Tharlo, le berger tibétain



Lundi 12 Février 2018 à 20h30 – 16ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de  Pema Tseden – Chine – 2018 – 2h03 – vostf

Tharlo est un berger tibétain qui mène une existence paisible dans la montagne, éloigné des réalités du monde. A l’aune de ses quarante ans, il est convoqué par les autorités locales. Les nouvelles directives du gouvernement imposent la possession d’une carte d’identité pour tous les citoyens de la République Populaire de Chine.

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Tharlo est le cinquième long-métrage de Pema Tseden et le premier à sortir en France. Remarqué d’abord dans les festivals de cinéma en Asie avec Le silence des pierres sacrées en 2006, Pema Tseden sera très vite reconnu par ses pairs sur la scène internationale. Mais, il faut savoir qu’avant de se lancer dans le cinéma, Pema Tseden a d’abord été écrivain – il est notamment l’auteur de nombreuses nouvelles – et il est certain que son cinéma garde une qualité éminemment littéraire. En tout cas pour ce qui est de l’histoire de Tharlo et Yangtso. Le rude montagnard plutôt frustre et la jeune fille à la morale élastique qui rêve de l’Amérique. Il y a quelque chose de L’Aurore dans ce film. D’abord par ce Noir et Blanc qui tend justement vers l’expressionnisme dans les scènes urbaines. Mais aussi dans sa construction, avec ce balancement constant entre l’immensité du paysage où les personnages sont minuscules et l’encombrement de la ville où les corps occupent tout l’espace. Le contraste entre la ville et campagne est renforcé par l’opposition entre tradition et modernité, sans oublier, même s’il est traité sur un mode plutôt léger, voire comique par moment, le face à face entre l’administration chinoise et les Tibétains. Il n’est d’ailleurs pas innocent que le film s’ouvre sur la scène du commissariat où Tharlo débite sa longue tirade en chinois presque sans reprendre son souffle. C’est bien sûr un discours de Mao Tse Toung, mais ce n’est pas non plus n’importe quel discours. Il s’agit de : « Servir le peuple« , un discours historique de 1944, bien avant la victoire des communistes en 1959… Le décor est posé et chacun sait où il se situe. Au demeurant, le fonctionnaire de police est plutôt débonnaire et le film, loin de s’appesantir sur la situation du Tibet, ne dévie pas de son propos, centré d’abord sur l’histoire de Tharlo. Mais ce qui frappe peut-être encore plus sur le plan visuel, ce qui porte véritablement le film, c’est l’alternance entre le jour et la nuit.

Coup de chapeau au chef opérateur, Lu Songyie, qui réussit à nous faire palper la nuit, immense et menaçante lorsque nous sommes avec Tharlo dans sa cabane perdue au milieu de nulle part et qui nous fait basculer avec la même intensité dans les bars de nuit d’une petite ville de province. Ce travail sur la lumière est accompagné d’un soin extrême accordé à la bande-son. Visiblement, Pema Tseden sait s’entourer et son ingénieur du son, Dukar Tserang, nous enveloppe aussi bien dans les aboiements du chien qui sent venir le loup que dans la musique pop d’une boîte de nuit entre drague et ivresse.

Cette attention au détail enrichit la mise en scène, notamment dans les cadrages qui sont eux-mêmes significatifs. D’abord dans les plans larges où les personnages sont filmés de très loin, mais aussi dans les plans plus resserrés : Tharlo, plein cadre, face à la caméra dans la scène d’ouverture se retrouve décentré dans le remake loupé de cette même scène du commissariat où il a des trous de mémoire à la fin du film. Force est de constater le grand talent du réalisateur dans la composition des plans.

Pour ce qui est du récit, et c’est aussi en cela que le film entre dans la programmation de notre festival, le scénario nous joue l’éternelle partition de la ‘‘mala femmina’’. Il est frappant de constater que la barrière himalayenne ne fait rien à l’affaire, pas plus que la supposée sagesse orientale. La femme, séductrice tentatrice, manipulatrice est celle par qui le malheur arrive. Il faut reconnaître que Pema Tseden fait preuve d’un culot certain en choisissant de garder, de manière aussi frontale, ce fil non pas rouge, mais totalement blanc. Car on sait dès le premier plan, avant même que Tharlo mette le pied dans le salon de la coiffeuse qu’il est certainement perdu. Mais c’est précisément par ce biais que le réalisateur nous accroche. Car après cette première rencontre, toute la tension du film va se porter non pas sur l’issue de cette histoire, mais sur la manière dont Tharlo va travailler à sa propre perte. Ce qui peut sembler, à première vue, comme une trop grande simplicité, du scénario ou des personnages – certains critiques y ont vu un peu vite de la naïveté – me semble au contraire témoigner de la roublardise du cinéaste. Car il sait bien que ce qui compte ce n’est pas tant l’histoire en soi que la manière de la raconter.

