The Servant



Vendredi 01 Février 2013 à 20h30 – 11ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Joseph Losey – Royaume-Uni – 1964 – 1h55 – vostf

A Londres, Tony, un aristocrate jeune et brillant, vivant dans une luxueuse demeure du XVIIIè siècle, engage Hugo Barrett comme domestique. Ce dernier se révèle être un valet modèle, travailleur et intelligent. Mais Susan, la fiancée de Tony, n’apprécie pas le comportement de Barrett, lui trouvant quelque chose de malsain…

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Difficile d’imaginer attelage plus hétéroclite pour porter un film sur les fonts baptismaux : la trame est fournie par Robin Maugham, neveu de Somerset, vicomte anglais et auteur de nouvelles un peu oubliées quoique plusieurs fois adaptées au cinéma. Le scénario est la première adaptation en 1962 du jeune dramaturge Harold Pinter, alors plus proche de ses origines populaires d’immigré juif parlant l’argot (le cockney qu’il popularisera) que du prix Nobel de littérature qu’il obtiendra en 2005. La caméra enfin est
tenue par Joseph Losey, fils de l’Amérique puritaine en rupture de ban, exilé depuis 10 ans en Grande-Bretagne lorsque commence le tournage. Les points communs qui rapprochent les trois hommes sont pourtant plus nombreux et plus profonds qu’il n’y paraît. Pinter et Losey en particulier partagent la même relation difficile à la bienséance victorienne encore largement dominante dans la bonne société anglaise, quoique chacun pour des motifs différents, et on peut considérer comme une assez bonne base d’association cette défiance à l’égard de la moralité bourgeoise – doublée d’un certain cynisme. Ensemble (d’abord avec The Servant, puis dans Accident et Messager, Palme d’Or 1971) ils dressent un portrait empreint tout à la fois de fascination et de cruauté, d’une haute société coupée du monde, pathétique et hautaine, pleine de morgue dans sa trajectoire de décadence. Si ce sont ses compatriotes qu’Harold Pinter peint dans les scénarios qu’il écrit pour Losey, ils sont comme un hybride culturel : anglais comme Pinter, mais upper class comme la famille du cinéaste américain, diplômé
d’Harvard. L’enjeu social et politique est en effet majeur. On trouve là le résumé des grandes déterminations de la personnalité, de la carrière et de l’oeuvre de Joseph Losey : ses origines sociales et son héritage familial d’une part, le choc produit par la crise des années 1930, le maccarthysme enfin, comme une rupture douloureuse et absolue.

Moralité, politique, société

L’éducation puritaine reçue dans sa famille de la grande bourgeoisie, reposant sur une culpabilité profondément intériorisée, a exercé sur Joseph Losey une forte influence quoiqu’il s’en fût détaché tôt et d’autant plus complètement. Son milieu social l’enferme entre les murs d’un isolement politique total, que seul le coup de tonnerre de la Grande Dépression de 1929 abattra. Le jeune Losey a alors 20 ans. Il entame une fréquentation assidue de la troupe de théâtre universitaire d’Harvard en parallèle de ses études de médecine : nourri de Marx, de Trotski et même de Staline, il fait en 1931 le voyage de Moscou, où il rencontre des metteurs en scène de théâtre. Les années trente seront celles des pièces « engagées » à New-York, dans lesquelles il accorde une attention particulière au décor, désormais élément cardinal de ses mises en scène au théâtre puis au cinéma. Ce qui dans le monde du théâtre restait tolérable, c’est-à-dire un engagement politique ouvert jusqu’à une entrée officielle au côté du Parti communiste américain, devient plus difficile à faire admettre dans la nouvelle carrière cinématographique que Losey embrasse à partir de 1948 (The Boy With Green Hair, premier long métrage). Sommé en 1952 de se présenter devant le House Un-American Activities Committee alors qu’il tourne Imbarco a mezzanotte en Italie, il choisit de s’exiler en Grande-Bretagne. Il échappe ainsi à la prison, et entame sa véritable carrière de réalisateur britannique sous le pseudonyme de Victor Hanbury, travaillant avec des acteurs, scénaristes et techniciens tous blacklistés comme lui. C’est sur le tournage de The Sleeping Tiger (1954) qu’il travaille pour la première fois avec Dick Bogarde.

