Quand passent les cigognes



Vendredi  20 Octobre 2017 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Mikhaïl Kalatozov – URSS – 1957 – 1h37 – vostf

Deux jeunes Moscovites, Veronika et Boris, se destinent l’un a l’autre. La guerre declarée, Boris, engagé volontaire, part pour le front russe. La jeune fille n’ayant aucune nouvelles de son fiancé épouse Mark, le cousin de Boris.

« Nous trouvons tout ici : la profondeur du champ et les plafonds d’Orson Welles, les travellings acrobatiques d’Ophuls, le goût viscontien de l’ornement, le style de jeu de l’Actors Studio. » (Eric Rohmer)

Notre critique

Par Philippe Serve (fondateur et animateur de CSF, 2002-2012)

Mars 1953 : Joseph Staline, le « petit père des peuples », tyran paranoïaque et sanguinaire maître de la puissante URSS, meurt après trois décennies au pouvoir (1924-1953).

Février 1956 : à l’occasion du 20e congrès du Parti communiste de l’Union Soviétique, son successeur, Nikita Khroutchev, dénonce le culte de la personnalité créé autour de Staline et met fin à ces 30 ans de stalinisme… Une ère nouvelle s’ouvre pour l’URSS : celle du « Dégel » (le terme, Ottepel, est emprunté au titre d’un roman de l’écrivain Ilia Ehrenbourg, publié en 1954), à savoir une certaine libéralisation et un assouplissement politique et intellectuel – relatifs et faits de hauts et de bas -, qui touchera toute la société soviétique pendant une dizaine d’années, jusqu’au retour d’une stagnation sous les ordres de Leonid Brejnev après la destitution de Khroutchev en 1964.

Le cinéma soviétique, engoncé dans la doctrine du « Réalisme socialiste » imposée par le Parti depuis plus de vingt ans (1934) et surtout depuis la fin de la guerre, nostalgique de son âge d’or (1922-1932, l’ère des Eisenstein, Vertov, Poudovkine, Dovjenko…), et en état de mort cérébrale, se réveille et s’engouffre dans la brèche. En y regardant de plus près, on s’aperçoit même qu’il a pris les devants, avec quelques oeuvres (très) légèrement « déviantes » dès 1954. Mais c’est véritablement à partir de 1956 que la rupture cinématographique s’opère.

Le Réalisme socialiste aux orties

Mais revenons un instant sur ce Réalisme socialiste contre lequel se dressera Quand passent les cigognes dans la foulée du film de Grigori Tchoukrai Le 41ème, et Le printemps de la rue Zarechnaia de Marlen Kutsiev et Felix Mironer (1956 tous les deux). Formulée au 1er congrès des écrivains soviétiques tenu en 1934, la doctrine est rapidement imposée non seulement à toutes les disciplines artistiques, mais aussi à la société tout entière, défendue entre autres par l’écrivain Maxime Gorki, et appliquée avec minutie sous l’étroit contrôle du propagandiste Karl Radek et surtout du colonel général Andreï Jdanov, membre du Politburo (Bureau politique) du PC et proche de Staline.

La règle de base ? « L’artiste doit offrir une représentation véridique, historiquement concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire. En outre, il doit contribuer à la transformation idéologique et à l’éducation des travailleurs dans l’esprit du socialisme ». Dans la pratique, cela signifie l’abandon de l’individualisation (les personnages ne sont plus que des stéréotypes, forcément exemplaires et héroïques), le rejet de toute complexité psychologique ou comportementale, tout sentiment négatif ou pessimiste est proscrit (ce qui – notamment en relation avec la guerre et les terribles souffrances subies par le peuple soviétique et ses 20 à 30 millions de morts – aboutira à un pur déni de réalité), et à la célébration systématique de Staline, particulièrement après-guerre, qu’il a remportée à lui seul grâce à son supposé génie militaire… Sur le plan formel, toute créativité est bannie, car qualifiée de bourgeoise. A partir de 1946, Staline réduit drastiquement et volontairement le nombre de films produits (moins de dix en 1951 pour toute l’URSS !), exigeant que seuls des chefs-d’oeuvre soient produits…

