Profond désir des dieux



Samedi 10 Février 2018 à 20h00 – 16ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de  Shohei Imamura – Japon – 1967 – 2h50 – vostf

Les habitants de l’ile de Kurage vivent selon les coutumes traditionnelles et croient toujours a la légende selon laquelle le dieu du frère et de la sœur créa leur ile au milieu de la mer de Chine. « Profond Désir des dieux » raconte l’histoire de Nikichi qui aima sa sœur Uma. Il fut puni par son père qui l’enchaîna à un rocher. Les années passent, le frère et la sœur se retrouvent. Mais l’amant d’Uma, le chef de l’ile, est retrouvé mort. Les habitants, convaincus de la culpabilité de Nekichi, les tuent. Cinq ans plus tard, des touristes innocents envahissent l’ile.

«Je suis intéressé par la relation entre la partie inférieure du corps humain et la partie inférieure de la structure sociale sur laquelle s’appuie la réalité quotidienne du Japon» (Shohei Imamura)

Notre critique

Par Martin De Kerimel

1926… pour mieux le situer dans le temps, on peut relever qu’il est né la même année que Youssef Chahine, John Schlesinger, Andrzej Wajda, Jerry Lewis, Roger Corman, Mel Brooks et Norman Jewison. Bientôt douze ans après sa mort, Shôhei Imamura s’inscrit encore dans les mémoires comme l’un des grands noms de la Nouvelle Vague japonaise. Son âge aurait pu faire de lui le fils de Yasujiro Ozu ou le très jeune frère d’Akira Kurosawa. Du fait de son talent, certains n’hésitent pas à affirmer qu’il n’a rien à envier à ses glorieux aînés. Et pourtant, j’ai presque envie de parier que la plupart d’entre vous ne le connaissent pas ou le connaissent mal. N’ayez aucun complexe ! C’est mon cas aussi. Profonds désirs des dieux fête cette année son demi-siècle, mais n’est en réalité que le second des films de Shôhei Imamura que j’ai découverts. C’est pourquoi, avant d’aller plus loin, je me dis qu’il est utile de dire quelques mots supplémentaires sur celui qui l’a réalisé. L’occasion de mieux le comprendre, peut-être.

                 Désirs volés                                             Mon deuxième frère                                        Cochons et cuirassés

Issu d’un milieu bourgeois puisque fils de médecin, l’adolescent Shôhei n’est pas tombé dans le chaudron des images comme notre cher Obélix l’a fait dans la potion magique. Adolescent, il vit à Shinjuku, quartier de Tokyo et haut lieu, dans le Japon occupé d’après-guerre, du marché noir et de la prostitution. Il entreprend d’abord des études d’agriculture, mais redirige vite son centre d’intérêt vers l’histoire, au point d’obtenir un diplôme de l’université Waseda, un prestigieux établissement privé de la capitale nippone. Dans le même temps, passionné à la fois par la mise en scène et par le jeu d’acteurs, il écrit quelques pièces et les accompagne sur les planches. Il n’a que 22 ans quand il a soudain le déclic pour le cinéma, devant L’ange ivre, un film – tiens donc ! – d’Akira Kurosawa. Admis à la Shôchiku, une importante maison de production, il y fait ses premières armes comme assistant… de Yasujiro Ozu. Il apprend la technique, « sans plus », pour reprendre ses propres mots. Il lui faut attendre dix ans et changer d’employeur pour enfin réaliser ses premiers films : Désirs volés, Désirs inassouvis, Mon deuxième frère… sortent coup sur coup, à la toute fin des années 50. Ce début de carrière ne va pas sans quelques déconvenues : ainsi, Devant la gare de Ginza, dans les salles japonaises à l’été 1958, est une oeuvre de commande, reniée par la suite parce qu’avant tout destinée à lancer la carrière cinéma d’un chanteur populaire. Franchement dépité, Imamura jure, mais un peu tard, qu’on ne l’y reprendra plus…

