Sayat Nova



Dimanche 16 Février 2014 à 17h00 – 12ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Sergueï Paradjanov – URSS  – 1969 – 1h13 – vostf

Ou Comment la force des images, de la lumière et de la couleur donne corps au plus impalpable, la poésie !

Le film sera précédé d’un moyen métrage de Sergueï Mikhailovitch Eisenstein: Le Pré de Bejine (Un film disparu qui renaît et se métamorphose grâce à quelques photogrammes: La chrysalide et le papillon !(URSS – 1937 – 30 mn – vostf ), et sera suivi de la Compression Sayat Nova de Gérard Courant
(France – 2010 – 3′).


SAYAT NOVA

Evocation de la vie du poète arménien Sayat Nova, dont on situe l’existence entre 1717 et 1794 en une serie de plusieurs tableaux. En 1968, Sergueï Paradjanov tourne Sayat Nova au monastère Haghpat (XIIIe siècle), qui servira de décor principal au film. Celui-ci sort sur les écrans soviétiques en 1969. Il est rapidement jugé « hermétique et d’un esthétisme décadent » avant d’être retiré des salles. Il ressort en 1971 dans une version remontée par Serguei Youtkevitch, raccourcie de vingt minutes environ, sous le titre Couleur de la grenade. C’est cette version qui sortira en France en 1982.

« J’ai dit mon mal et mes soucis
à tous les vents, au monde entier,
À l’occident et à l’orient,
et à mon roi et à mon peuple.
Que puis-je donc faire un geste de plus,
faut-il mourir devant ton seuil ? » (Odes Arméniennes, Sayat Nova, traduction Serge Venturini)

Sayat-Nova est plus que le grand troubadour arménien du XVIII siècle, il est la figure emblématique du poète de tous les temps. Ce poète de l’amour, l’égal de Pétrarque, nous aura été enfin rendu par la traduction intégrale de ses Odes Arméniennes par Serge Venturini et des notes d’Elisabeth Mouradian. Serge Venturini est lui-même poète, tout entier habité par la musicalité des vers et l’impossible relation amoureuse qu’est la traduction dans une autre langue. Cette approche empathique et lyrique, fraternelle fait de Sayat-Nova un de nos amis contemporains.

Ressusciter Sayat-Nova (1722-1795)

« Aime l’écriture, aime la plume, aime le livre ». (Sayat-Nova)

« La véritable biographie d’un poète est dans ses vers». (Joseph Brodsky)

Traduire enfin Sayat-Nova en langue française, « Haroutine » en arménien, du mot « Haroutioun » : Résurrection (d’où l’origine de son prénom). Ressusciter Sayat-Nova donc, ce poète arménien de Transcaucasie du XVIII siècle, comme Sergueï Paradjanov avait déjà tenté de le faire avec son film-tableaux en 1968, La couleur de la grenade. Sayat-Nova vécut à la cour de Géorgie, musicien, poète et troubadour, il laissa un dîwân selon les Orientaux ou un daftar, écrit en trois langues, en arménien dialectal de Tiflis mâtiné de langue persane, en géorgien et en turc. Ses odes arméniennes sont consacrées surtout à l’amour, et plus précisément à son unique, la Dame de son coeur, sa Nazanie, l’Inégalée, sans doute elle, la princesse Anna Batonachvili, soeur du roi Irakli II de Géorgie. Jean-Jacques Rousseau avait dix ans et Denis Diderot onze ans quand Sayat-Nova naquit. Voltaire écrivait la première version de La Henriade. Sayat-Nova mourut un an après l’exécution d’André Chénier et de Fabre d’Églantine, deux ans avant la naissance d’Alfred de Vigny et quatre ans avant la mort de Beaumarchais quant au marquis Donatien Alphonse François de Sade, il achevait écrire sa Philosophie dans le boudoir. Ce daftar, livre de renom de l’Asie mineure au Proche-Orient, a été écrit avec une grande modernité en langue arménienne, géorgienne et azérie. Sayat-Nova, ce bâtisseur de ponts entre les cultures, fut si chèrement acheté comme serf par son roi. Il acheva sa vie, amant désespéré face à cette dame inaccessible, insensible, mais non sainte, n’écrivant plus, comme simple moine copiste du nom de Salomon, au monastère d’Haghpat en Arménie d’aujourd’hui où il fut assassiné par les soldats d’Agha Mehmet Khan, après avoir refusé d’abjurer sa foi.

