Vendredi 02 octobre 2015 à 20h30
Film de Joshua Oppenheimer – Japon – 2015 – 1h43 – vostf
En partenariat avec Amnesty International et l’AdN
Adi Rukun est ophtalmo itinérant. Au gré de ses visites, il enquête sur les circonstances de la mort de son frère aîné, accusé de « communisme » et assassiné pendant les grands massacres de 1965 et 1966 en Indonésie. La caméra de Joshua Oppenheimer accompagne Adi dans sa confrontation avec les assassins. Patiemment, obstinément, malgré les menaces, ils s’emploient ensemble à vaincre le tabou du silence et de la peur.
Notre article
Par Bruno Precioso
Joshua Oppenheimer (né à Austin, Texas en 1974) s’inscrit dès la fin de ses études à Harvard et au Saint Martins college of arts de Londres dans un cinéma engagé et militant, s’essayant d’abord à un regard de sociologue critique de la globalisation triomphante et des relations d’assujettissement économique induites. Au moment de tourner son premier long-métrage, Hugh (1995), il est l’un des tenants de la Stratégie du Choc théorisée par Naomi Klein (A capitalism of disaster, 2007). Enquêtant sur les organisations religieuses ou les milices paramilitaires du sud des Etats-Unis (These places we’ve learned to call Home, 1996) Oppenheimer inaugure aussi une forme cinématographique synonyme de prise de risques. En qualité de documentariste il infiltre des milieux souvent dangereux avec lesquels il s’installe de plain-pied. En 2001, il choisit de tourner à Sumatra un documentaire (The globalisation tapes, co-dirigé déjà par Christine Cynn, sorti en 2003) dans une perspective (très) engagée ; Joshua Oppenheimer y donne la parole aux travailleurs des plantations de palmier à huile indonésiens auxquels des travailleurs et syndicalistes Néerlandais et Colombiens ajoutent leur voix. C’est à l’occasion de ce tournage qu’est né le projet de cet ample travail dont The look of silence, plutôt qu’une nécessaire suite à The act of killing, s’inscrit comme le second volet d’un diptyque au sens pictural du terme, une oeuvre unique dont chaque volet est un élément de dialogue inséparable de son double symétriquement opposé. L’origine même du projet entremêle passé et présent, ou plutôt cherche à démontrer l’inanité de cette distinction non seulement du fait de la proximité des événements abordés, mais surtout du fait de la permanence des mécanismes mis en place au tournant de 1965-66 et de leur adaptation – de leur mutation pourrait-on dire – au contexte économique de la globalisation. Autre manière d’en dévoiler la composante guerrière et la brutalité qu’eût volontiers repris à son compte un Bernard Maris… mais pour Oppenheimer la fascination se porte ailleurs, et justifie d’allonger la focale. Privilégiant la plongée psychologique au coeur d’événements mal connus ou refoulés, Joshua Oppenheimer mène une profonde réflexion sur la forme cinématographique et sur le positionnement du cinéaste face à des thèmes polémiques. Le succès de son premier volet, The act of killing, illustrait parfaitement cette posture à la limite de la connivence avec des bourreaux qui, mis en confiance, donnaient naissance à des témoignages bouleversants – parfois dérangeants. C’est autour de cette proximité (d’aucuns diront complicité) entre Oppenheimer et ses épouvantables confidents, mais aussi autour du travail de montage qu’avait gonflé la polémique de cette première partie explorant les limites ténues entre fiction et documentaire.
« Le passé n’est jamais mort. Il n’est même jamais passé. » (W. Faulkner, Requiem for a nun)
Le cinéaste a désormais 41 ans, et s’est alourdi du poids des récompenses, des polémiques mais aussi des menaces de mort et des effets politiques inattendus de son long-métrage de 2012. Installé définitivement à Copenhague depuis 2013 il a su en effet porter à la lumière ce massacre de masse oublié au point d’atteindre la société indonésienne même et d’imposer en quelques sortes à l’actuel président indonésien, Joko Widodo (élu le 20 octobre 2014), d’évoquer dans un discours officiel les massacres pour promettre aux victimes et à leurs descendants des commissions d’enquête transparentes.