C’est en 1961, avec Cochons et cuirassés, que le Tokyoïte commence à se faire connaître sur la scène internationale. En France, il donne une toute première interview aux Cahiers du cinéma en 1965. Trois ans et quatre autres films plus tard, sa notoriété grandissante lui permet de décrocher les financements pour réaliser Profonds désirs des dieux, son oeuvre la plus longue jusqu’alors : presque trois heures, avec entracte ! Par où l’aborder ? Pour Shôhei Imamura lui-même, ce film ne ressemble à aucun autre. Non content de s’être lancé dans la mise en images d’un scénario d’une densité exceptionnelle, le cinéaste abandonne le noir et blanc, qu’il maîtrise à la perfection, pour la couleur. Je me dis que vous n’aurez encore jamais vu le Japon sous cet angle. La caméra vous emmènera sur l’île de Kurage, située au sud-est de l’archipel nippon. Vos hôtes seront les Futori, une famille dont le patriarche, à moitié fou, est coupable d’inceste sur l’une de ses filles. Nekichi, le fils aîné, voit ses longues journées défiler pendant qu’enchaîné, il creuse un trou pour y enfouir un rocher, symbole du courroux des divinités païennes à l’origine de la création du monde. Rapidement, vous croiserez aussi une jeune femme nymphomane – qui se trouve être la petite-fille du patriarche – et d’autres membres dégénérés de la communauté. La « normalité » ? Vous pourriez croire qu’elle s’incarne dans d’autres hommes, venus sur l’île transformer les rizières ancestrales en champs de cannes à sucre. Mais tout cela est-il raisonnable ? Pas sûr !

C’est justement en observant la confrontation de ce monde ancien, agricole et fragilisé par maintes superstitions, avec un autre univers, prétendument développé et moderne, que vous pourrez réfléchir à la signification de tout cela… et aux intentions de l’auteur. Notez qu’en 1968, le film ne reçoit pas un accueil très chaleureux du public nippon. Bien que lauréat de quelques prix dans son pays, il ne réussit pas non plus à s’imposer auprès d’autres audiences sous d’autres latitudes. Proposé à l’Académie des Oscars comme candidat du Japon au prix du meilleur film étranger, il reste à l’écart de la liste finale, où figure Ma nuit chez Maud, d’Eric Rohmer, et où va triompher un brûlot franco-algérien – Z, de Konstantinos Costa-Gavras. Bilan : en France, le long-métrage sort seulement en 1990, soit vingt-deux longues années après sa première projection ! Il est plus que temps, aujourd’hui, de tenter de le réhabiliter. Cette improbable fresque est une oeuvre à nulle autre pareille, qui risque de vous secouer dans vos fauteuils. Sensuelle et grinçante, solaire et ténébreuse, contemplative et hystérique, elle se joue des contraires et ne peut laisser indifférent. Et vous verrez : elle réécrit une légende…

Après cela, Shôhei Imamura choisit de donner un autre cap à sa carrière et se consacre aux films documentaires. Sur le sol français, c’est bien après ces épisodes tourmentés qu’il est très clairement adoubé par ses pairs. Il reste dans l’histoire du septième art comme l’un des rares cinéastes honorés de deux Palmes d’or, en 1983 avec son remake de La ballade de Narayama, puis en 1997 avec L’anguille. Sa toute dernière oeuvre sera un court-métrage, la conclusion d’un film collectif : 11’09’’01 – September 11. Son héros ? Un vétéran japonais de la Seconde guerre mondiale, rescapé de la bombe atomique et persuadé d’être un serpent. Onze minutes, neuf secondes et une image…

Sur le web

Après Le pornographe (1966) et L’évaporation de l’homme (1967), Imamura poursuit avec Profond désir des dieux, sa recherche de l’oeil-vérité, son regard parfait qui lui permettrait de restituer à l’écran un peuple primitif avec tout ce qui l’entoure : la nature, les prédateurs, la modernité, les intempéries, les incestes. En 2016, le film réapparait dans une version restaurée.