Traduire Sayat-Nova en langue française n’a jamais été entrepris en raison de sa difficulté. La traduction de cette oeuvre est un périlleux travail. Traduire cette langue élégante et profonde du XVIIIe siècle est un pari difficile. C’est une lourde tâche qui relève parfois du pur miracle, celle de vouloir traduire le mystérieux,  l’insaisissable. Traduire un poète, c’est tout d’abord l’aimer, puis chercher à comprendre par tous les chemins un esprit, une culture ancienne, une langue riche aux origines diverses, voire ici plusieurs langues. Traduire est une tentative de serrer le sens au plus près, par fidélité au sens premier sans volonté consciente d’interprétation, sans volonté de métamorphoser le texte en quelque chose d’autre que le texte à son origine. Point donc de broderies orientalistes ici, de celles qui ont tant dégradé la poésie arménienne en traduction. Le sens, rien que le sens, fondateur de toute musique. La musique, seule mesure, unique métrique de la poésie. J’ai traduit Sayat-Nova comme un frère. Ce long travail hautement musical s’interrompt à peine, lors de ces longues heures d’été où s’achève l’oeuvre émergée des épreuves de la sixième version. Il ne cesse de m’interroger sur la fragile mission du passeur entre les langues, les cultures et les siècles, tâche toujours inachevée, jamais satisfaisante… Ce siècle des coeurs sensibles, pour Arthur Rimbaud, se révèle capital pour bon nombre de civilisations. Et, nous avons bien, ici, un poète majeur à la mesure de son siècle ; ses poèmes lyriques par excellence tantôt graves et joyeux, tantôt profonds et légers, méritent une interrogation d’envergure, ce grand OEuvre soulève de riches questionnements. Son diwân ou daftar n’est-il pas de la belle ouvrage d’universelle portée ?

Une poésie de sang et de flammes

Il y a du glacier chez Sayat-Nova, et il faut le gravir. Du feu et de la glace. Brûlure de la dure plaie, blessure toujours ouverte, homme à vif, coeur sensible. Sa couleur, le rouge cramoisi, amarante ou pourpre. Sa voyelle, le i,  i rouge. D’un rouge strident, saturé, parfois injecté de sang, aveuglant, Rossignol aveuglé. Rubis et sang, pur diamant. Pierre de sang, Ô merveille. Le style de Sayat-Nova est une mosaïque unique de langues, de notes colorées, de tonalités différentes, où l’expression lyrique faite de notions abstraites côtoie des mots d’une rage concrète. Style somptueux où l’arménien classique, le grabar, a pour voisin l’arménien dialectal mâtiné de langue persane, langues de la Tiflis du
XVIII siècle. La Tiflis d’alors toute remparée, avec sa place d’armes, son grand marché, ses ruelles et ses balconnets en bois, résonnait de moult langues. Et, malgré la brutalité sanguinaire des guerres religieuses et identitaires, cette diversité unissait les populations.

Un oeil de graveur brûle dans le style de Sayat-Nova, même s’il a été une oreille, avant même d’être un oeil. Un regard sombre de peintre où l’on voit passer des marchands de fromages si délicats, de fruits incendiés, de vins couleur de sang, presque noirs. Aroutine vécut comme un homme séparé, à l’écart des autres hommes, car irréductible. En vrai musicien populaire joueur de qamantcha, il inventa des volutes de vocables, afin de nommer Anna en mosaïque de sons, de chanter la Belle en soie chamarrée de mots, larmes fuyantes d’images. Chant du cygne à contre-ténèbres. Aroutine fut un homme emporté, emporté par l’amour et la musique, par la poésie et les anges, jusqu’à la culpabilité, jusqu’à la folie, folie de ses lèvres pourprées, folie de ses lèvres-étincelles. Nazanie ! Beauté l’a ruiné, l’a consumé.

