Le Salon de musique



Vendredi 14 Février 2014 à 20h30 – 12ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Satyajit Ray – Inde – 1981 – 1h40 – vostf

Le Bengale dans les années 20. Biswanbhar Roy, aristocrate et grand propriétaire terrien a passé l’essentiel de sa vie à assouvir sa passion pour les fêtes musicales, les concerts donnés dans le salon de musique de son palais, devant un public d’amis, par des musiciens, des chanteurs, des danseuses. Cette passion l’a ruiné, alors que dans le même temps son voisin Mhim Ganguli, bourgeois et nouveau riche, prospérait et cherchait également à rivaliser avec lui sur le plan musical. Peu à peu, Roy s’est enfoncé dans la contemplation passive et nostalgique de sa propre décadence. Après la mort accidentelle de sa femme et de son fils dans le naufrage d’un bateau lors d’une tempête, il a fermé son salon de musique. Quatre ans plus tard, il le rouvre pour un dernier concert dans lequel il engloutit ses dernières ressources, mais qui lui procure le plaisir suprême d’humilier son rival, Ganguli.

Notre article

par Josiane Scoleri

Le salon de musique fait partie de ces rares films qui restent en mémoire, quoiqu’il arrive. Il s’imprime, fait encore plus rare, à la fois sur notre rétine et dans notre oreille tant la symbiose entre image et musique est forte. C’est en soi une expérience de cinéma bouleversante. Et ça n’a rien à voir avec l’exotisme ou le dépaysement. Satyajit Ray met tout son art de la mise en scène au service de l’émotion que procurent la beauté et l’harmonie. Car, au-delà de la musique et la danse qui nous emportent jusqu’au crescendo final, tous les objets du quotidien, tout l’environnement de cet homme solitaire sont là pour apporter une émotion esthétique (sa splendide maison délabrée, son cheval blanc et son vieil éléphant, les meubles, les lustres, les tissus, la vue sur le fleuve, etc…)

Film de la douleur du temps qui passe, Le salon de musique est une tentative de rendre cette douleur supportable et de finir en beauté. C’est un film qui vibre, d’abord par la beauté des images, le noir et blanc est somptueux, la lumière d’une transparence rare. Nous avons l’impression de voir les grains de poussière en suspension dans l’air et d’entendre les insectes qui bruissent au crépuscule. Nous entrons dans la vision du monde de Roy au soir de sa vie dont tout l’effort consiste à édifier de minuscules remparts contre la laideur qui menace de tout envahir. Le contraste avec son nouveau riche de voisin est implacable. Au raffinement de Roy répond trait pour trait la vulgarité de Ganguli (le fils ayant succédé au père, puisqu’une nouvelle lignée est en train de se construire). Même le son de sa voix nous écorche les oreilles, sa façon de priser ou de se moucher crie sans absence totale de classe, sans parler de la musique stridente qui sort à plein volume de son gramophone nasillard. Sans parler non plus de sa voiture pétaradante ou de son camion face au cheval si élégant ou à l’éléphant si majestueux. Décidément ces deux mondes sont irréconciliables. C’est une lutte à la vie à la mort, entre une fausse modernité et une vraie décadence. On sait d’entrée de jeu qui aura le dessus.

Notre sympathie va à Roy – malgré son arrogance de caste – parce que nous le savons condamné inéluctablement. À partir de ce moment-là, petite touche par petite touche, dans une maîtrise totale du montage, nous allons assister à une débâcle programmée, la chronique d’une mort annoncée, pour reprendre le titre célèbre qui nous vient de l’autre côté du monde. Mais cette chute inexorable va donner lieu à quelques magnifiques manifestations de résistance, dans un cocktail savant de défaitisme et de panache. Un long flash-back est là pour exposer les raisons de cette fêlure que l’on sent très fort chez cet homme pour qui le temps s’est arrêté, mais la grande maison Roy avait déjà singulièrement dévissé bien avant la catastrophe.