Bien sûr, le film joue ce rôle de fenêtre sur le monde qui est aussi celui du cinéma. Et nous sommes heureux de voir ces premières images du Tibet contemporain, débarrassées des habituels oripeaux plus ou moins folkloriques dont les Occidentaux semblent raffoler pour le plus grand plaisir des maîtres de Pékin. Mais lire Tharlo uniquement dans sa dimension ‘‘ethnographique’’ serait lourdement réducteur. Ce serait passer à côté d’une oeuvre forte et subtile qui démontre un bel appétit de cinéma. Et ça, c’est une vraie bonne nouvelle pour la planète cinéma et les cinéphiles du monde entier.

Sur le web

Pema Tseden n’était ni prédestiné à devenir le fondateur du cinéma tibétain ni à figurer parmi les 50 meilleurs réalisateurs de moins de 50 ans dans le monde, selon le magazine canadien de cinéma Cinémascope en 2012. Avant d’embrasser une carrière de réalisateur, Pema Tseden, sans formation technique ni moyens financiers, échafauda des mondes imaginaires par le biais de l’écriture. Tout en poursuivant des études de littérature à l’université, il trouva rapidement sa place parmi les jeunes écrivains prometteurs de la nouvelle génération, publiant sa première nouvelle en 1994. Le tournant a lieu en 2002, quand Pema Tseden réussit le concours d’entrée à la prestigieuse Académie du Film de Pékin, faisant de lui le premier tibétain à intégrer la section Réalisation. Depuis, il a réalisé cinq long-métrages qui ont circulé dans de nombreux festivals internationaux.

Tharlo le berger tibétain – inspiré par la nouvelle Neige écrit par Tseden, paru en France aux éditions Philippe Picquier en 2013 – est une première en France, bien qu’au Tibet et en Chine, il ait déjà été vu par un million de spectateurs.Depuis sa première mondiale en septembre 2015 au Festival du film international de Venise, le film a été nominé et primé dans de nombreux festivals. Il a notamment obtenu le Cyclo d’Or et le prix Inalco au Festival de Vésoul en 2016.

