Vendredi 19 juin 2015 à 20h30
Film de Antoine Boutet – France/Chine – 2015 – 1h50 – vostf
Le Nan Shui Bei Diao – Sud Eau Nord Déplacer – est le plus gros projet de transfert d’eau au monde, entre le sud et le nord de la Chine. Sur les traces de ce chantier national, le film dresse la cartographie mouvementée d’un territoire d’ingénieur où le ciment bat les plaines, les fleuves quittent leur lit, les déserts deviennent des forêts, où peu à peu des voix s’élèvent, réclamant justice et droit à la parole. Tandis que la matière se décompose et que les individus s’alarment, un paysage de science-fiction, contre-nature, se recompose.
Notre article
Par Josiane Scoleri
L’eau en Chine, et surtout la maîtrise des fleuves, est une histoire ancienne puisque les premiers tronçons du Grand Canal qui relie Pékin à Hangzou sur 1800 km ont été creusés au Vième siècle avant J-C. La démesure était déjà au rendez-vous. Vingt-cinq siècles plus tard, elle prend la forme du gigantesque projet « Nan Shui Bei Diao » ( littéralement Sud Eau Nord Déplacer) visant à transférer l’eau abondante des fleuves du Sud vers les régions semi-arides et menacées de désertification du Nord du pays, et notamment la région de Pékin.
Le film d’Antoine Boutet a le grand mérite de planter dans un même mouvement le décor, son ampleur, son ambition officielle et l’envers de ce décor qui rime plutôt avec catastrophe écologique et humaine. L’échelle même des plans fait souvent frissonner. Qu’on nous montre des dunes de sable, des engins de chantiers, des slogans censés galvaniser les foules ou les montagnes du Tibet, tout dans le film rend compte de cet excès, ce trop plein insistant où mégalomanie et absurde se rejoignent. Le réalisateur commence d’ailleurs par simplement nous donner à voir des paysages en cours de transformation par l’entreprise des hommes : des dunes où des milliers d’arbustes déplumés sont abondamment arrosés en vain, le lit d’un grand fleuve à sec, des murs de béton gigantesques qui surplombent des hommes/insectes où les abris semblent des legos, etc…Mais très vite la parole s’inscrit au premier plan. Et c’est sans doute une des grandes forces du film que cette parole multiple, souvent inattendue, en tout cas surprenante même lorsqu’il s’agit de la version officielle. ( cf la longue scène dans le bureau de l’ingénieur en chef du projet). À version officielle, cadrage conventionnel. Fonctionnaire en costume cravate à son bureau, tout aussi statique que la caméra. Les deux se répondent. C’est simple et efficace. Nul besoin de commentaire. Et d’ailleurs Antoine Boutet a l’élégance de nous épargner la voix off, dont l’excès de didactisme plombe souvent bien des documentaires. Le montage quant à lui joue son rôle à plein, nous entraînant d’une région à l’autre sans guère d’indications géographiques, ménageant ainsi un effet de surprise qui ne se démentit pas. Un montage qui fonctionne comme par strates successives ou plutôt par faisceaux lumineux qui peu à peu reconstituent pour nous le puzzle éparpillé du « Nan, Shui Bei Diao ». La bande-son fonctionne d’ailleurs un peu sur le même mode ( par exemple l’émission de radio- officielle- sur une famille qui déménage écoutée silencieusement par les ouvriers d’un des chantiers souterrains). De manière générale, l’alternance entre version officielle et réalité sur le terrain permet une montée en puissance du film dans un crescendo qui ne faiblit jamais.
Une bonne partie de la réussite du film tient aussi à la manière dont sont introduits les différents acteurs de cette entreprise qui ne sont pas toujours là où on les attend. Par exemple le professeur de maths à la retraite qu’on voit d’abord se baigner dans le lac artificiel créé par un barrage. Une fois chez lui, la parole se libère et entre récit de vie (19 ans en prison), amour de la littérature et cours de géopolitique, l’histoire de la Chine contemporaine et du monde s’invite à l’écran, et la chanson «révolutionnaire» gravée dans la mémoire du vieil homme renvoie elle aussi avec force à cet inépuisable désir de maîtrise de l’homme sur la Nature qui constitue le fondement des grands projets chinois ( barrage des Trois Gorges, villes nouvelles, îles artificielles et bien sûr le Nan Shui Bei Diao ).
Le film regorge ainsi de paroles critiques, que ce soit celle des habitants eux-mêmes, les «déplacés», dans l’appellation officielle, alors qu’ils sont en fait pour la plupart expulsés de chez eux ou celle de personnalités qui osent parler ouvertement, avec une liberté de ton et d’analyse qui force le respect. Les villageois parlent d’expérience, racontent les fonctionnaires corrompus et le marché de dupes dans lequel ils sont tombés avec des terres sablonneuses où rien ne pousse. Ils disent leur colère haut et fort, leur impuissance aussi face à un système tellement hiérarchisé et parfaitement opaque. Ce qu’ils en disent rejoint très exactement l’analyse qu’en fait Feng Lei, intellectuel, philosophe réputé qui a passé lui aussi des années en prison: système centralisé où les populations concernées n’ont pas leur mot à dire, partage du pouvoir et des territoires au sommet de l’État, absence absolue de démocratie, etc…
Cette dimension plus nettement politique s’accentue au fur et à mesure que le film avance, mais il le fait là aussi avec des choix de mise en scène qui correspondent à chaque fois au type d’interlocuteur. Après Feng Lei, figure « classique » de l’intellectuel filmé chez lui entouré de livres, nous rencontrons un homme qui plante la tente « in the middle of nowhere » à côté de son vélo. Nous sommes avec lui, dans son rythme et dans son projet. Cet homme a parcouru des milliers de kilomètres à vélo pour observer, dit-il, pour se rendre compte de visu et essayer de comprendre s’il y a effectivement un lien entre ces travaux pharaoniques et l’intensification des catastrophes naturelles dans le pays. Mais surtout, c’est un intellectuel nouvelle manière, c’est un militant du Net, persuadé que la parole de milliers, voire de millions de citoyens finira par changer les choses, malgré le totalitarisme et la force d’inertie du système.