La nécessité de réaliser deux films, selon les propres mots du réalisateur, s’est imposée d’elle-même à partir d’une scène qui eût pu prendre place dans l’un comme l’autre volet et constituait un lien charnel entre assassins et victimes ; cette scène tounée en janvier 2004 appartient finalement au second volet, à la voix des victimes, quoi qu’elle trouve place dans la bouche de deux des bourreaux racontant leur implication dans l’exécution de 10.500 personnes au bord de la Sungai Ular (la ‘‘Rivière aux serpents’’) par l’armée. Il aura donc fallu attendre 12 ans de travail pour réparer les mémoires et faire entendre, par deux films interposés, les aveux de bourreaux ne s’étant jamais perçus que comme des héros – avec la bénédiction de la dictature en place jusqu’en 1998. L’introspection – ou pour le dire mieux la plongée au coeur de la psychologie des meurtriers – avait été la quête de The act of killing ; The look of silence scrute, de part et d’autre du couteau, la rencontre des psychologies pour débusquer, sous l’étiquette de la folie ou de la monstruosité, un début de cette remise en question que 30 ans de dictature ont empéchée. L’objet de ce second volet n’est donc plus ce voyage terrifiant parmi des assassins sans inquiétude, assumé par le film précédent, mais un questionnement collectif sur la capacité de vivre encore ensemble, et dans quelle société. Car il faut, pour les familles des victimes, vivre en compagnie des bourreaux d’hier, parfois en voisins, et supporter leur arrogance jusqu’à la télévision. Reste que le film fut compliqué à réaliser, en témoignent les 11 producteurs associés et co-producteurs, et sans doute plus encore l’angoissante litanie des « Anonyme » au générique.
Lorsque l’armée de terre organisa les massacres à partir du mot d’ordre du 7 octobre 1965 (« Sikat ! », liquidez-les !), appuyée par les milices populaires et des criminels libérés pour l’occasion, elle renversa surtout le gouvernement Sukarno remplacé par le général Suharto dont les réseaux non seulement dans l’armée mais dans les médias et le monde économique sont encore largement présents en Indonésie aujourd’hui. L’ensemble des massacres a été assumé par le nouveau régime, les corps mutilés faisant partie d’une propagande propre à terroriser les opposants résiduels ; le régime de Suharto a par ailleurs poursuivi les massacres ponctuellement sous forme de rafles-exécutions (8000 en 3 semaines de 1969 au centre de Java), d’escadrons de la mort, d’enlèvements de leaders politiques, de génocide à Timor à partir de 1975. L’ordre nouveau suhartien a été établi sur l’irrationnel de ces tueries, mais aussi sur des lâchetés et des complicités à tous les niveaux de l’Etat et de la société dont il est difficile de sortir. A titre d’exemple, le dirigeant de la NU, principal parti musulman du pays et responsable de massacres en 1965 était Hasjim Wahid, dont le fils Abdurrahman Wahid devint président de l’Indonésie en 1999 après la démission de Suharto. La continuité semble inévitable.
Pour autant, le paysage politique indonésien a connu un bouleversement majeur voici un an, avec la défaite aux élections présidentielles de Prabowo Subianto, général responsable des massacres de 1976-1978 au Timor oriental et gendre de Suharto. Une page se tourne peut-être enfin avec le président Joko Widodo et ses promesses de transparence.
Film de non-fiction et « passeur cinématographique » (Serge Daney)
La réflexion de Joshua Oppenheimer porte donc finalement sur cette matière subtile qu’est la mémoire individuelle et collective, la sienne sans doute autant que celle des victimes et des bourreaux de 1965. Car le passé ne se contente pas de produire des effets dans le présent ; pour commencer, comme le suggère le mot de Faulkner, il se refuse à mourir – ou à lâcher le pouvoir lorsqu’il le tient. Mais surtout il s’ingénie à se réincarner… le descendant de juifs allemands ayant fui les années 1930 pour une Amérique plus protectrice perçoit les réminiscences d’un mécanisme génocidaire transmis par la mémoire familiale dans ce génocide caché dont les victimes, pour ne pas en perdre la mémoire, ont perdu la parole. Avec The act of killing on auscultait le refoulement, individuel et collectif, d’un crime de masse. The look of silence achève la réflexion par le dispositif du face-à-face, porte une dimension plus politique par l’introduction du hors-champ historique. Ce que nous donne à voir le film qui se joue sur le visage d’Adi est plus que le contraire de l’indécent flot de paroles des bourreaux prêts à toutes les pantomimes de The act of killing : l’urgence de transmission d’une mémoire emmurée dans le silence, que seule peut délier une voix, une parole de sincérité et d’humanité.
Sur le web
The Look of Silence a été pensé comme la suite complémentaire d’un autre documentaire de Joshua Oppenheimer, The Act of Killing qui a reçu le BAFTA du meilleur documentaire en 2014. En effet, le réalisateur a travaillé pendant plus de dix ans sur les massacres qui ont eu lieu en 1965 dans l’archipel indonésien, et a voulu explorer les conséquences de ce drame sous différentes facettes, ce qui a justifié la production de ces deux longs-métrages.