Sayat-Nova fut un homme torturé. Sa vie et son âme étaient une torture. Paradjanov l’a fort bien souligné au début de son film. Que de sang dans cette oeuvre, que d’épines et de souffrances ! Du rouge, à perte de vue… Paradjanov avait vu juste avec la couleur de la grenade. Du rouge, et du noir, surtout à la fin. On y rencontre des diamantaires, des orfèvres-bijoutiers, des marchands de soieries, de mousselines et de brocarts venus d’Orient et d’Occident, des mains inconnues plongent dans de grands sacs d’épices. On y hume les effluves de café, le safran, la cannelle, le girofle, le poivre, la noix muscade, le gingembre et le basilic, on y respire les riches parfums pénétrants : le musc, l’ambre gris, ainsi que l’encens. En effet, la Tiflis de cette grande époque d’échanges semble tout droit issue de la langoureuse mélodie d’une petite flûte orientale, en bois d’abricotier d’un doudouk. Vigueur et cruauté caractérisent cette oeuvre en langue arménienne. Chants d’amour du Rossignol hélant sa Rose, chants d’un errant aux frontières de la folie, chants dont l’insuccès auprès de La Belle Dame réduira fatalement, et cela sur ordre royal, au silence monastique, puis à la mort. Une vie d’écorché passée dans les épines, en une guerre silencieuse, contre un pouvoir tout puissant. À un fil de soie tenait la vie de Sayat-Nova. Il avançait masqué, sous le voile de ses vers ambigus, car sa vie à la cour l’y obligeait, lui, rossignol en exil, elle, Rose parmi les roses.

Rendons justice à Sayat-Nova, ressuscitons le grain de sa voix en Europe, son timbre unique, écoutons tinter les clefs de la langue arménienne en sa sublime trace de troubadour, et n’oublions pas sa belle musique de ménestrel, son riant pourpris de Printemps, où le Rossignol errant va quérir sa Rose. Ossip Mandelstam après son ultime voyage en Arménie, écrivit en automne 1930 de Tiflis, ces vers qui fulgurent de saisissante vérité : « Vite : plisse la paupière comme un Shah scrutant sa turquoise et colle ton oeil à ce livre d’argile sonore, à cette terre du livre, à ce livre putride, à cette argile sans prix qui nous tourmente comme une musique ou comme un mot« . (Paris, 2001, Ficabruna, Haute-Corse, août 2006. Serge Venturini)

Sur le web

Sayat-Nova est plus que le grand troubadour arménien du XVIII siècle, il est la figure emblématique du poète de tous les temps. Barde de l’amour impossible, il passa du statut de poète-musicien adulé à la cour de Géorgie, à la pénitence de moine obscur, puis à celui de martyr refusant d’abjurer sa foi. Il était sans doute né en 1722 à Sanahine, près de Tiflis. Celui qui sera plus tard Sayat Nova s’appelait Aroutine, et il s’élèvera de sa condition de serf, jusqu’à la fonction enviée de musicien de cour. Son amour impossible, bien que partagé pour la princesse Anna, mais aussi son dévouement à la poésie au service du peuple, entraîna son bannissement, puis sa réclusion en tant que moine en 1759. Il sera assassiné par les envahisseurs perses en 1795.

Le film Sayat Nova raconte l’histoire d’Haroutioun (« résurrection » en arménien), un fils de tisserand qui devient un Achoug (mi-troubadour, mi-sage) célébré et connu dans toute l’Arménie sous le nom de Sayat Nova. C’est à travers une série de tableaux l’évocation des grands moments de sa vie : son enfance, sa découverte des arts, son amour pour la princesse Anna, son retrait au couvent de Haghbad et enfin son assassinat par les cavaliers turcs qui fondent sur le Caucase.

Après la sortie des Chevaux de feu, Paradjanov défend publiquement des intellectuels arrêtés et soumis à des jugements et des condamnations iniques. Il parvient cependant sans difficulté à réaliser ce nouveau long métrage, bénéficiant même de la collaboration de l’Armée rouge qui prête des chevaux pour le tournage. Si ses prises de position ne lui portent pas encore préjudice, la teneur du film va en revanche le mettre dans le collimateur du pouvoir soviétique. Sayat Nova est soutenu par le Comité d’État au cinéma arménien (le Goskino d’Arménie), mais dès l’origine le Goskino de Moscou n’apprécie guère le projet. Ils autorisent tout de même le tournage du film – tout en demandant des coupes et des remaniements dans le scénario – car Sayat Nova et ses écrits en trois langues (géorgien, arménien et azerbaïdjanais) symbolise l’unité et l’amitié des peuples du Causase et sert donc a priori les intérêts de l’Union Soviétique. Malgré les modifications du scénario et l’autorisation du Goskino, la réception du film sera très problématique. En effet, Sergei Paradjanov ne se contente pas de raconter la vie de Sayat Nova et de montrer combien il est réputé dans tout le Caucase : il part de son histoire pour célébrer la culture arménienne et évoque ainsi un peuple qui n’existe pas aux yeux des autorités. Pire : un peuple qui ne doit pas exister. D’ailleurs, comme pour Les Chevaux de feu, l’ouverture de Sayat Nova annonce d’emblée la teneur et l’esthétique du film. On y voit trois grenades d’un rouge flamboyant dont le jus s’écoule et vient dessiner une forme qui représente les trois Arménie réunies. L’un des derniers plans du film montrera ces grenades écrasées, le jus recouvrant toute la nappe telle une flaque de sang et une épée posée à leur côté.