Avec The Servant le travail de mise en scène et de réflexion autour d’un lieu et d’un milieu cher à Losey touche à un sommet. L’action se déroule dans un quartier pavillonnaire de Londres, avec vaste square, église au bout de l’avenue et grandes maisons bourgeoises alignées les unes aux autres. Représentation archétypale de la haute société britannique. Mais par la manière dont il est filmé, le décor en lui-même, riche de détails et de potentialités, dépasse nettement le rôle de simple cadre pour se faire moyen d’expression. La maison, à bien des égards, est plus que l’enjeu, un personnage à part entière entre les deux hommes. La mise en scène porte cette histoire de rivalité de classes, de guerre des statuts, de même que la somptueuse photographie de Douglas Slocombe, dont le noir et blanc mime l’affrontement sourd. Car le scenario obéit au schéma que partagent Losey et Pinter, mettant en scène une « comédie de la menace ». Avec une intrigue réduite au minimum, au point de départ une situation d’apparence anodine, peu sujette au drame, puis le rapide surgissement de l’absurde et de la menace par le truchement de logiques souterraines.

Un film noir ?

Avec The servant, Losey tourne en 1963 une sorte de film noir d’un genre nouveau, sans meurtre ni policier et surtout il va remplacer le personnage-clef de tout bon film du genre, celui de la femme fatale, par un « homme fatal. » La proposition est osée et crée un trouble durable qui ira crescendo tout au long du film. Le personnage de Barrett, le domestique, magnifiquement interprété par Dirk Bogarde, possède toutes les caractéristiques du rôle : mystérieux, ténébreux, vénéneux, séducteur bien évidemment aussi. C’est justement là, dans ce chapitre de la séduction que le scénario de Losey déploie le plus d’habileté. Après une première partie d’exposition où l’on voit Barrett s’installer en tant que valet de chambre, cuisinier en majordome stylé de Tony (jeune rejeton désoeuvré de l’aristocratie la plus british) et gagner ainsi facilement la confiance de son maître, les choses vont très vite s’accélérer. D’abord avec le personnage de Susan, la fiancée de Tony, issue elle aussi – et ô combien – de la noblesse britannique, qui manifeste dès le départ la plus totale antipathie pour Barrett. Ces deux -là ne s’aiment pas et se méfient instinctivement l’un de l’autre, et pas seulement pour d’évidentes raisons de classe sociale. Dans cette première partie, le montage alterne sans transition les scènes entre Barrett et Tony et celles entre Tony et Susan, les scènes dans la maison et les scènes en extérieur (le repas au restaurant, la visite dans la famille de Tony, véritable moment d’anthologie où les dialogues féroces d’Harold Pinter font merveille). Cette juxtaposition renforce instantanément les contrastes entre situations et personnages et fait d’autant plus ressortir les tensions lorsque ces différents mondes se croisent. Et dès que Barrett n’est plus en interaction avec Tony et que la caméra s’attarde une fraction de seconde sur son visage, nous, spectateurs savons immédiatement que celui-ci n’est pas blanc comme neige.,. que quelque chose se trame…

Ombre et Lumière

Losey tire parti de tous les espaces de la maison : l’entrée étroite où deux personnes ont du mal à se tenir face à face sans se toucher (proximité forcément très gênante lorsqu’il s’agit d’un domestique), l’escalier, étroit lui aussi, la rambarde et son mouvement tournant vers les chambres de service, trait d’union ou frontière infranchissable, c’est selon, ou encore, le salon, cosy et moderne à la fois… Surtout le réalisateur peut s’appuyer sur un chef opérateur de grand talent, Douglas Slocombe, issu des Sudios Ealing, où l’on voit comment les jeux de l’ombre et de la lumière dans ce Noir et Blanc très contrasté, sont entièrement mis au service des scènes qui se déroulent sous nos yeux et participent à tout moment à la fois du récit et de l’atmosphère, du plus clair au plus sombre au fur et à mesure que le film avance. Losey utilise également avec beaucoup d’intelligence les jeux de miroirs et de reflets avec les éventuelles déformations et les effets de profondeur de champ qui vont avec. La photo, les cadrages, le montage, tout contribue à cette montée en tension où peu à peu le monde extérieur disparaît totalement pour laisser place à un environnement de plus en plus asphyxiant. Les plongées et contre-plongées expriment les rapports de force et les positions de pouvoir. On le voit tous les angles de prise de vue, tous les mouvements de caméra sont signifiants. Pour revenir au chapitre de la séduction, il fallait bien sûr, pour que Tony soit entièrement séduit qu’apparaisse un personnage féminin (nous sommes tout de même dans l’Angleterre puritaine des années soixante). C’est Barrett qui introduit Véra dans la maison, présentée comme sa soeur et Tony tombe forcément illico dans le panneau.