The Act Of Killing exposait les conséquences pour une société de construire sa réalité quotidienne sur la terreur et le mensonge. The Look of Silence explore ce que veut dire être un survivant dans une telle société. Une scène de The Look Of Silence filmée en janvier 2004, est la genèse des deux films : deux anciens dirigeants des escadrons de la mort me conduisent le long d’une route sur la berge de la rivière Serpent dans le Nord de Sumatra. Là ils rejouent avec une apparente jubilation la façon dont ils ont aidé l’armée à tuer 10 500 personnes précisément à cet endroit. A la fin ils posent pour des photos souvenirs, de ce qui reste pour eux une après-midi mémorable et joyeuse. Le réalisateur dit que « ce jour fut l’un des plus traumatisants de ma vie et je sus que je ferais deux films complémentaires. Ce qui me secoua ne fut pas tant le génocide lui-même, ni même la vantardise – une manifestation évidente de l’impunité des tueurs et de leur pouvoir intact. Ce qui me terrifia était le fait que les deux hommes ne s’étaient jamais rencontrés mais semblaient suivre la même partition. Tous deux sentaient que la fanfaronnade était la façon acceptable de parler de ces événements. Je réalisai que la vantardise était systémique. Je décidai alors qu’aucun des deux films ne serait un documentaire historique sur les événements de 1965. Au lieu de cela, les deux exploreraient l’héritage présent du génocide. L’un – qui deviendra The Act of Killing – explorerait les histoires que les meurtriers se racontent pour pouvoir vivre avec eux-mêmes, et les conséquences de ces mensonges pour leur propre humanité. L’autre film s’attaquerait à une autre question, également importante : qu’advient-il à une société entière et à ses membres quand ils vivent dans la peur et le silence pendant cinquante ans. Ce film, c’est The Look of Silence. » Il ajoute: « Le résultat, The Look of Silence, est, je l’espère, un poème qui évoque le silence né de la terreur – un poème sur la nécessité de briser ce silence, mais également sur le traumatisme qui s’ensuit. Peut-être ce film est-il un hommage au silence, qui nous rappelle que malgré tous nos efforts pour aller de l’avant, oublier et penser à autre chose, rien ne réparera jamais ce qui a été détruit. Rien ne pourra ramener les morts à la vie. Nous avons pour devoir de nous arrêter un instant, de penser aux vies qui ont été détruites, et de nous efforcer d’écouter le silence qui s’ensuit. »
Il poursuit: « The Act of Killing n’est pas un documentaire sur un génocide qui s’est produit il y a cinquante ans. C’est un exposé sur un régime de peur contemporain. Ce n’est pas un film historique. C’est un film sur l’histoire elle-même, sur les mensonges que leurs vainqueurs racontent pour justifier leurs actions, et les conséquences de ces mensonges ; c’est un film sur un passé traumatique laissé en suspens, qui continue à hanter le présent. Je savais dès le départ qu’il y avait un autre film tout aussi urgent à faire, et qui parlait également du présent. The Act of Killing est hanté par les victimes absentes – les morts. Presque chaque passage douloureux culmine brutalement avec un tableau hanté et silencieux, un paysage vide et souvent en ruines, occupé par une silhouette perdue et solitaire. Le temps s’arrête. Il y a une rupture dans le point de vue du film, un passage brusque au silence, une commémoration des morts et des vies inutilement détruites. Je savais que je ferais un autre film, qui s’aventurerait dans ces lieux hantés et ressentirait viscéralement ce que signifie pour les rescapés d’être forcés d’y vivre, forcés de construire leurs vies sous le regard vigilant de ceux qui ont assassiné leurs proches et restent au pouvoir. Ce film, c’est The Look of Silence. »
The Look of Silence a été diffusé dans des dizaines de festivals en Europe et à travers le monde. On peut notamment citer, le Starz Denver Film Festival qui s’est déroulé au Danemark, le Festival du film de Telluride dans le Colorado, il est aussi passé au Festival international du film de Toronto, au festival du film de New York ainsi que celui de Zurich. Le film a remporté le Grand Prix du Jury à la Mostra de Venise en 2014 ainsi que le prix FIPRESCI de la critique internationale. En outre, il a reçu le Prix du Public au Festival Premiers Plans d’Angers et le Grand Prix au Festival de Valenciennes.
Le 20 novembre 2014, à l’occasion de la journée internationale des droits de l’homme, plus de 2000 personnes sont venues à l’avant-première publique du documentaire à Jakarta. En décembre, 480 projections publiques furent organisées à travers l’Indonésie, toutes sponsorisées par la Commission des droits de l’homme d’Indonésie et le Conseil des Arts de Jakarta.
Errol Morris et Werner Herzog, deux grands cinéastes et documentaristes, acclamés et reconnus pour leurs talents, ont participé à la production de The Look of Silence.Certains membres de l’équipe technique, dont un coréalisateur et un producteur, ont tenu à ne pas figurer au générique : ils sont donc mentionnés en tant qu’anonymes. Joshua Oppenheimer explique cette décision : « Il y avait un véritable risque pendant le tournage. Derrière cette appellation à la résonance particulière se cachent des personnes remarquables. Sans leur courage, le film n’aurait pas existé. (…) L’un d’entre eux a été pendant 8 ans mon assistant sur la réalisation, le son, le montage et s’occupe maintenant de la distribution en Indonésie. »
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso
Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h30 précises.
N’oubliez pas la règle d’or de CSF aux débats :
La parole est à vous !
Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury).
Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, ainsi qu’à toutes les séances du Mercury (hors CSF) et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.
Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici