherche que la détente, à être soulagé de son stress pendant le temps de la projection. Et le « cinéma de réalisateur », soi-disant plus profond, est systématiquement dédié à des problèmes sociaux, l’une des dernières choses qu’on est capable de « vendre » au public. Mais ces films sociaux, ce sont des histoires de pauvres faites par des gens très riches. Une fantaisie ! Alors qui guérir ? Principalement moi. Deuxièmement, ma famille. Et en troisième lieu seulement, le public que je saurai inventer. »
Via Poesía sin fin, Alejandro Jodorowsky raconte sa vie d’enfant puis d’adolescent dans des endroits très précis où il a vraiment grandi. Le réalisateur a choisi de filmer dans les lieux exacts où il a vécu et, pour ce, il a dû retourner à Santiago du Chili, chose qu’il n’avait pas faite depuis 60 ans ! Ce processus est assimilé pour lui à une guérison : « C’est le commencement de ma guérison : revenir comme un dieu là où j’ai été une pauvre victime ; être dans la peau d’un « grand réalisateur international » pour remettre en état ces lieux minables et les embellir, pas seulement sur l’écran mais aussi dans ma mémoire. Comme un grand nettoyage… Vient ensuite la guérison de ma famille. Je suis moi-même dans le film, à l’âge que j’ai, vieux, en train de raconter mon histoire. Je me vois en train de la raconter. Le personnage déterminant de mon père Jaime est joué par mon fils Brontis. Moi-même jeune homme, je suis interprété par mon fils Adan. Brontis joue son grand-père, qu’il n’a connu qu’à travers moi et ma souffrance… Adan joue son propre père. Quand Alejandro se bat avec Jaime, ce n’est pas seulement moi qui me bats avec mon père, c’est Adan qui se bat avec son grand frère Brontis. »
Dans le film, la mère et la muse d’Alejandro Jodorowsky sont jouées par la même actrice, Pamela Flores. Le metteur en scène justifie l’importance de ce choix : « Psychanalytiquement, Alejandro glisse sa mère dans sa maîtresse. C’est un glissement de l’OEdipe. Il est fasciné, parce qu’il voit sa mère comme il ne l’a jamais vue. Sur ce point, je tiens à dire autre chose : j’en ai marre de la mythologie de la femme belle style mannequin. Mes personnages féminins sont de vraies femmes. Parfois un peu exagérées : dans le film, l’une est très grosse, l’autre naine. Je n’exploite jamais l’aspect physique, la séduction hollywoodienne. J’en ai marre de ça. « Le fils du réalisateur, Adan Jodorowsky, tient le rôle principal. Comme à son habitude, Alejandro Jodorowsky n’a pas fait tourner de grandes stars. Pour lui, l’invention des stars par Hollywood constitue le commencement de la décadence cinématographique, comme il le confie : « L’année de La Danza, à Cannes, Gatsby le magnifique faisait l’ouverture du festival. La venue de Di Caprio, c’était le grand événement. Le lendemain, dans la presse, on le voyait le bras levé, avec son énorme montre au poignet. « Como une puta ». Vendeur d’objet, vendeur d’égo… Ça, je n’en veux pas. »
Pour reconstituer l’époque de ses jeunes années, Alejandro Jodorowsky n’a pas eu recours à des effets spéciaux derniers cris. Le cinéaste précise : « De grands panneaux en noir et blanc, qui te montrent la réalité telle qu’elle était. Parfois, une voiture d’aujourd’hui passe dans la rue au premier plan, mais tu ne la remarques pas forcément ; c’est fait avec beaucoup de subtilité. Et une fois la prise finie, j’enlève les photos. Je ne t’hypnotise pas pour te faire croire que tu es face à la réalité. Je te montre un film, et je m’efforce de te le rappeler à tout moment. C’est aussi pour cette raison que j’utilise les ninjas, ces silhouettes entièrement vêtues de noir qui déplacent les objets quand les personnages en ont besoin, comme dans le kabuki. »
Grâce aux sites de crowdfunding Kickstarter et Indiegogo, 7 000 personnes ont participé au financement de Poesía sin fin. A cette somme se sont ajoutés 500 000 dollars d’économie restant à Alejandro Jodorowsky et 500 000 autres dollars donnés par le producteur Moisés Cosío. Poesía sin fin est dédié à Michel Seydoux, lequel avait en grande partie financé La Danza de la realidad. Alejandro Jodorowsky raconte avoir passé plus de vingt ans à économiser de l’argent pour pouvoir réaliser un film dans la liberté la plus totale, sans être employé par un studio. Il se rappelle : « En vingt-deux ans, j’ai économisé un million de dollars. Comme je voulais faire deux films, j’en ai mis la moitié. Puis j’ai rencontré mon associé Xavier Guerrero, qui a mis 200 000$. Ça faisait 700. Je suis allé déjeuner avec 10 11 Michel Seydoux, dans un petit restaurant rempli de gens du football. Au cours de la discussion, je lui ai dit que je cherchais un producteur qui ne lise pas le script, qui me fasse totalement confiance, qui ne regarde rien jusqu’à la fin. Il m’a demandé : « Combien il te manque ? ». « Un million ». En cinq secondes, il m’a répondu : « Eh bien, je te le donne ». Peu après, j’étais au Mexique pour une exposition du peintre Pascalejandro que je constitue avec mon épouse Pascale Montandon-Jodorowsky. Un jeune admirateur, Moises Cosio, me demande si j’ai un projet de film. Je lui réponds qu’il me manque encore un million de dollars. « Eh bien, je te le donne ». Deux miracles pour un seul film.«
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri
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