«… En 1964 (Désir meurtrier) et en 1968 (Profond désir des dieux), montrent un Imamura ayant pris le virage de la modernité. Profond désir des dieux est le plus complexe et le plus délicat à aborder. D’ailleurs ce projet faramineux fut un échec commercial portant préjudice à Imamura, qui fut contraint suite à ce four de délaisser le grand écran pour le petit, avant de revenir au cinéma avec le succès et la reconnaissance internationale que l’on sait. Le film nous plonge dans une petite île de l’archipel d’Okinawa qui semble coupée du monde, comme dans un espace temps qui lui est propre, entre croyance religieuse, superstition et inceste. L’arrivée d’un ingénieur en provenance de Tokyo, venu s’assurer de la modernisation de l’unique usine de l’île, apporte un regard extérieur sur un monde qui se dévoile à nous par la même occasion. La famille au centre du récit vit en marge de la communauté ; elle est rejetée, considérée comme monstrueuse par le reste de la population, notamment en raison du nombre impressionnant d’incestes entre frères et sœurs qui jalonnent son histoire, laissant penser qu’elle se reproduit en vase clos. Isolée, montrée du doigt, elle vit dans un dénuement extrême, et se doit d’avoir un œil sur la petite dernière, jeune femme n’ayant pas toute sa tête, sorte d’enfant sauvage à l’appétit sexuel dévorant. L’île est comme un écosystème clos sur lui-même, à la façon d’un cercle où tout est organisé autour du centre, point central qui est le mythe originel de la création de l’île (mythe incestueux puisque l’île est enfantée d’un frère et d’une sœur)…Cette île vient de subir le choc de l’Histoire, puisque la population que nous voyons a été atteinte par les terribles combats, parmi les plus meurtriers de la Seconde Guerre mondiale, qui ont opposé les troupes japonaises et américaines sur l’archipel d’Okinawa. La grande Histoire s’invite donc en toile de fond, mais Imamura, comme si cela ne suffisait pas, convoque aussi le surnaturel, laissant voir que le monde des morts communique avec celui des vivants. Lorsque le grand-père de la famille incestueuse meurt, celui-ci se manifeste lors des funérailles via le corps de la petite dernière de la famille, la « simple d’esprit », avant que son fantôme n’apparaisse dans le ciel aux yeux de tout le monde. Cette incursion du surnaturel surprend et semble redistribuer les cartes: cette famille pourrait du coup apparaître comme descendant des dieux qui ont présidé à l’émergence de cette île, la répétition des incestes étant alors une façon de rejouer le big-bang initial afin de permettre la régénérescence du tout. Cette approche du religieux par le film ne semble pourtant pas totalement sortir de nulle part, car la croyance dans l’idée que la communauté perdure et assure sa renaissance cosmologique via la répétition de l’acte créateur originel est quelque chose que nombre d’historiens des religions, à travers l’observation de mythes divers, ont mis en lumière. Finalement, tout ce monde sera battu en brèche par l’arrivée de la modernité via son projet mercantile, à travers la construction d’un aéroport, première étape en vue de faciliter l’implantation d’un marché touristique conscient de l’attrait que pourraient exercer ses îles sublimes. Mais avec cette ouverture vers l’extérieur, la population de l’île risque de perdre sa culture, ses mythes, ses traditions et les liens avec son histoire et ses ancêtres. Le film semble finalement le déplorer alors qu’il a joué longtemps sur la corde induisant que cet univers traditionnel était grotesque et sinistre. Peut-être cherche-t-il une troisième voie entre le monde clos traditionnel et l’ouverture à la société marchande via le tourisme de masse ? Conserver ses traditions à travers un rapport au merveilleux et au mythe, tout en y faisant entrer un zeste de raison pour éviter les excès dramatiques que les croyances superstitieuses peuvent engendrer ? Mais dans tous les cas, il s’agit encore une fois pour Imamura de s’interroger sur ce processus de déconstruction des traditions et des communautés par la modernité marchande, processus ayant pour conséquence de laisser l’individu à sa solitude, loin de toute transcendance, sans autre possibilité que celle de se louer sur le grand marché globalisé.» (critikat.com)