Paradjanov ne souhaite pas faire une biographie du poète mais bien rendre compte de son esprit, de son monde intérieur. Dans un même temps, il entend sortir de l’ombre et magnifier l’identité et la culture arménienne…Pour réaliser le film, le budget est  très maigre au regard de l’ambition esthétique du cinéaste, et l’on ne peut qu’être sidéré par la qualité esthétique d’un film tourné sans grands moyens. Il faut dire que Paradjanov est aidé par de nombreux artistes et intellectuels arméniens qui se mobilisent autour du projet. Là où il tourne, les habitants et les commerçants lui apportent leurs biens les plus précieux ou aident au tournage, le musée d’Erevan lui prête des costumes et des objets d’époque et Catholicos Vaskend Ier, le pape de l’Eglise d’Arménie, lui confie les précieux manuscrits du monastère d’Etchmiadzin.

Comme pour Les Chevaux de feu, Paradjanov évite et fuit le folklorisme. S’il s’entoure de tous ces objets, c’est pour que le film baigne totalement dans la culture arménienne, qu’il respire à son rythme, qu’il en soit comme une émanation naturelle. Le cinéma soviétique apprécie le folklore mais il faut que les films restent au stade de la caricature : quelques images bien typiques, des costumes, des danses… mais pas plus car il s’agit d’unir les peuples sous l’égide de l’U.R.S.S et non de mettre en avant leurs singularités. Or tout le film de Paradjanov n’est que célébration d’une d’identité et d’une culture.

Si le film est l’occasion pour le réalisateur de défendre et de célébrer cette culture arménienne dans laquelle il a grandi, c’est aussi pour lui un moyen d’évoquer son amour des deux sexes. Il demande ainsi à Sofiko Tchiaourelli (la fille du cinéaste Mikhaïl Tchiaourelli) d’interpréter cinq rôles, hommes ou femmes confondus : le poète jeune, la princesse Anna, une nonne, un ange, un mime. Le fait de mélanger le masculin et le féminin dans un même corps mais aussi de parler de l’homosexualité du poète via des images et une symbolique très parlante ne pouvait que déplaire aux autorités qui, déjà bien échaudées par le sujet du film, dénonceront à sa sortie un « esthétisme décadent ».

Au-delà des allusions sexuelles, c’est la sensualité toute entière du film qui nous frappe. L’histoire de Sayat Nova est vécue par le spectateur à travers les sens du poète, des sens en éveil, sensibles aux infinies variations du monde et à ses multiples beautés. Des parchemins caressés par le vent, des froissements d’étoffes, des écoulements d’eau ou de vin… tous ces stimuli sensoriels que la mise en scène de Paradjanov retranscrit à merveille viennent nourrir l’imaginaire de l’Achoug, sa vision du monde et donc son art.

A partir de Sayat Nova, il va concevoir chacun de ses films comme il concevra également ses travaux picturaux, c’est-à-dire en travaillant sur le collage de fragments de matières, de textures et d’objets. Le rapport entre sa mise en scène et la peinture se retrouve également dans l’approche très frontale qu’il a des corps et des visages, dans l’absence du hors champ (tout doit être dans le cadre, jusqu’à la saturation de celui-ci si nécessaire) ou encore dans l’utilisation de fonds unis qui rappellent les cyclos des peintres. Tous ces éléments donnent le sentiment de véritables tableaux filmés.