La disparition de Staline (Jdanov est mort en 1948) et la dénonciation du culte de la personnalité par Khrouchtchev libèrent les audaces et les énergies, malgré la présence encore active de conservateurs staliniens à tous les échelons de la société. Très vite, le mur du réalisme socialiste se fissure, avant de s’écrouler. Au premier rang des films responsables figure donc Quand passent les Cigognes (le titre original Letyat Zhuravil se traduit littéralement par Les grues volent), chef-d’oeuvre à la beauté époustouflante du vétéran Mikhaël Kalatozov et de son chef opérateur Sergei Ouroussevki. Le lyrisme, le romantisme, le pouvoir émotionnel du film magnifient une histoire somme toute banale sur fond de Grande guerre patriotique (celle contre l’envahisseur nazi). Au service d’un couple de jeunes acteurs charismatiques, Alexei Batalov et – surtout – l’inoubliable « écureuil » Tatiana Samoïlova, saisissante de justesse et de retenue, interprètes de personnages complexes et par conséquent profondément humains, Kalatozov et Ouroussevki créent une oeuvre qui changera à jamais le cinéma soviétique. Un film devenu aussitôt référence suprême pour les cinéastes de la décennie suivante, tels Andrei Tarkovski (L’enfance d’Ivan, 1962), Andrei Mikhalkov-Konchalovski (Le premier maître, 1965) et même Serguei Paradjanov (Les chevaux de feu, 1964). Un film à jamais symbole du début du Dégel, au même titre que le discours « secret » de Khrouchtchev au XXème congrès, le Festival international de la jeunesse tenu la même année à Moscou avec ses 34 000 invités venus de 134 pays, ou le roman de Vladimir Doudintsev L’homme ne vit pas seulement de pain. Sans oublier pour l’illustration sonore le Bip-Bip du premier satellite artificiel nommé Spoutnik, lancé le 4 octobre 1957…

Une fête pour le coeur, l’esprit et les yeux

Mais l’histoire si humaine narrée par le film – qui déchaîne des torrents de larmes parmi les publics du monde entier – n’aurait jamais pu avoir un tel impact sans un travail cinématographique d’exception, fruit d’une authentique symbiose entre le réalisateur Kalatozov et son chef opérateur Ouroussevski. Caméra portée au plus près comme elle ne l’avait jamais été jusque-là, objectifs grand-angle à courtes focales, angles de prise de vue audacieux, mais jamais clinquants, générant ou mettant en valeur des lignes de fuite, mouvements d’appareil sidérants [J’attire votre attention sur « les » séquences d’escaliers, ainsi que celles de Veronika dans, puis hors du bus et celle qui suit, ou Veronika encore courant et accompagnant l’arrivée d’un train], utilisation d’un noir et blanc sublime où le jeu lumière/ombre de type expressionniste devient un élément à part entière de cette chronique en temps de guerre, révélant les états d’âme des personnages, c’est à un festival visuel auquel le spectateur a droit. Le miracle ici réside en ce que jamais cette virtuosité, ce formalisme tant haï par le réalisme socialiste stalinien, n’apparait artificielle, plaquée, ostentatoire, mais surgit immanquablement au service du récit.

Une telle fusion entre fond et forme ne peut relever que d’un chef d’oeuvre artistique. M. Kalatozov et S. Ouroussevski poursuivront avec succès leurs expérimentations trempées aux eaux du romantisme sur leurs deux films suivants tournés en collaboration : les somptueux La lettre inachevée (1960, où l’on retrouve Tatiana Samoïlova) et Soy Cuba (1964) qui sera hélas interdit en URSS et demeurera invisible en Occident jusqu’au début des années 1990, lorsque Martin Scorsese et Francis Ford Coppola le découvriront et lui permettront d’accéder au statut d’oeuvre culte.

Couvert de récompenses, dont la Palme d’Or au Festival de Cannes 1958 (assortie du Prix de la commission supérieure technique pour Ouroussevski et d’une mention spéciale pour l’actrice Tatiana Samoïlova), Quand passent les cigognes conserve une fraîcheur et une grâce à nulle autre pareille, et sa puissante dénonciation des guerres séparant ceux qui s’aiment nous émeut toujours autant. Nul besoin de chercher plus loin les secrets de son triomphe, universel comme intemporel. Et les spectateurs continuent à verser leurs larmes devant les magnifiques yeux noirs et le sourire lumineux de Veronika/Tatiana…

* Le CinémAtelier de CSF du samedi 21 octobre 2017, demain, sera intégralement consacré au film. De 14h30 à 17h30, Maison des Associations, 50 bd Saint-Roch (arrêt tram : St Roch). Exceptionnellement, l’entrée à ce CinémAtelier (habituellement réservé aux adhérents) est libre et gratuite pour tous ; profitez-en, venez nombreux !

Sur le web

« Mikhail Kalatozov, né Kalatozishvili en 1903 en Géorgie, est reconnu pour trois œuvres majeures. Tout d’abord Le Sel de Svanétie en 1930, première inspiration romantique de l’auteur, ensuite pour Lursmani Cheqmashi en 1931, mis en boîte un an plus tard et qui causa quelques soucis à Kalatozov, le film étant taxé de négativisme par les autorités suprêmes. Pour pénitence, Kalatozov est réduit à des tâches administratives dans l’industrie cinématographique. Cette mise au pilori va se prolonger jusqu’en 1939, date qui marque le début de la Deuxième Guerre mondiale et « l’ascension » de Kalatozov en tant qu’Administrateur en chef de la production cinématographique soviétique. Pendant cette période, l’activité artistique tourne au ralenti et Kalatozov, occupé par ses fonctions, n’a que de trop rares occasions de s’adonner à sa passion. Envoyé comme attaché culturel à Los Angeles, il découvre le cinéma américain de King Vidor et de Vincente Minnelli, des auteurs qui auront une grande influence sur sa manière de traiter le mélodrame. Il ne reviendra réellement derrière la caméra qu’après 1950. En 1957, Kalatozov tourne sa troisième œuvre majeure : Quand passent les cigognes. Staline décède en 1953, Nikita Khrouchtchev prend les rênes du régime. Lors du 20e Congrès du Parti Communiste en 1956, le nouvel homme fort dénonce le culte de la personnalité et les crimes de son prédécesseur. Le régime entreprend une longue et pénible déstalinisation. Sur les plaies de l’Empire s’éveille un courant artistique appelé le thaw. Un nouveau cinéma émerge, bien évidemment, toujours contrôlé, mais allégé de sa rhétorique marxiste et de son idéologie réaliste socialiste. Cette libération permet au cinéma russe, et à Kalatozov en particulier, de transcender son œuvre et son talent. C’est la révélation : si The Forty First de Grigori Chukhrai, réalisé en 1956, est le film le plus important de l’ère post-Staline, Quand passent les cigognes est pour sa part le premier chef-d’œuvre de ce tournant historique…

…Le film a surpris la critique internationale par sa rupture avec le cinéma de propagande que la Russie avait coutume de proposer… Au même titre que The Forty First de Grigori Chukhrai, Quand passent les cigognes a insufflé de la vie dans la production cinématographique de l’ère post-stalinienne, que ce soit avec La Ballade d’un soldat du même Grigori Chukhrai en 1959, L’Enfance d’Ivan d’Andrei Tarkovski en 1962 ou bien encore Soyez les bienvenus de Eugène Klimov en 1964. Toutes ces œuvres participent d’un même renouveau : c’est une période faste faite de découvertes et d’expérimentations.

La virtuosité technique est omniprésente. Le film démarre par des perspectives qui ne sont pas sans rappeler le travail du photographe Alexandre Rodchenko, Veronica et Boris se courant après dans une ville encore épargnée par le conflit à venir. Kalatozov exploite ensuite toutes les possibilités de sa caméra ; il enchaîne des plans « à la Orson Welles« , offrant une profondeur de champ et un grand angle maîtrisés. L’héroïne, Tatyana Somojlova, explose l’écran de sa présence. Elle est touchante de justesse et de retenue et apporte une émotion de tous les instants, que ce soit lors de la découverte du petit garçon abandonné ou lors de la lecture tardive du message d’anniversaire de Boris, ou encore lorsqu’elle apprend fortuitement le décès de son amour. Kalatozov se refuse à porter un jugement sur l’infidélité de Veronica. Même le sermon de Feodor (le père de Boris) à un jeune soldat blessé, qui s’imagine que sa fiancée l’a trompé en son absence, ne parvient pas à diaboliser les actions de la jeune russe. Enfin, on ne peut évoquer Quand passent les cigognes sans applaudir le binôme que forment Kalatozov et Sergei Urusevski, son directeur de la photo. Les deux hommes ont fait équipe pour la première fois sur Le Premier échelon en 1956 et ont encore partagé l’affiche sur La Lettre inachevée en 1960 et finalement sur Soy Cuba en 1964, avant-dernier film de Kalatozov…Lors de nombreux plans, Urusevski utilise la caméra à l’épaule, une technique qu’il a eu l’occasion d’apprendre lors de son service militaire en tant que caméraman. Le photographe utilise le terme « off-duty camera » afin de décrire la mobilité et la sensibilité de son travail. La caméra bouge avec les acteurs, tourne parfois afin de souligner le côté adolescent des deux amoureux. On peut apprécier son talent quand Veronica part à la recherche de Boris à travers une foule massée sur le quai d’une gare, ou encore lorsque Veronica et Boris grimpent quatre à quatre les escaliers de l’appartement, une scène rehaussée par la musique de Moisej Vajnberg. » (dvdclassik.com)

« Le réalisateur retrouve la flamboyance formelle du cinéma soviétique muet : l’utilisation habile du montage se réfère aux travaux d’Eisenstein (notamment dans les scènes inoubliables de l’escalier ou encore lors de la mort d’un des personnages à la guerre), tandis que la photographie très contrastée nous évoque celle du Citizen Kane (1941) d’Orson Welles. Ce souffle épique et cette maestria technique sont pour beaucoup dans le plaisir intense que procure ce chef-d’œuvre grandiose. Cette renaissance du cinéma russe correspond à la période du « dégel » entre l’Ouest et l’Est, ce qui a permis au film de connaître une brillante carrière internationale, marquée par la Palme d’or au festival de Cannes 1958. » (avoir-alire.com)

« …Kalatozov a l’intelligence d’aller à l’essentiel et de toujours coller aux destins de Boris et de Veronika du début (ensemble) à la fin. Il varie aussi les genres, surprenant toujours le spectateur : ici une séquence romantique, là des scènes de guerre, un moment horrifique lors d’un bombardement, un futur idéal projeté sur des arbres fleuris… Quand passent les cigognes cherche toujours à exploiter de nouveaux horizons tout en gardant son histoire en fil rouge. Le récit ralenti par moment puis accélère brutalement, pris d’une frénésie soudaine aussi folle que violente. Finalement, ce rythme colle parfaitement à l’histoire proposée et même à la vie en général : des moments de calme brutalement mis en pièces par des événements soudains où le temps semble devenir fou…Le ton du film est aussi pour beaucoup dans son succès. Tour à tour romantique, juvénile, sombre, angoissant, lyrique et tragique, Quand passent les cigognes parvient à prendre aux tripes et à faire ressentir à la fois l’horreur de la guerre, la veulerie d’un cousin amoureux et lâche mais aussi la force intérieure puis extérieure de Veronika, la figure centrale du film… » (lebleudumiroir.com)

Tatiana Samoïlova, l’héroïne de Quand passent les cigognes, est décédée en 2014 à Moscou, le jour de son 80e anniversaire. Née en 1934 à Léningrad (aujourd’hui Saint-Petersbourg), fille d’un acteur qui avait tourné pour Dovjenko et Alexandrov, Tatiana Samoïlova, tout d’abord ballerine, renonce à la proposition de Maïa Plissetskaïa de rejoindre la troupe du Bolchoï et se lance dans des études d’art dramatique. Renvoyée de l’école Chtchoukine pour avoir joué dans un film en contrevenant au règlement, en 1957 elle est imposée par Mikhaïl Kalatozov qui la choisit pour le rôle de Veronika, contre l’avis même de l’auteur de la pièce à l’origine de Quand passent les cigognes. Après ce succès, elle devient comédienne dans la troupe du théâtre Maïakovski de Moscou, puis dans celle du théâtre Vakhtangov. En 1967, elle effectue un retour remarqué en incarnant Anna Karénine dans l’adaptation éponyme du roman de Léon Tolstoï par Alexandre Zarkhi. Actrice phare du dégel culturel des années 1950-1960 en URSS, Tatiana Samoïlova avait été l’invitée d’honneur de la 43e édition du Festival de Cannes en 1990, où elle avait reçu une longue ovation. Malgré les réticences du Politburo devant la liberté de ton du film, 28 millions de Soviétiques se précipitent dans les salles durant l’hiver 1957 et font un triomphe au couple Samoïlova-Batalov. L’URSS décide alors d’envoyer ce film au Festival de Cannes (Claude Lelouch qui a vu des images lors de son passage à Moscou insiste auprès du délégué général de l’époque, Robert Favre Le Bret), les critiques s’emballent, Picasso et Georges Sadoul crient au génie, et le jury du festival, présidé en 1958 par Marcel Achard, décerne l’unique Palme d’or qu’ait, à ce jour, remportée le cinéma russe – ainsi qu’une mention spéciale pour Tatiana Samoïlova, venue à Cannes accompagnée du célèbre chef-opérateur du film, Sergueï Urussevski, mais en l’absence de Kalatozov que les Soviétiques ont privé de voyage.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve, Fondateur et Animateur de CSF de 2002 à 2012.

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