«… Telle L’Anguille qui valut à Imamura une seconde palme d’or, ce film, étrange et peu aimable, ne cesse de se dérober au cours de sa vision, semblant hésiter entre divers tons, genres ou esthétiques. À peine a-t-on saisi une constante ou un angle que le cinéaste les fait évoluer et Profond désir des dieux échappe à toute classification, en même temps, et c’est heureux, qu’il ne cesse de surprendre. Certes, on trouvera quelques marques très nettes: le regard sur les sociétés traditionnelles japonaises (que l’on retrouvera dans La ballade de Narayama, première palme d’or du réalisateur) en est une. Et a priori, c’est bien un regard d’anthropologue posé sur ce petit peuple vivant de légendes et de superstitions qui constitue l’essence du film. A priori, car on se demande toujours s’il y a objectivité «scientifique» ou jugement moral, voire même réinvention scénaristique. N’étant pas spécialiste des traditions asiatiques, nous ne sommes évidemment pas à même de juger la véracité des coutumes; la mise en scène, qui évite les gros plans, le montage jusqu’au plan-séquence, semble viser la mise à distance du savant. Mais, à y voir de plus près, le cadrage choisi ne cesse de démentir ce propos: souvent Imamura fait tenir ses personnages dans un plan fixe et un environnement très malcommode; dès le pré-générique, les espaces sont clos, géographiquement mal définis, et toujours emprisonnant. La suite ne cessera de les enfermer, que ce soit dans une fosse ou dans des intérieurs emplis d’obstacles visuels (les poutres en particulier sont l’équivalent intérieur des troncs omniprésents en extérieur); c’est que, on s’en doute, le prétendu regard scientifique, qui serait celui de l’ingénieur, par exemple, prend eau de toute part. Les croyances sont mal définies (un personnage dit que la procession «est contre les insectes … je crois», le frère à la fin ne comprend pas que les masques viennent le tuer), et semblent davantage porter le fardeau du Japon des années 60, entre culpabilité et fuite dans le travail fût-il absurde qu’hériter de traditions fixes. C’est pourquoi on regarde les croyances affichées (la forêt sacrée, la possession, le fantôme du grand-père comme un livre d’images auquel Imamura fait un sort esthétique. le film ne cesse de dénier nos attentes et d’évoluer différemment. Pourtant le choix du plan fixe, majoritaire, donne un aspect figé qui semble s’accorder aux survivances tribales. Mais là encore, Imamura privilégie des cadrages curieux, qui peuvent faire le point sur un accessoire (une lampe au plafond, par exemple) et laisser flous les personnages ou les obliger à se contorsionner pour y entrer ; il questionne sa fiction, réfléchit sur la monstration et le frustration. Dans ce film plein de sexe et de pulsions, l’érotisme est d’ailleurs sans cesse contenu, déplacé (l’oreille qui démange) ou caricatural (les baisers goulus des masques comme des protagonistes). On le voit, Profond désir des dieux échappe à toute classification, comme à toute réduction. Il prend l’apparence d’une vision anthropologique, refuse l’élégie ou le rousseauisme facile mais au fond, on ne sait pas de quoi il parle: on pourrait soutenir qu’il enregistre la victoire de la modernité sur un Japon animiste et borné – le choix d’une famille incestueuse comme représentative de cette société le laisserait à penser si ces «monstres» en étaient vraiment. Mais on peut y voir également une métaphore d’un pays rongé par le remords, exécutant sans fin des tâches absurdes qu’on se repasse de génération en génération comme un poids «sisyphien». Ou y décerner un règlement de comptes avec la fiction traditionnelle (les amants maudits, tirés de Mizoguchi, deviennent des frère et sœur); ou la recherche d’un cinéaste qui ne cesse de questionner son art et qui, partant d’un scénario très construit où l’on multiplie les échos (par exemple les pièges en forme de trou, ou les deux attaques de requin), le dénature par des ajouts curieux qui agissent comme autant de mises à distances (les filtres de couleur). Toutes ces hypothèses, qui ne se contredisent évidemment pas, n’épuisent pas la richesse d’une œuvre proliférante, peut-être panthéiste (voire la multiplication de plans sur des animaux), traversée de ruptures, et constamment maîtrisée. Car Imamura conserve dans certains plans une force classique peu commune: on songe entre autres aux masques dans les pirogues, menaçants quand ils se préparent au meurtre rituel, aussi tristes que sanglants quand celui-ci est achevé. De même les premières séquences excellent-elles à créer une atmosphère poisseuse, humide et étouffante. En dernière analyse, Profond désir des dieux nous semble rejoindre les grandes œuvres qui, comme le Tabou de Murnau, regardent un monde clos et ritualisé pour parler de notre condition. L’inceste, le chamanisme, ne sont que des masques qui trouvent leur équivalent dans nos croyances à nous, moins directement perceptibles, mais dont Imamura se moque à la toute fin. Nous sommes bien ces êtres enchaînés, ridicules, constamment sous le regard et le jugement des autres. Ces personnages mus par des pulsions, inconséquents, prêts à suivre tous les mouvements, c’est nous tout crachés. Et ce que le cinéaste nous donne à voir, dans cette fresque intimiste parsemée de bizarreries, c’est un miroir à peine déformant mais infiniment juste. Et cette justesse elle-même vaut, sinon condamnation, nous ne sommes pas dans une œuvre moralisante, mais au moins questionnement pessimiste.» (avoir-alire.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

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