«Même s’il est inconnu en France, Pema Tseden a atteint, dans son pays natal, une certaine notoriété en y devenant, il y a moins de dix ans, le fondateur du cinéma régional. Le Tibet a en effet longtemps représenté un no man’s land culturel où le septième art se limitait aux films de propagande maoïstes. C’est justement sur ce point précis que s’ouvre son quatrième film, à travers le discours récité par le rôle-titre, lui offrant ainsi, dès ses premières secondes, un discours politique sévère envers l’état de soumission que le pouvoir chinois a pu faire subir à son peuple. Le choix du noir et blanc, qui rend sa peinture du Tibet intemporelle, appuie encore plus ce constat d’une région du monde reculée incapable de s’émanciper de son propre passé. D’ailleurs, même si les prises de vue sont d’une splendeur remarquable, le caractère désuet de la technique, notamment dans les prises de son, vont dans le sens de ce décalage artistique. Le procédé de Tseden pour filmer le Tibet d’aujourd’hui est pourtant davantage chargé d’influences occidentales que chinoises. L’épure esthétique et narrative qui caractérise sa réalisation semble même être pensée comme une contradiction radicale à l’usage d’effets stylistiques qui firent les plus grands succès chinois de ces dernières années, de In the Mood for Love à Black Coal. Son style, misant sur le caractère contemplatif et la composition picturale de ses longs plans fixes, est en réalité directement emprunté à des cinéastes tels que Theo Angelopoulos ou Béla Tarr. Le soin apporté à la place de Tharlo dans le cadre est certainement le choix de mise en scène le plus expressif du drame existentiel que le réalisateur parvient à faire naître de l’histoire de ce berger faisant sa première incursion en ville. Le choix de faire une rupture entre les scènes tournées en ville et celles en montagne, identifiable par leur durée, est également symptomatique du décalage que Tseden veut créer entre ces deux univers, et plus encore dans ce que peux y ressentir le personnage principal. Contrairement à ce qui pourrait sembler de prime abord, les plans les plus étirés ne sont aucunement ceux qui illustrent le désœuvrement de Tharlo, puisqu’ils sont ceux dans lesquels il fait ses rencontres les plus significatives de l’état du Tibet à l’heure de la mondialisation. C’est à l’inverse l’usage d’un montage plus elliptique, et donc plus calqué sur les dogmes de l’école de Pékin, qui rend palpable le temps qui passe et donc son ennui, lui-même appuyé par la solitude liée au fait d’être au centre du cadre. Cette excellente mise en scène se fait au profit d’un récit aussi romantique que politique, puisque c’est avant tout son coup de foudre pour une ravissante coiffeuse qui va pousser Tharlo à fuir les steppes désertes pour retourner en ville. L’héritage de la culture bouddhique, et en particulier l’importance que tient la charité (on repense au mythe de Drimé Kunden à qui Pema Tseden avait justement consacré l’un de ses précédents films), est bien présent dans le sens sacrificiel que va prendre cet exode urbain. Dans un plan magistral, lors duquel Tharlo se fait couper sa natte dans un acte symboliquement castrateur, l’impossible mélange entre ces deux univers, de ces deux époques, est magnifiquement dépeint par la place de dominatrice qu’y prend la femme, apparaissant alors comme l’incarnation d’un monde moderne purement individualiste. Ce qui suivra cette scène fatalement programmatique semblera de fait superflu et même quelque peu poussif. Malgré cette difficulté à se terminer, on retiendra surtout de ce mélodrame la magnifique peinture, via le point de vue d’un berger naïf, de l’une des dernières régions d’Asie Centrale en cours d’occidentalisation et les contradictions que cela peut engendrer. Assurément, le cinéma tibétain émergent mérite qu’on lui porte un peu plus d’attention.» (avoir-alire.com)

«Les films tibétains sont rares tout autant que les films magnifiques. Un film tibétain magnifique. Le voilà convoqué au poste de police du village pour établir sa carte d’identité. A quoi ça sert pour un berger perdu au milieu d’un nulle part tibétain? Peu importe, Tharlo obéit, c’est ainsi qu’il a été éduqué. La preuve? il récite par cœur les discours de Mao dont on lui a bourré le crâne à l’école devant le commissaire qui s’en étonne mais surtout s’amuse d’un simplet (pense-t-il) qu’il méprise du haut de ses épaulettes galonnées. Le flic ne fait qu’obéir lui aussi, donc: carte d’identité!
 Tharlo n’est pas un simplet mais un homme simple, juste démuni face aux règles et règlements. Sa vie, simple elle aussi, c’est sa montagne sans fins et son troupeau de moutons. Sa mémoire, en effet sans faille, fait qu’il connaît exactement le nombre de ses bêtes, mâles, femelles (pleines ou pas), leur couleur et habitudes, c’est sa famille. On lui en a confié la charge. Une centaine lui appartiennent, c’est son trésor. Pourvu que les loups ne les dévorent pas. Quand il n’est pas trop ivre, il pense à poser des pétards pour éloigner les voraces. « Quel âge? » lui demande le commissaire. Étrange, il ne sait pas. Le fonctionnaire l’envoie en ville, dans la vallée, pour une photo, indispensable au document. Là-bas, il attend son tour dans un studio photo d’avant-hier, un couple de mariés se fait immortaliser devant des décors que l’assistant permute, Tien an Men puis New-York. La photographe agréée estime que Tharlo et ses cheveux qui se terminent par une petite natte méritent un shampooing avant le cliché et l’envoie chez la coiffeuse d’en face. C’est Yangsto qui tient le salon, jolie jeune femme, un rien allumeuse: en le shampouinant, elle lui propose de passer la soirée au karaoké. Après beaucoup d’alcool en chansons, ils passent la nuit enlacés sur le canapé de la belle qui a deviné quelle intéressante affaire sont ses moutons. « Vends-les, on partira loin! » Ainsi la belle araignée brode la soie de sa toile fatale, et quand il sera prêt, lui rasera la tête comme on rase un mouton pour lui voler sa laine. Loin d’un naturalisme que certains pourraient redouter, la fable est magnifique, tant sur la forme que sur le fond. Son caractère est d’abord universel dans sa discrète célébration de la pureté des sentiments et de l’attachement à une vraie tradition qui fondent et entretiennent la dignité humaine. Mais Pema Tseden est tibétain, son film est aussi un cri du cœur dans la parabole qu’il propose sur son pays que les autorités chinoises ne considèrent que comme une région rebelle à « carte-identifier« . Un pays original qui n’est pas seulement exposé aux attentions répressives de Pékin mais aujourd’hui aussi à une folklorisation de sa culture caricaturée par les tours operators. On pense aux indiens d’Amérique, mis en réserves avant de perdre leur âme dans l’alcool, les casinos de Las Vegas et la tyrannie de l’American way of life. Alcool, karaoké et modernisme compulsif, c’est bien ce qui assaille dans la ville bruyante le berger des montagnes du silence. À en croire la Bible, le pasteur pécheur ira en enfer et comme Samson, Tharlo perdra sa force quand sa chevelure sera rasée. C’est cette normalisation –tibétaine, mondiale aussi– que met en questions le film de Pema Tseden. Sans sentences, sans brusquerie, tout au contraire, il laisse à chacun sa façon de l’apprécier: s’il est politique, c’est d’abord une invitation philosophique autant qu’un drame romantique. On ne dira pas assez combien il est beau dans sa neutralité du noir et blanc, par ses paysages somptueusement photographiés et le soin de ses décors. On ne compte pas les plans-séquences qui méritent l’anthologie, cinématographiquement c’est aussi un enchantement.
Nous sommes tous Tharlo, le berger tibétain.» (culturebox.francetvinfo.fr)

