Vendredi 23 septembre 2016 à 20h30
Film de Cristi Puiu – Roumanie – 2016 – 2h53
Quelque part à Bucarest, trois jours après l’attentat contre Charlie Hebdo et quarante jours après la mort de son père, Lary – 40 ans, docteur en médecine – va passer son samedi au sein de la famille réunie à l’occasion de la commémoration du défunt. L’évènement, pourtant, ne se déroule pas comme prévu. Les débats sont vifs, les avis divergent. Forcé à affronter ses peurs et son passé et contraint de reconsidérer la place qu’il occupe à l’intérieur de la famille, Lary sera conduit à dire sa part de vérité.
Notre critique
Par Bruno Precioso
Je voulais commencer par souligner l’humour inattendu de Sieranevada. L’absurdité de ce repas sans cesse décalé est à la fois angoissante et drôle. Est-ce que ça vous surprend si l’on vous dit que l’on rit devant votre film?
Non. Je pense que tous mes films sont des comédies. C’est peut-être plus évident avec celui-ci, mais je m’amuse avec tous mes films. Je ne me suis pas dit « je vais faire une comédie » parce que, de façon générale, je trouve qu’autour de nous tout est comique, tout est attendrissant, même si l’on n’est pas toujours disposé à le voir ainsi. Je trouve que nous sommes des êtres assez comiques par nature. Si on regarde autour de nous et que l’on voit quelque chose qui nous plaît, on sourit ou on rit. Il ne faut pas chercher à créer le comique, il faut le laisser venir, il faut que cela reste authentique.
L’humour du film est mordant mais pas moqueur, il reste d’une certaine bienveillance…
Je ne me moque pas de mes personnages, je les aime. L’une des plus belles formules de pardon que je connaisse, c’est « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font« . Je pense que c’est ainsi qu’il faut faire. La plupart d’entre nous avons fait des conneries parce que nous ignorons des choses. Nous ignorons surtout comment se mettre dans la peau de l’autre. C’est idiot de penser qu’on est toujours la victime des autres, que seuls les autres font le mal. Nous sommes tous des agresseurs, de manière indirecte. Je pense que les gens sont bons, qu’ils font le mal par ignorance, et qu’à cause de cela, ils sont comiques: nous faisons tous semblant de ne rien voir, car nous savons que la vérité nous ferait mal, c’est ça qui est drôle. Quand je vais dans un restaurant et que je vois un serveur qui fait des efforts maladroits pour adopter la bonne attitude, pour être bon dans le rôle qu’on attend de lui, je double son pourboire (rires)! C’est drôle, et pourtant nous nous retrouvons tous parfois dans des situations dégradantes comme celle-ci, ces formes d’agressions qui viennent de nos chefs.
Que ce soit pour le ton du film, mais aussi pour le rythme ou la mise en scène, aviez-vous des références cinématographiques en tête?
Le cinéma tel que je l’envisage s’inscrit dans la filiation de Cassavetes. Quand j’ai découvert Une femme sous influence en VHS alors que j’ai été étudiant, ça a carrément changé ma vie. J’ai vu tous ses films, j’ai lu son livre d’entretiens avec Ray Carney. A la base, je viens de la peinture, et le cinéma auquel j’étais attaché était de facture classique, avec des plans très composés. La première fois que j’ai vu Une femme sous influence je l’ai trouvé mal fait! Pourtant, il y avait quelque chose qui me touchait, je l’ai regardé trois fois en l’espace de 24h. Moi qui aimais le cinéma métaphysique de Bresson, je suis passé à Depardon, Eustache, Rohmer… Raining Stones et Naked, deux films rugueux, m’ont également beaucoup touché quand j’étais étudiant. Ce sont tous des cinéastes qui laissent ou qui ont laissé déborder la vie dans leur film. Ils filmaient comme s’ils allaient à la pêche: même s’ils avaient un scénario pour servir de cadre, au moment de chaque prise, ils jetaient des appâts et attendaient de voir de quel genre de poisson ils allaient hériter.
Quelle part d’imprévu avez-vous alors laissé dans la création et le tournage de Sieranevada?