La musique joue un rôle clé dans cette progression dramatique. Même si Satyajit Ray disait qu’idéalement un film devait pouvoir se passer de musique, ses films sont fortement imprégnés de musique qu’il composait souvent lui-même. Pour Le salon de musique, il a eu recours au talent du grand maître du sitar et compositeur Ravi Shankar, mais aussi à des compositeurs de musique classique occidentale, notamment Sibelius, fidèle à sa devise selon laquelle, du fait de la colonisation, en Inde, l’Orient et l’Occident étaient inextricablement mêlés. Mais la construction du film suit néanmoins la structure d’un raga indien. Le début est lent, voire très lent, puis le rythme s’accélère légèrement, et suit une courbe ascendante imparable, de plus en plus fort jusqu’au paroxysme final. Cette imbrication entre l’image et le son dans le déroulement du récit fait du Salon de musique un exemple peut-être unique dans l’histoire du cinéma. Et ce, d’autant plus que Satyajit Ray réussit à rendre visible par les images l’émotion qui surgit à l’écoute de la musique ou du chant chez celui qui a appris à s’ouvrir et à laisser résonner en lui la vibration profonde transmise par l’agencement subtil des sons et des ondes. Les gros plans sur le visage de Roy palpitent comme frémiraient des ailes de papillons. Mais la même chose vaut pour la concentration qui se lit sur les visages des musiciens. On a coutume de dire que la musique, de tous les arts, est le plus universel, car elle se situe dans un en-deçà – ou un au-delà peut-être – du langage et qu’elle n’implique aucune élaboration, aucune intellectualisation chez celui qui la reçoit. Elle parle directement à notre coeur sans avoir besoin de mobiliser le cerveau.

Chez Satjayit Ray, ces correspondances premières, immatérielles deviennent soudain visibles. Les scènes qui ont lieu dans le salon de musique sont de plus en plus chargées émotionnellement. La première nous offre une simple jouissance esthétique, particulièrement développée chez Roy et qu’il transmet à son fils. La seconde, beaucoup plus puissante, correspond au tournant dramatique dans la vie de Roy, entravé dans cette jouissance par des signes inquiétants (comme toujours chez Satjayit Ray l’orage est synonyme de cataclysme à venir et la tragédie ne se fera pas longtemps attendre). Et la voix du vieux musicien en est d’autant plus poignante, préfigurant la vieillesse prématurée de Roy. La troisième enfin, est un véritable feu d’artifices avec un bouquet final à couper le souffle. C’est là que la danse intervient. La danse intimement mêlée à la musique, au rythme et à la voix est une célébration de la pulsion vitale. Elle est la vie même puisqu’elle passe par le corps et que rien ne semble pouvoir freiner cette accélération, cette affirmation martelée par les pieds de la danseuse chargés de grelots dans un crescendo qui reste comme suspendu dans l’air. C’est le baroud d’honneur de Roy. Une dernière affirmation de ses prérogatives de classe et en même temps de sa sensibilité érigée en art de vivre. Mais les temps ont changé et toute l’ivresse de caste, décuplée par l’ivresse tout court n’y pourra rien changer. C’est la fin d’un monde, et la course folle du cheval lancé au galop dans la scène finale entre en résonance profonde avec le solo de la danseuse et s’arrête tout aussi abruptement. Une mise en scène majuscule, dont la tension ne se dément à aucun moment à la fois toute en finesse et en puissance comme la musique, comme le chant et comme la danse.

Sur le web

Sorti en 1958, Le Salon de musique n’arrivera qu’en 1981 dans les cinémas français, 19 ans après le Royaume-Uni et 18 ans après les Etats-Unis. Une sortie tardive due à une certaine défiance vis-à-vis du réalisateur Satyajit Ray, dont le précédent film Aparajito fut un échec. C’est même l’émission Ciné-club d’Antenne 2 qui fut la première à proposer le film avant son arrivée au cinéma.

