The Act of killing



Vendredi 27 Novembre 2013 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Joshua Oppenheimer – Danemark/Norvège/Royaume-Uni – 2012 – 1h55 – vostf

Dans le cadre du Festival Cinéma d’Amnesty International « Au coeur des Droits Humains » du 15 novembre au 1er décembre 2013.

Lorsque Joshua Oppenheimer se rend en Indonésie pour réaliser un documentaire sur le massacre de plus d’un million d’opposants politiques en 1965, il n’imagine pas que, 45 ans après les faits, les survivants terrorisés hésiteraient à s’exprimer. Les bourreaux, eux, protégés par un pouvoir corrompu, s’épanchent librement et proposent même de rejouer les scènes d’exactions qu’ils ont commises. Joshua Oppenheimer s’empare de cette proposition dans un exercice de cinéma vérité inédit où les bourreaux revivent fièrement leurs crimes devant la caméra, en célébrant avec entrain leur rôle dans cette tuerie de masse. « Comme si Hitler et ses complices avaient survécu, puis se seraient réunis pour reconstituer leurs scènes favorites de l’Holocauste devant une caméra », affirme le journaliste Brian D. Johnson. Une plongée vertigineuse dans les abysses de l’inhumanité, une réflexion saisissante sur l’acte de tuer.

Notre article

Par Bruno Precioso

Joshua Oppenheimer (né à Austin, Texas en 1974) s’engage dans le cinéma dès la réception de ses diplômes de Harvard et de l’université (Saint Martins college of arts) de Londres. La formation intellectuelle de ce jeune cinéaste anglo-américain lui fait porter un regard distancié sur son sud des Etats-Unis natal (qu’il a quitté pour se partager entre Londres et Copenhague depuis 2005), et passe par la contre-culture politique qui s’aiguise dans la décennie 1990 contre le monde globalisé dominé par les relations d’assujettissement économique et leurs effets socio-politiques. Son deuxième film, These Places We’ve Learned to Call Home (1996), conduit Oppenheimer à infiltrer les milices paramilitaires aux Etats-Unis.

Oppenheimer n’est pas seulement un militant cherchant à rendre justice. Indépendamment de sujets forts par lesquels il entend mettre en lumière des situations dérangeantes mal connues ou refoulées, il mène une profonde réflexion sur la forme cinématographique et sur le positionnement du cinéaste face à des thèmes polémiques. Il n’a cessé d’explorer les limites ténues entre fiction et documentaire depuis son premier long-métrage, Hugh en 1995. Dès 1997 à seulement 23 ans, son film The Entire History of the Louisiana Purchase est couronné en 1997 (Telluride) et 1998 (Chicago).

En 2003, il choisit de tourner à Sumatra un documentaire (The globalization tapes, co-dirigé déjà par Christine Cynn) dans une perspective (très) engagée proche de ce que Naomi Klein synthétisera comme la Stratégie du Choc (A capitalism of disaster, 2007). Joshua Oppenheimer y donne la parole aux travailleurs des plantations de palmier à huile indonésiens auxquels des travailleurs et syndicalistes Néerlandais et Colombiens ajoutent leur voix. C’est à l’occasion de ce tournage que Oppenheimer découvre l’existence des événements d’ampeur historique largement passés sous silence dont il décide de faire le sujet de The act of killing. C’est, à 39 ans, le film qui lui apporte une consécration internationale (récompensé à 29 reprises dans l’année 2013 lors des festivals consacrés au film documentaire, en particulier à Berlin et pour le Human Rights Human Dignity Festival).

Le premier projet de The act of killing, et l’une de ses plus grandes réussites, est avant tout de dénoncer un crime de masse perpétré autour de la prise de pouvoir par Suharto en 1965, doublement impuni puisque le monde ignore largement (jusqu’au succès du film) ce massacre de 500.000 à 1 million d’opposants à la dictature, mais surtout parce que nulle transition politique n’a permis de juger les criminels (militaires, milices et gangsters graciés pour l’occasion) encore aujourd’hui aux commandes de l’Etat.