Il n’y a pas eu d’improvisation au sens propre. Ce qui donne cette impression, c’est que deux moments importants du film ne figuraient pas du tout dans le scénario. Il s’agit de deux personnages et de leurs histoires: la jeune fille croate, et Simona, la cousine qui ramène un costume de mauvaise taille. C’est un personnage silencieux, tout le monde dit du mal d’elle et elle souffre sans rien dire, c’est très Tchekhovien. Ces deux sous-intrigues ont été créées sur le moment, au jour le jour. Les acteurs ont participé à l’écriture, mais au final, ces scènes ont été écrites comme les autres. La différence c’est qu’elles ont quelque chose de plus frais. C’est un peu comme la cuisine italienne: on ne prend que des aliments très frais, on les jette vite dans la poêle et hop, c’est tout de suite prêt (rires).
Un autre élément du film favorise l’immersion: la radio y est tout le temps allumée et personne ne songe à l’éteindre. Qu’est-ce que cela apporte, selon vous?
Cela vient du même désir de restitution. On baigne tous dans une sauce sonore faite de tout ce qui nous entoure, les bruits de la rue, la musique… On peut même choisir de s’y plonger encore plus avec des écouteurs, mais moi je trouve ça trop violent, il me faut une source extérieure. Quand j’écris, je me prépare toujours un cocktail musical: aussi bien du classique que du jazz, de la pop, du rock, de la musique ethnique, du rap, etc… et ça se retrouve souvent dans ce que j’écris. Je ne sais pas si c’est vraiment aussi simple, mais en tout cas c’est une belle illusion. En ce moment je suis en train d’écrire un film qui se passe à la fin de la seconde guerre mondiale, et j’écoute de la musique folklorique roumaine de l’époque, des chansons qu’on chantait dans les bistrots à l’époque. Pour revenir au choix d’avoir laissé la radio allumée même quand il y a des dialogues, et au risque d’être pris pour un superstitieux, je crois que quelque chose se joue dans la superposition entre ce qui est dit et la musique qui accompagne le moment. Je pense que la vie nous fait signe, il y a des synchronisations bizarres. Hier, je suis allé voir l’exposition Paul Klee à Beaubourg. A la libraire, j’ai ouvert un livre de photo au hasard, et je suis tombé sur une photo prise par Abbas Kiarostami. Je ne savais même pas qu’il faisait de la photo. Et en rentrant à l’hôtel, j’ai appris sa mort. C’était un signe.
Ce que l’on prend pour du bruit de fond correspond donc à des choix étudiés? Même le morceau d’Ace of Base ?
J’ai choisi tous les morceaux. Le seul critère c’est qu’il fallait que ces chansons me parlent. J’ai mis les morceaux qui ont marqué toutes mes réunions de famille dans les années 70 et 80, c’est pour ça qu’on entendu du Blondie, du Status Quo. Ça m’est difficile de comprendre la musique au cinéma, j’ai toujours trouvé que c’était une béquille dont le réalisateur se sert quand il ne parvient pas à transmettre ce qu’il a en tête, mais ce n’est pas vrai. Le décor d’un film, son environnement temporal, tout cela participe à raconter une histoire. Le choix d’une musique d’époque y participe aussi.
Entretien réalisé le mardi 5 juillet 2016. Merci à Laurence Granec et Betty Bousquet.
Sur le web
Sieranevada a commencé à germer dans la tête du réalisateur Cristi Puiu en 2012, durant le Festival de Sarajevo : « Mirsad Purivatra, le directeur du festival m’appelle et me demande si j’ai un scénario. Non, je n’ai pas de scénario, mais je vais en écrire un. Ce sera un huis clos. Il y aura de nombreux personnages« , confie le réalisateur. Cristi Puiu a choisi le titre Sieranevada à cause d’une réflexion qu’il se faisait : pourquoi les titres changent selon les nationalités ? « Ça m’énerve tellement. Au départ je me suis même dit : « je vais faire moi-même les titres pour chaque langue ». Et puis j’ai tranché pour un titre qui ne peut pas être changé« , raconte le cinéaste. Normalement, le mot Sierra Nevada est séparé mais pas dans la langue roumaine. Puiu a ensuite décidé de lui enlever un « R » afin de susciter la recherche d’un sens chez les spectateurs : « Que des gens (…) viennent me dire sur le tournage : « cela ne s’écrit pas comme ça », ça m’a plu. Mais la vérité, au fond, c’est que : on s’en fout ! Mais notre cerveau a un tel besoin de sens qu’il va construire du sens là où il n’y en a pas, où il n’y a rien. En réalité n’importe quel titre peut convenir, mais ça on ne peut pas le dire, donc il faut livrer un titre et c’est celui-là ! C’est une question personnelle, c’est un titre qui est apparu dans ma tête. Comment il est apparu ? Ça, c’est mystérieux, et beaucoup de choses sont mystérieuses. (…) Le titre Sieranevada possède des résonances de western, même s’il n’y a pas de western célèbre qui porte ce titre. Ça évoque la neige, une autre langue : l’espagnol, la musique de cette langue. Sieranevada, c’est beau« , affirme le réalisateur.