Enfin, un dernier passage d’une grande force à propos des travaux préparatoires entrepris année après année au Tibet sans que la population ait la moindre idée de ce qui se trame. Un texte défile en bas de l’écran, sans voix off,sur les images somptueuses de glaciers immenses, comme demeure sans voix la population tibétaine elle-même dans ce face à face inégal et tragique opposant malgré tout une résistance énigmatique à l’image de ces papiers blancs lancés du haut d’un sommet enneigé qui constituent à n’en pas douter l’un des plus beaux plans du film.
Sur le web
Antoine Boutet est un réalisateur et plasticien français. Il expose pendant dix ans ses vidéos et installations, fabrique d’un espace urbain traversée de labyrinthes à fourmis, de ponts et canaux impossibles, de sites touristiques murés. Aujourd’hui, ses films documentaires renouvellent son travail sur la transformation politique du paysage et s’attachent à recueillir les traces d’un futur incertain. Zone Of Initial Dilution (2006) sur le barrage des Trois-Gorges en Chine, et Le Plein Pays (2009), portrait d’un ermite en France, ont été primés dans de nombreux festivals.
Interrogé sur l’histoire du tournage de son film Sud Eau Nord Déplacer, Antoine Boutet s’explique: « Au départ, il y avait une direction, suivre ce grand projet hydraulique partout dans le pays. Avec l’idée que le sujet se préciserait petit à petit autour d’éléments comme l’eau, le paysage, le politique, la révolte. Donc, le film s’est construit d’une année sur l’autre et il a suivi mon trajet, de l’isolement premier dans les paysages à la chaleur des rencontres. Peu à peu, on se dégage des chantiers oppressants pour atteindre la source des fleuves dans une zone tibétaine encore relativement intacte mais en sursis. Chaque session me permettait d’être mieux aguerri, de retourner sur des lieux, de privilégier des zones ou des thèmes nouveaux tout en restant attentif aux événements imprévus. Mon obsession était toujours la même, suivre le tracé du Nan Shui Bei Diao, regarder à la marge et être attentif à ce qui représentait ses contradictions, la puissance d’un côté, la fragilité de l’autre.«
Mao Zedong a été le premier à émettre l’idée d’un transfert d’eau du Sud vers le Nord en Chine. C’était en 1952. Il aura pourtant fallu attendre 2002 et le projet Nan Shui Bei Diao (Sud Eau Nord Déplacer) pour voir ce gestionnaire d’eau être approuvé et lancé en construction. Le réalisateur précise: « L’État chinois a écrit un scénario-béton : le Nan Shui Bei Diao, une grille dictant et figeant toutes coordonnées, renversant les points cardinaux pour les accorder à leur désir. J’ai voulu aller à contre-courant de cette préfiguration – très concrètement en remontant le fleuve – et renverser à mon tour les perspectives : déjouer, contourner, en remodeler la géographie, accompagner et aller contre. Suivant un itinéraire balisé par le projet, il s’agissait de réinventer les chemins, de faire un film en marche. Bifurquer pour déborder le sujet, l’oublier, dériver pour le redéfinir ; être ailleurs, comprendre quelle digression peut me ramener à sa source. Le caractère inhumain du Nan Shui Bei Diao émerge par la confrontation de situations quotidiennes (un homme se baigne, un homme chante) aux pelleteuses imperturbables. S’il restitue la « réalité » du projet, Sud Eau Nord Déplacer n’est pas son commentaire. Le paysage m’a dirigé, le film s’y est adapté pour laisser émerger une histoire multiple issue du paysage, de ses accidents ; des déplacements, passant radicalement du Sud au Nord, de l’Est à l’Ouest, de la neige au sable, des montagnes aux souterrains, émerge un territoire imaginaire en marge du grand projet. » Le projet Nan Shui Bei Diao, qui devrait se terminer vers 2050, a obligé plus de 350 000 personnes à être déplacées. Les 3 Voies en construction (Est, Centre, Ouest) s’étendront sur 4 350 km et desserviront 1,3 milliard d’êtres humains.
Si Sud Eau Nord Déplacer ne prend pas la même orientation que son premier reportage Le Plein pays, Antoine Boutet l’a réalisé dans le but de partir une nouvelle fois en terre inconnue et de partager son expérience. Il précise : « Observer un territoire, la matière du paysage qui devient matière du film puis petit à petit approcher les hommes : mon trajet est celui du film.«
Sud Eau Nord Déplacer est un film aussi bien informatif que politique qui met en avant le pouvoir de nations comme la Chine : « Ce grand projet m’intéresse par sa démesure. Mais c’est plus un sentiment d’absurdité, de non‑sens dans la manière d’envisager l’avenir.Politiquement, il y a des conséquences à élaborer de tels projets qui remodèlent les paysages, qui déplacent les habitants et ont une rentabilité improbable. Le film questionne la manière dont un pouvoir l’impose, en l’enrobant de slogans grandiloquents« , ajoute le réalisateur engagé.
Sud Eau Nord Déplacer a été présenté au Festival du Film de Locarno ainsi qu’au Festival Entrevues de Belfort en 2014.
Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri
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