Shirin



Vendredi 12 mars 2010 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film  de Abbas Kiarostami – Iran – 2008 – 1h34 – vostf

Cent quatorze personnes assistent dans la salle obscure d’une salle de théatre à l’adaptation de Khosrow et Shirin, un poème iranien de Nezami Ganjevi datant du 12ème siècle.

Notre critique

Par Philippe Serve

KIAROSTAMI – DUCHAMP, MÊME COMBAT

Selon Kiarostami, « La beauté de l’art réside dans la réaction qu’il suscite « . Ou pour dire les choses autrement, une œuvre d’art existe-t-elle en dehors de la perception de celui qui regarde ? Nous sommes ici au cœur de la question posée par toute forme d’expression artistique et ce postulat nous rappelle furieusement Duchamp et les mouvements d’avant-garde du XX siècle.

Déjà Kiarostami nous avait habitué dans toute son œuvre à des films où le spectateur est bien obligé d’être actif, de participer à sa manière à l’écriture du film. Soit parce que la fin reste ouverte comme dans Au travers des oliviers (94) ou Le goût de la cerise (97). Soit à cause de ce qui reste hors champ comme dans Ten (2002) ou Et le vent nous emportera (99), etc. Le film au-delà de ce qu’il donne à voir est là pour susciter à la  fois réflexion, émotion et imagination.

A partir de Five (2003), il pousse l’expérience plus loin puisqu’il s’agit de cinq courts-métrages sans dialogue, filmés avec une caméra fixe qui semble enregistrer simplement ce qui se présente devant son œil – comment ne pas penser dans un premier temps à Dziga Vertov ? – : un bout de bois balloté par les vagues, des canards qui passent, des chiens qui somnolent sur la plage, des volutes de fumées,  etc. Et pourtant, très vite, on se rend compte qu’il y a là bien peu d’aléatoire. C’est bien Kiarostami qui est à la manœuvre. Et ce qui ne peut être maitrisé pendant le tournage lui-même le sera par le montage. C’est là où ce qui pouvait rester encore de l’ordre de l’aléatoire (le mouvement des vagues, les déplacements des chiens, les variations de la lumière) va être utilisé comme matière première et faire sens dans chacune de ces cinq pièces ciselées comme des miniatures. Là aussi, face à ces scénarios minimalistes, force est pour le spectateur de se raconter sa propre histoire à partir de ce que son œil enregistre et d’être attentif au-delà de ce que suppose généralement la « simple » vision d’un film. Au risque sinon de rester totalement extérieur et de quitter la salle…

Avec Shirin, Kiarostami poursuit sa recherche et décide de nous montrer les regardeurs en train de regarder sans jamais nous montrer ce qu’ils regardent. À la différence près que dans Shirin le public est constitué presque exclusivement de femmes. Des femmes toutes jouées par de grandes actrices iraniennes, plus Juliette Binoche qui a souhaité se prêter elle aussi à l’expérience. Kiarostami, qu’une partie de la critique avait tôt fait de cataloguer comme un réalisateur qui ne travaille qu’avec des acteurs non professionnels dans des films où on ne voit pratiquement pas de femmes (au moins jusqu’à Ten en 2002) prend une nouvelle fois tout le monde à contre-pied.  Mais cette fois-ci son audace va beaucoup plus loin.

Ce que nous voyons, nous spectateurs, ce sont d’autres spectateurs. Certains se demanderont sans doute si l’on peut encore parler de film… Ces spectateurs femmes nous tendent bien sûr un miroir, mais pour savoir si nous pouvons véritablement nous y refléter, nous sommes tenus de nous fier uniquement à nos oreilles. La bande-son est l’unique lien qui nous relie à ces femmes dont nous voyons les émotions défiler sur le visage filmé presque toujours en gros plan. Pour les spectateurs qui ne comprennent pas le persan, l’expérience est encore autre puisque la bande son  participe aussi de l’expérience émotionnelle et esthétique. La langue n’est plus que sonorités au même titre que la musique, ou presque. Et le fil narratif, le lien avec nos doubles, nos alter ego spectatrices, nous vient de la lecture des sous-titres. La dissociation entre le rôle dévolu à l’œil  d’un côté et à l’oreille de l’autre pour les spectateurs iraniens opère ici autrement, mais elle s’établit d’emblée de toute façon, car l’œil qui lit (hémisphère gauche du cerveau) n’est pas le même que celui qui perçoit les images (hémisphère droit). Et comme le dit Kiarostami lui-même : peu importe si nous décrochons de temps en temps de la bande son (ou des sous-titres), c’est-à-dire de l’histoire.