« Sayat Nova demeure sans doute, le film le plus accompli de Paradjanov. Par son lyrisme et sa réflexion philosophique profonde sur le rôle et le destin du poète, il évoque, sans lui ressembler, l’Andreï Roublev de Tarkovski » ( Gali Ackerman, « Préface », dans S. Paradjanov, Sept visions, Paris, Seuil, 1992). Jeune cinéaste turc installé à Paris, Engin Aycicek qui a consacré un mémoire de philosophie à Paradjanov, confirme que {Tarkovski et Paradjanov étaient très proches. Ils ont fait la même école de cinéma à Moscou et ils ont commencé à tourner à peu près à la même période. Ils se sont tous deux intéressés à la religion, à la poésie, à la peinture et à la musique. Andreï Roublev et Sayat Nova sont centrés sur la figure de l’artiste créateur. On y retrouve le thème de la Passion, celle d’un artiste censuré et persécuté.Tarkoski et Paradjanov se sont tous deux heurté au pouvoir soviétique. Tarkovski n’a pas fait de prison, mais il écrivait à Paradjanov et l’a soutenu moralement pendant ses années de détention. 
Dans Tempo di viaggio (1983), un documentaire tourné avec Tonino Guerra lors du repérage de Nostalghia, Tarkovski cite Sayat Nova comme l’un des films qui l’ont le plus marqué. Après la mort de Tarkovski, Paradjanov lui a dédié Achik Kerib, son dernier film. Et à la question « Pourquoi faites-vous du cinéma », il a répondu : « Pour fleurir la tombe d’Andreï Tarkovski »…


LE PRÉ DE BEJINE

Le père et son fil, l’un dans le camp des koulaks, l’autre dans celui des kolkhoziens s’opposent jusqu’à ce que le sang soit verse. Ce film, certainement détruit au cours de la Seconde Guerre Mondiale, n’existe plus pour le spectateur que sous forme de moyen métrage compose d’une partie explicative et d’un montage de photogrammes de plans fixes.

Sur le web

Le film illustre la lutte entre tenants de l’ancien régime agraire 
– les « koulaks » – et les partisans d’une agriculture collectiviste dont le kholkoze, on le sait, constitue le mode d’organisation. Un adolescent, Stepok, transporte avec un vieux kolkhozien le cadavre de sa mère frappée à mort par son père. Celui-ci, en compagnie de koulaks se saoule. Il accuse son fils de l’avoir dénoncé et le menace de mort. Les koulaks ont réussi à faire brûler le dépôt d’essence. Ils ont trouvé refuge dans l’église. Les kolkhoziens les cernent et les capturent. Ils décident aussi de transformer l’église en « club culturel » : ils la mettent à sac dans un élan de vitalité face aux dorures des objets liturgiques. Les adolescents gardent la nuit les chevaux et les champs du kolkhoze. Une caravane de tracteurs avance. Des incendiaires et le père de Stepok s’apprêtent à les attaquer. Dans l’embuscade, Stepok est tué par son propre père. Le corps de l’adolescent est porté par ses compagnons comme en un triomphe antique où le martyr témoignerait de la gloire et de la victoire du socialisme sur les forces réactionnaires de la campagne russe.

Le Pré de Béjine est l’un des « films perdus » les plus étudiés de l’histoire du cinéma. Alors en disgrâce auprès des autorités soviétiques, Eisenstein ne l’a même jamais totalement terminé, sa production ayant été stoppée par le ministre du cinéma Choumiatski (1886-1938)  qui le jugeait trop poétique et chargé de métaphores religieuses (Quand Choumiatski sera lui-même arrêté (soupçonné d’être un espion anglais) et exécuté quelques mois plus tard, l’arrêt de la production du Pré de Béjine sera l’un des chefs d’accusation à sa charge. Il faut préciser qu’entre temps, Eisenstein était revenu en grâce après son « autocritique » publique). Il ordonna donc de détruire le film (selon la version officielle, les négatifs du film auraient été détruits dans un bombardement pendant la guerre) mais la femme d’Eisenstein, Pera Atasheva, en a sauvé des fragments, quelques images de nombreux plans importants (Il n’est pas impossible qu’il s’agisse de chutes de montage, les premières images des plans lors de leur mise bout à bout. La reconstitution principale du film a été faite en 1964/65 par le réalisateur Sergueï Ioutkevitch avec l’aide d’un élève d’Eisenstein, Naum Kleiman. Une musique de Prokofiev et une introduction du professeur Rostislav Yourenev de la Cinémathèque de l’U.R.S.S. ont été alors ajoutées).