« Sikat ! » (Liquidez-les !) – 7 octobre 1965

Il convient de s’arrêter un instant sur les événements qui constituent la toile de fond et de rappeler quelques faits. Le massacre en question (6 mois environ dans son étendue totale, mais dans la plupart des cas ramassés en quelques jours dans toutes les provinces d’Indonésie) est reconnu par un rapport de la CIA dès 1968 comme « l’un des épisodes les plus tragiques de ce siècle. » La répression anti-communiste en Indonésie a deux précédents d’ampleur, en 1926 et 1948, mais il s’agissait alors de réponses locales à des tentatives de prise de pouvoir régional. Le tournant de 1965 est le fruit d’une conjonction tragique : d’abord l’inquiétude des partis islamistes devant la montée des communistes du PKI aux élections de 1964 (entre 16 et 25% des voix selon les provinces) ; l’affaiblissement du vieux président Sukarno, père de l’indépendance et modérateur des tensions politiques ; la fragilité combattante d’un parti massif, le 3e parti communiste du monde en 1965 (près de 20 millions de membres et 3,5 millions de militants actifs), véritable colosse aux pieds d’argile ; une inquiétude grandissante dans l’armée de terre proche des Etats-Unis vis-à-vis du poids politique du PKI ; l’hostilité enfin des partis religieux devant la remise en cause de la société traditionnelle (réforme agraire pour les grands propriétaires terriens musulmans, attaques contre le système des castes pour les élites hindouistes de Bali).

A cela s’ajoute le contexte international, sur fond de tensions sino-soviétiques, avec l’engagement officiel de l’armée américaine dans la guerre terrestre au Sud Vietnam (185.000 hommes mobilisés en octobre 1965). La conjuration des adversaires génère donc le pogrom géant lancé le 8 octobre 1965, à Jakarta d’abord, dans tout le pays ensuite. La Chine, seul pays susceptible d’intervenir, est isolée et ses ressortissants pourchassés, le Time se réjouit de la situation voyant là « the West’s best news for years in Asia » sur fond de spectre d’escalade au Vietnam… Seul Robert Kennedy, exclu du pouvoir, dénonça en janvier 1966 un « inhuman slaughter in Indonesia ». L’armée de terre participe aux massacres, encadre les milices populaires, libère des criminels de droit commun contre leur engagement dans les pogroms, mais en profite surtout pour renverser le gouvernement Sukarno et placer à la tête du pays le général Suharto qui restera en place jusqu’en mai 1998 – et dont les réseaux non seulement dans l’armée mais dans les médias et le monde économique sont encore largement dominants en Indonésie aujourd’hui. A titre d’exemple, le dirigeant de la NU, principal parti musulman du pays et responsable de massacres de masse en 1965-66 était Wahid Hasjim, dont le fils Abdurrahman Wahid devint président de l’Indonésie en 1999 après la démission de Suharto. Les massacres se déroulent dans un cadre paradoxal, les victimes étant parfois de circonstance. Aux communistes, les musulmans radicaux de la NU ajouteront çà ou là leurs concurrents modérés du PNI, voire les foyers bouddhistes résiduels à Java ; dans certaines îles, des divisions de l’armée très anti-communistes mais ayant combattu les séparatistes musulmans empêcheront les milices islamistes d’agir, limitant le nombre de victimes…L’armée prêta la main, mais l’essentiel des massacres fut le fait de milices populaires musulmanes qui ne firent pas de distinction entre les militants communistes et leurs familles, voire leurs villages. A Java en particulier, les responsables des pires exactions sont les para-commandos et des gangsters recrutés pour l’occasion. L’ensemble des massacres a été assumé par le nouveau régime, les corps mutilés faisant partie d’une propagande propre à terroriser les opposants résiduels ; le régime de Suharto a par ailleurs poursuivi les massacres ponctuellement sous forme de rafles-exécutions (8000 en 3 semaines de 1969 au centre de Java), d’escadrons de la mort, d’enlèvements de leaders politiques, de génocide à Timor à partir de 1975. L’ « ordre nouveau » suhartien a été établi sur l’irrationnel de ces tueries, mais aussi et surtout sur des lâchetés et des complicités à tous les niveaux de l’Etat et de la société dont il est difficile de sortir aujourd’hui, ce que donne à voir le film d’Oppenheimer.