Le cinéaste Cristi Puiu a construit son scénario à partir de sa propre expérience, celle de la mort de son père et la commémoration qui s’en est suivie, en 2007 : « Des années plus tard, j’en parle avec mon frère, je lui dis : « j’écris un scénario sur la commémoration de Papa, tu te souviens comme on s’est engueulés à propos du communisme ? » Mon frère qui avait participé à ce débat enflammé, me répond qu’il ne se souvient de rien. Pourtant la discussion a été si animée que cette femme a fini par quitter les lieux ! Je commence à exprimer ma version des faits à mon frère, qui persiste : « excuse-moi, mais je ne me souviens vraiment pas de ça ». Ça m’a rendu malade, fou furieux, parce que je voulais qu’il me donne des détails supplémentaires. Ça m’a pas mal déprimé. Donc, parfois on retient ou on enregistre différemment les choses« , se souvient le metteur en scène.
Sieranevada comprend un débat enflammé à propos des attentats du 11 septembre 2001, notamment à travers un personnage dont nous parle Cristi Puiu : « Il est perturbé par tout ce qui se dit autour de cet événement et il a raison de l’être dans le sens où il faut discuter de tout. Mais lorsqu’il construit son raisonnement avec des éléments dont certains sans doute conspirationnistes, trouvés sur internet, là il a tort. Plus généralement, on ne sait jamais qu’une parcelle de la réalité dans l’Histoire. On ne peut pas trouver de réponses définitives« , affirme le réalisateur. À noter que ce dernier avait 23 ans quand le Mur de Berlin est tombé et qu’il a connu deux versions de l’Histoire, celle du bloc communiste puis une autre version des faits à l’effondrement du communisme : « Avec lui une Histoire a disparu, et aussitôt une autre Histoire a surgi, une autre version des faits. Des choses que je ne connaissais pas, moi qui ai beaucoup aimé l’Histoire. J’étais vraiment bouleversé« , explique le cinéaste. Quasiment tout Sieranevada se déroule dans un appartement, en huis-clos : « On vit dans un monde dont on connaît les limites. Ce qui veut dire que le film ne peut pas être conçu autrement que comme un monde en soi, géographiquement limité. C’est pour ça que l’espace est fermé, que cela se déroule dans un appartement en vase clos. Cet espace est la réflexion d’un miroir du monde à l’échelle réduite« , analyse Cristi Puiu.
L’appartement qui a servi de décor à Sieranevada appartenait à un homme décédé depuis 40 jours et dont on venait de commémorer le décès. L’homme en question vivait avec deux chats au milieu de toiles d’araignées, dans la poussière. L’équipe du film a gardé de nombreux éléments de l’habitation dont du mobilier, des tableaux et la photo du propriétaire qu’on peut voir plusieurs fois à l’image : « Le grand avantage de ce lieu était que l’on pouvait imaginer la trajectoire des personnages dans un espace où très vite on intègre les frontières, les limites de chaque pièce qui renferment toutes un monde. Tout un concert de portes qui s’ouvrent et qui se ferment. Les portes sont très présentes dans le film. Ce ne sont pas seulement des portes qui s’ouvrent pour laisser passer, ce sont des portes qui enferment aussi, qui empêchent. Cela construit visuellement mon histoire« , confie Cristi Puiu. Cristi Puiu a voulu placer sa caméra à hauteur d’hommes afin de placer le spectateur dans la position du regard du mort, celui qui est commémoré dans le film : « Dans la tradition orthodoxe, l’âme du mort est en liberté pendant quarante jours, elle bouge. Je me suis posé la question de comment faire pour raconter l’histoire à travers les yeux du mort qui circule ? En mettant la caméra à la place du mort, cet homme invisible. C’est ce que j’ai voulu voir, c’est le regard du mort« , relate le réalisateur.
Sieranevada a été sélectionné en Compétition officielle au Festival de Cannes 2016. Le réalisateur roumain Cristi Puiu a déjà été membre du Jury Un Certain Regard lors du Festival 2007. Il a également reçu le Prix dans cette même section en 2005 pour La Mort de Dante Lazarescu.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso
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