L’histoire, c’est celle de Shirin et Khosrow, histoire d’amour emblématique ancrée à la fois dans la culture littéraire et populaire  de l’Iran, mais aussi de la Turquie, de l’Arménie, de la Géorgie et de toute la région du Caucase. C’est l’histoire universelle de la difficulté de l’amour, des entraves de toutes sortes qui naissent sur son chemin, de la rivalité, de la jalousie, de l’amour payé en retour et de l’amour qui s’obstine au-delà de toute espérance. On le voit, peu importe en effet si on loupe l’une ou l’autre des péripéties de l’histoire. On mesure à ce stade toute la radicalité du propos de Kiarostami.  Non seulement, ce que nous voyons à l’écran n’est pas une histoire, non seulement l’histoire qui sert de support à ce que nous voyons ne nous est jamais montrée, mais la narration elle-même importe peu, puisqu’il s’agit avant tout des sentiments primordiaux qui agitent l’être humain depuis que le monde est monde.

Reste ce que nous voyons sur l’écran. Ces visages de femmes qui nous sont donnés, livrés presque devrais-je dire tant nous sommes au cœur de l’intime, ces visages surdimensionnés par la taille de l’écran; ces visages comme autant de paysages dans lesquels nous naviguerions forment une peinture captivante qui rappelle étrangement ces longs rouleaux de soie de la peinture classique asiatique. Nous passons de minute en minute du sourire aux larmes,  de l’attention extrême envers le récit à un regard qui semble plus intérieur, de l’émerveillement au recul. Nous passons par toutes les émotions – mise à part le rire franc et sonore – et ces émotions du coup sont aussi forcément les nôtres. Certains trouveront peut-être que ces femmes pleurent beaucoup. Mais chacun sait que les grandes histoires d’amour sont presque toujours tragiques et que pleurer au cinéma  a bien des vertus. Nous en avons tous fait l’expérience et nous sommes toujours curieusement reconnaissants aux réalisateurs qui réussissent à nous faire pleurer. Et cette fois-ci, même si nous ne pleurons pas en voyant ces femmes pleurer, nous vibrons avec elles, heureux en quelque sorte pour elles, heureux que le cinéma leur fasse du bien.  Et il se produit alors quelque chose de tout à fait inattendu et d’unique je crois dans l’histoire du cinéma : à la fraternité qui relie confusément, mais sûrement, les spectateurs dans une salle obscure vient s’ajouter une fraternité nouvelle et inespérée, celle qui nous lie à ces femmes inconnues et lointaines. Quel beau cadeau. Merci M. Kiarostami.

Sur le web

Shirin est en quelque sorte le prolongement de Where is my Romeo ?, court métrage réalisé par Abbas Kiarostami pour Chacun son cinéma. Pour cet hommage à la salle de cinéma, l’Iranien avait filmé en gros plan des visages de spectatrices en larmes face à une projection de Roméo et Juliette.

Les visages des comédiennes, connues ou inconnues en Iran, se succèdent à l’écran. Parmi ceux-là, le spectateur français reconnaîtra celui de Juliette Binoche qui, comme les autres, n’apparait que quelques secondes. L’actrice tient le rôle principal du long métrage que Kiarostami a tourné après Shririn, Copie conforme.

Shirin a été presenté en 2008 à la Mostra de Venise, hors compétition. A cette occasion, Abbas Kiarostami a reçu en 2008 le Prix « Glory to the Filmmaker« , créé en 2007 en l’honneur de Takeshi Kitano.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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