Film de non-fiction et « passeur cinématographique » (Serge Daney)

The act of killing nous invite donc à une plongée dans la mémoire de cette société refoulant avec plus ou moins de mauvaise conscience un crime de masse. C’est ce que laisse transpirer en hors-champ une pesanteur constante au présent de cette « violence légitime » qui s’applique aux survivants, aux descendants des victimes encore terrorisés, mais aussi à tout un peuple de migrants rackettés, de travailleurs exploités que le film permet d’apercevoir sous un masque hilare et effrayant. En effet, la situation empêchant de donner la parole aux victimes, Oppenheimer choisit une forme hybride, entre comédie musicale kitsch, film de fantômes indonésien et making-of d’un film-gore hollywoodien à grand spectacle – revendiqué d’ailleurs par les gangsters-acteurs, conscients de jouer un spectacle. C’est de cette tribune offerte à des assassins décomplexés que naît le malaise assumé par le réalisateur, pariant que leur vanité les dévoilera mieux que tout jugement. On a souvent rapproché depuis sa sortie le film d’Oppenheimer du S21 de Rithy-Panh ; c’est plutôt l’ombre du Amin-Dada de Barbet-Schroeder qui plane sur le film jusqu’au bout ou presque – le parti-pris final de The act of killing mettant peut-être un terme au dispositif, par le choix d’une situation limite qui décale l’objet cinématographique. Plus que la question de la banalité du mal ou plutôt de l’absolue humanité du criminel que poursuit bien entendu Oppenheimer, c’est en effet la posture du cinéma documentaire qu’il interroge. Le film au fond ne cesse de mettre en abyme : le spectaculaire, la culpabilité d’acteurs vieillissants revivant leur jeunesse, le réalisateur poussant les assassins à se (re)mettre en scène…Affirmant ne pas choisir entre documentaire et fiction, Oppenheimer dit faire un film de « non-fiction » permettant de rendre visible chez ses acteurs un processus d’auto-construction, de soi et de son monde. Film manipulatoire à coup sûr, revendiqué comme tel, dont la mise en scène se donne à voir comme le sujet réel d’un film étrange et très discuté.

Sur le web

The Act of Killing (L’acte de tuer) porte sur le génocide de membres du Parti Communiste Indonésien en 1965, accusés d’avoir tenté un coup d’État déjoué par le général Suharto.Après avoir pris la tête de l’armée, le général a ordonné une violente répression des sympathisants du parti, causant entre 500 000 et 1 million de victimes torturées et massacrées en quelques mois. Joshua Oppenheimer montre les gangsters ayant participé à ces exactions aux côtés des militaires et de la milice, qui rejouent devant la caméra les meurtres commis, et vivent encore aujourd’hui en totale impunité car proches du pouvoir en place.

Joshua Oppenheimer s’est rendu en Indonésie une première fois en 2003, pour tourner son premier long métrage The Globalization Tapes, un documentaire sur les ouvriers dans les plantations d’huile de palme. C’est à ce moment que le réalisateur a connu l’histoire du génocide et a voulu en faire un film. Il raconte : « J’habitais dans un village d’une région agricole au Sumatra-Nord. Les habitants – plutôt des survivants – tentaient de créer un syndicat pour protéger les travailleurs des plantations exposés à des produits nocifs. Depuis 1965, suite au génocide, la peur reste l’obstacle majeur (…). Aucun d’entre eux ne voulait parler, les tueurs étant partout autour de nous. Ils m’ont conseillé d’aller interroger les assassins qui seraient ravis de parler de leurs méfaits.« 

Les bourreaux n’ont pas été difficiles à convaincre pour participer au tournage de The Act of Killing, comme l’explique Joshua Oppenheimer : « Pour eux, les actes qu’ils avaient commis n’avaient rien de répréhensible et méritaient plutôt d’être célébrés. Ils n’avaient donc rien à cacher. C’est précisément ce symptôme révélateur d’une terrible maladie morale et sociale que le film tente d’examiner. Je n’ai pas eu à les convaincre de jouer dans le film. Ils tenaient à participer.« 