Une série d’images fixes est donc tout ce qui nous reste du Pré de Béjine, c’est peu mais elles permettent de nous en faire une idée assez précise. L’histoire est celle d’un jeune garçon tué par son père opposé à la collectivisation des terres. C’est donc l’opposition entre la vieille Russie, accrochée au passé, avec la nouvelle nation soviétique, entreprenante et courageuse. L’enfant est blond, droit et pur, symbole d’un pays porteur d’avenir. Le Pré de Béjine est l’un des rares films d’Eisenstein comportant un héros de premier plan. Plusieurs scènes du film paraissent très fortes : le jeune Stepok qui parvient à calmer les paysans prêts au lynchage, l’incendie du dépot de carburants, l’appropriation d’une église et de son contenu par les villageois pour en faire une maison du peuple, le père tuant son fils qui protégeait la récolte, … Les maigres restes du film nous laissent supposer que le Pré de Béjine aurait été l’un des très grands films d’Eisenstein.

En 1929 Eisenstein, accompagné de Edouard Tissé et Grigori Aleksandrov, avait entrepris un voyage qui l’avait conduit aux États-Unis. Rappelé par Staline à Moscou, en 1932, Sergueï Eisenstein voulait réaliser un « grand film chargé de sens ». Mais il se heurta à de multiples difficultés dans la recherche d’un sujet. De plus, tombé en disgrâce, il est privé de caméra de 1933 à 1935  et ce n’est qu’après une autocritique qu’on lui proposa le scénario d’Alexandre Rjechevski, lequel racontait l’assassinat du pionnier Pavel Marozov par son père, ennemi de la collectivisation.

Le cinéaste entreprit le tournage avec passion. « Il voyait dans ce drame l’expression d’un conflit fondamental et tragique : la lutte féroce de l’ancienne campagne rétrograde, s’accrochant au passé, face à la campagne nouvelle, socialiste et soviétique. Dans l’image du père de Stepok, hirsute et terrible, entouré de vieilles mégères, il voyait la vieille Russie, tandis que la Russie nouvelle était incarnée par le pionnier Stepok, illuminé par le soleil de l’avenir, soutenu par les communistes et les komsomols de la nouvelle campagne soviétique. » (Rostislav Yourenev, présentateur du film Le pré de Béjine).
Cependant, la séquence où les kolkhoziens transforment l’église en club fut très mal jugée et Eisenstein réécrivit le scénario avec Isaac Babel. Il remplaça cette scène par celle de l’incendie contre le kolkhoze. Il changea également l’acteur qui jouait le rôle du père. Cette deuxième version fut tournée en l’absence du réalisateur, gravement malade.

Jay Leyda, qui fut engagé comme apprenti-metteur en scène pour le tournage du Pré de Béjine précise que le thème et le sujet du scénario de Rjechevski étaient inspirés d’une nouvelle de Tourgueniev, Notes d’un Chasseur. L’écrivain y évoquait l’état d’esprit, hanté de superstitions, de la jeunesse campagnarde vers 1850. Rjechevski, qui avait séjourné pendant deux ans au village du {{Pré de Béjine}} avait observé et comparé la jeunesse paysanne telle que Tourgueniev l’avait vue et la jeunesse rurale contemporaine.
Jay Leyda raconte ensuite le travail du choix des acteurs, en particulier celui de Stepok. Deux mille enfants ont été proposés ; les assistants en ont sélectionné six cents, et Eisenstein en retint deux cents, mais, parmi ceux-ci, aucun ne convenait au cinéaste pour jouer le rôle de Stepok. Ce n’est qu’au moment de partir sur les lieux du tournage que Sergueï Eisenstein découvrit enfin Vitka. « C’est Stepok ! » s’exclama-t-il. Or tout semblait jouer en défaveur de Vitka : ses cheveux mal plantés, des défauts de pigmentation de la peau, une voix terne. Seul Eisenstein était sûr de son choix, dit Jay Leyda, qui ajoute que les « potentialités de Vitka apparurent plus tard à tous ». (Kino, histoire du cinéma russe et soviétique, L’Age d’Homme, 1976).


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso et Danyl Vasto.

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