Le Salon de musique n’est autre que l’adaptation cinématographique de la célèbre nouvelle bengalaise « Jalasghar » de Tarashankar Banerjee. Comme tous les films de Satyajit Ray à l’exception des Joueurs d’échecs, Le Salon de musique a été tourné en bengali, la langue natale de son réalisateur. Ce dernier se disait incapable de tourner dans une autre langue et refusait tout doublage en hindi.

(…)Le film de Satyagit Ray peut s’envisager à la fois comme réflexion pour raconter un récit intime fait de souvenirs et des traces d’un monde qui disparaît (l’aristocratie indienne face à la montée de la bourgeoisie, la perte de l’enfant) mais aussi comme une expérience réussie d’incarner un long chant musical ininterrompu et infini, avec les moyens du cinéma. Dès lors comment filmer la musique ? Et plus encore comment restituer en image ce qui est évanescent, insaisissable et infilmable? (…) (Nadia Meflah)

Le film a été tourné au palais des Chondhurry au Bengale, le lieu même qui a inspiré le conte. La qualité de la prise de vue, en noir et blanc, souligne les contrastes entre la lumière vive des terrasses du palais et la pénombre des appartements. Cet éclairage contribue à fusionner chorégraphie et musique. La mise en scène raffinée de cette œuvre intimiste met en relief une musique de sitar lancinante. Elle transforme la scénographie du film en un espace inquiétant et génère aussi un sentiment d’immuabilité. La caméra reste discrète, cernant des plans moyens sur les déplacements lents du personnage principal.

Le Salon de musique est un film à tiroirs, un puzzle mémoriel à la manière de Citizen Kane d’Orson Welles. Toux deux racontent la chute d’un homme obsédé par une passion qui l’éloigne peu à peu du reste de l’humanité, jusqu’à sa chute pathétique et attendue. Dans un entretien, Satyajit Ray ajoutera : « Mon personnage ne comprend pas que le féodalisme s’écroule, que lui et sa classe vont être balayés. Je m’intéresse à toute une tradition en train de mourir. Cet homme qui croit à son devenir et à la permanence de sa culture est une figure pathétique. » Le Salon de musique se déroule quasiment en huis clos, si l’on excepte les deux sorties fatales du héros – la première fois, les terres inondées ont pris son fils, et à la fin, il meurt tel un avatar du Cid, échoué sur la plage au pied de son cheval. Le réalisateur privilégie les plans-séquences afin de restituer l’intégrité émotionnelle de la musique – les musiciens sont filmé en plans larges, leurs corps ne sont pas morcelés. De même, il utilise des mouvements amples de la caméra montée sur grue pour saisir l’assemblée écoutante, ou bien pour accompagner les mouvements de l’âme du héros lorsqu’il erre tel un spectre dans sa maison-mausolée. Peu de dialogues, mais des regards qui contemplent un chant ou une danse des pieds. Ce sont des sons qui traduisent la fracture sociale plus que des mots. Alors que Roy le noble écoute un joueur de sitar, il est irrité par l’irruption du son « vulgaire » du groupe électrogène de son voisin. Le bruit recouvre la musique qui doit s’interrompre.

Les murmures d’un salon de musique répondent à la cacophonie du monde moderne. La fuite du temps dépossède l’aristocrate de sa femme, de son fils, de ses richesses. Le zamindar n’existe plus que dans une forme de résistance contemplative. Seule la musique permet finalement de fixer le temps et de perpétuer l’instant. Elle devient peu à peu le personnage central du film. Art menacé depuis l’avènement de la République indienne, dépourvue du soutien financier de mécènes, la musique traditionnelle ne bénéficie plus que d’un encouragement précaire. Puisant dans une tradition d’indépendance bengalie, le film apparaît comme un défi à l’industrie « Bollywoodienne » triomphante et bruyante de Bombay après 1955. (Kristian Feigelson)

En 2008, le film a été classé 20ème d’une liste des 100 meilleurs films de l’histoire par le magazine spécialisé Les Cahiers du Cinéma.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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