«… Dans Tharlo, les symboles de la perte de soi fourmillent et la mise en scène renforce ce lent processus de dilution identitaire. Ainsi, les jeux de miroirs sont essentiels pour comprendre le film: dans une œuvre cinématographique qui, depuis ses débuts en 2004 se signale par sa cohérence esthétique et thématique, les miroirs prennent une dimension nouvelle. En effet, en le montrant par le truchement des glaces et des rétroviseurs, le réalisateur inscrit ainsi son personnage, notamment quand il est en ville, loin de son milieu de vie habituel, dans le reflet d’une réalité qui lui échappe, faute de grille de lecture pour la déchiffrer. Dans le premier plan du film, qui en compte relativement peu, Tharlo récite ainsi pendant plusieurs minutes un discours célèbre de Mao Zedong, «Servir le peuple» (Wei renmin fuwu), où il est question d’altruisme, dans un chinois maladroit, sur la mélodie lancinante d’un mantra bouddhiste. En fin de film, le même Tharlo, de plus en plus perdu dans ce monde urbain illisible, est incapable de se livrer à la même performance: il a oublié les dates et bute sur les mots. La perturbation mentale de Tharlo trouve son écho dans l’image : dans la première scène, le slogan archétypique des années maoïstes, «Servir le peuple» qui parcourt le mur sous forme de frise, était bien visible sur le mur derrière Tharlo. Dans les dernières scènes, l’image de Tharlo perturbé est vue à travers un miroir, inversée. La beauté du noir et blanc également est porteuse de signification : Tharlo est un homme simple, qui voit le monde de manière relativement binaire et qui n’est pas armé pour affronter la nouveauté et l’altérité, qu’elles soient systémiques (les injonctions de l’État) ou économiques (le capitalisme et la frustration qui l’accompagne). La bande-son, de Dukar Tsering, musicien-compositeur, fidèle preneur de son de Pema Tseden et comme lui diplômé de l’Académie du Film de Pékin, vient elle aussi renforcer le propos du film: le spectateur est assailli par des bruits de fond venant de toute part, quand Tharlo est en ville. Radio, chansons, bouilloire, clignotants, piétons, motos, publicités, tout contribue à brouiller l’attention. En montagne, par contraste, le silence règne, entrecoupé par le tictac d’un vieux réveil, par les chants traditionnels à la radio, par le bêlement des agneaux et par les loups qui rôdent. Les interprétations de ce film sont multiples: est-ce une histoire d’amour? Le récit de la difficile (impossible?) domestication des Tibétains par le gouvernement chinois, symbolisée par l’injonction de posséder des papiers d’identité? Ou bien, interprétation sombre que privilégie le réalisateur lui-même, le récit universel de la tragédie de l’humanité en mouvement et déracinée dans un monde déshumanisé?…» (theconversation.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

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