Joshua Oppenheimer a reconnu avoir eu des difficultés lors du tournage de certaines scènes, craignant de cautionner les actes des criminels en les filmant. Il explique : « Il y a plusieurs moments dans le film où j’ai ressenti cette compromission, mais ça me semblait nécessaire. (…) Quand nous avons filmé la scène où des commerçants chinois se font extorquer, ce fut une expérience très pénible. (…) J’aurais voulu disparaître de la surface de la Terre. (…) J’étais mortifié. J’ai demandé à mon collaborateur anonyme s’il fallait arrêter de tourner, mais il a insisté pour que l’on continue car ces méthodes d’extorsion quotidienne n’avaient jamais été documentées auparavant en Indonésie. Il avait raison, c’est une scène clé du film.« 

Le tournage de The Act of Killing a été très prolifique pour l’équipe, qui a accumulé plus de 1 000 heures d’images. Le montage a donc été une étape cruciale de l’élaboration du film, et a duré de longs mois. Le réalisateur revient sur ce travail méticuleux : « Entre fin 2009 et début 2011, deux monteurs ont travaillé simultanément pendant 16 mois pour réduire 1000 heures à 23 heures de montage préliminaire. (…) Nous ne voulions pas prendre le risque de fausser la signification d’une scène ou d’avoir l’air de porter un jugement, sans qu’il y ait eu un travail de montage. Cela nous a aidé à trouver le ton du film. (…) La grande difficulté était de réussir cet exercice de haute voltige permanent entre empathie et répulsion.« 

Certains membres de l’équipe technique, dont un coréalisateur et un producteur, ont tenu à ne pas figurer au générique : ils sont donc mentionnés en tant qu’anonymes. Joshua Oppenheimer explique cette décision : « Il y avait un véritable risque pendant le tournage. Derrière cette appellation à la résonance particulière se cachent des personnes remarquables. Sans leur courage, le film n’aurait pas existé. (…) L’un d’entre eux a été pendant 8 ans mon assistant sur la réalisation, le son, le montage et s’occupe maintenant de la distribution en Indonésie.« 

The Act of Killing a été projeté en Indonésie clandestinement, et a touché la population, celle-ci prenant peu à peu conscience de son Histoire : « La première du film a eu lieu le 10 décembre 2012, journée internationale des droits de l’homme. Depuis, des projections ont lieu secrètement dans tout le pays », raconte le réalisateur Joshua Oppenheimer, en poursuivant : « En Indonésie, ce spectacle d’un père fondateur du régime en place, s’étranglant littéralement sur les actes qu’il a commis, a eu un profond impact sur la population et la manière dont elle perçoit son histoire et ses dirigeants. Tout le monde savait que le pouvoir en place était corrompu et que certains politiciens avaient été des tueurs. Les langues se déliaient enfin.« 

Le prochain film de Joshua Oppenheimer portera de nouveau sur le génocide de 1965 ; après avoir donné la parole aux bourreaux dans The Act of Killing, le réalisateur s’intéressera cette fois aux victimes et à leur vie aux côtés des criminels. S’il retourne en Indonésie, Oppenheimer s’expose de son propre aveu à des représailles certaines : « Je suis sûr que je peux rentrer dans le pays. Mais je ne suis pas sûr d’en sortir. (…) Un critique a même écrit : « si The Act of Killing avait été réalisé par un Indonésien, le film se serait appelé The Act of being killed. Si je retourne en Indonésie dans les prochaines années, je m’expose à des représailles venant des groupes paramilitaires et des services secrets.« 

Avec The Act of Killing, Joshua Oppenheimer se décrit lui-même comme un héritier du réalisateur français Jean Rouch, grand nom du cinéma vérité : « Le cinéma vérité utilise cette présence [du caméraman] pour révéler le non-dit. Mon travail s’inscrit dans la tradition de Jean Rouch. (…) Ce qui m’importe, c’est de montrer comment les assassins se voient. En ce sens, ma démarche documentaire se fonde sur l’observation de l’imaginaire.« 


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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