Vera et Tony

Avec l’arrivée de Vera, les va-et-vient entre apparences et réalité se font plus complexes, les enjeux plus lourds et les rapports de classe encore plus tranchés. (Vera a ce je-ne-sais-quoi de légèrement vulgaire dans la démarche, l’intonation de la voix, les mimiques… En quelques scènes, le rythme s’emballe jusqu’à la scène où les domestiques osent usurper la places des maîtres en leur absence et se font chasser avec pertes et fracas. (on se croirait dans la tradition du théâtre du XVIIIème) C’est le point de rupture du film. Décélération brutale et nous entrons de plain-pied dans la deuxième partie du film, Tony se retrouve seul, dépressif sans Barrett ni Susan qui a disparu de sa vie. Le rythme est lent, la lumière blafarde, Tony traîne dans les bars jusqu’au moment où Barrett revient à la charge. C’est une très belle scène où Tony et Barrett sont accoudés au zinc dans le bar où Tony a ses habitudes, une séparation en verre et un bouquet de fleurs entre les deux, ils ne se regardent à aucun moment pendant que Barrett fait son mea culpa. Dans un premier temps, Barrett est au premier plan, légèrement en contre-bas, il parle à voix basse, contrit, puis la caméra change de côté…. Et la descente aux enfers peut commencer. C’est précisément celle-ci qui intéresse le plus Losey. De même que le sexe avait servi de déclencheur dans la première partie, ce sera l’alcool dans la seconde, mais dans les deux cas le facteur décisif, c’est inéluctablement Barrett. Barrett de plus en plus fort face à un Tony de plus en plus faible et dépendant. Tous les détails qui inscrivaient les rapports de classe s’inversent : le repas, l’occupation de l’espace, le ton de la voix, le vocabulaire. Ici non plus rien n’est laissé au hasard dans ce tête à tête de plus en plus étouffant. À la sortie du film, les critiques ont beaucoup glosé sur l’homosexualité latente des rapports entre les deux hommes. Mais ce qui semble beaucoup plus intéressant, c’est la prise de pouvoir, le coup d’état rampant (pour reprendre une expression des années 60) opéré par Barrett. C’est très certainement là que se situe pour lui le bénéfice réel de ce retournement de situation. À aucun moment dans le film, il n’est question d’escroquerie ou de détournement de fonds. Barrett et sa petite clique vit certes aux crochets de Tony et le serpent de mer du départ au Brésil, évoqué dès le début du film refait un instant surface dans la scène finale. Mais ce n’est visiblement qu’une chimère à laquelle personne ne croit. Dans cette longue scène finale, presque sans paroles, tout est sombre. Les costumes, les chapeaux, la pièce elle même est dans la pénombre. La seule tache claire est apportée par l’arrivée inopinée de Susan, toujours en blanc. Mais elle-même va se montrer tout aussi fascinée par Barrett, malgré toute son horreur du personnage, et le baiser échangé entre eux est encore une terrible victoire, inattendue celle-là, du terrible Barrett. Elle arrivera à s’arracher à cette atmosphère vénéneuse, laissant Tony, définitivement semble-il, derrière elle. The servant s’avère une fable terrible sur les maléfices de la manipulation, bien au-delà des rapports de classe qui sont à l’origine du récit.

Sur le web

Joseph Losey a déclaré que The Servant s’inspire librement de la célèbre fable de Goethe. Le cinéaste dit avoir cherché à en proposer une variante moderne. Avec un Méphistophélès sous les traits de Dirk Bogarde. The Servant fonctionne sur un huis-clos ou presque, digne d’une pièce de théâtre, et pour cause : c’est Harold Pinter qui a mis sur pied l’adaptation cinématographique du roman de Robin Maugham. Par ailleurs, le célèbre dramaturge anglais y joue un petit rôle.

La relation entre les deux personnages principaux est de nature homosexuelle et sado-masochiste de surcroît. Joseph Losey le confirme : « C’est un sujet tragique comme tout ce qui est plus fort que la société, que la règle; que soi. Pour moi, le jeune homme [Tony, l’aristocrate joué par James Fox] est l’innocence, et c’est pour cela qu’il est un homosexuel fondamental. Tout homme doit vaincre une partie de lui-même pour aller vers la femme ». Bien évidemment, du fait du puritanisme et des censures d’époque, Joseph Losey est obligé de traiter du sujet de façon implicite et souterraine: « Entre les deux hommes, il ne se passe rien pendant la durée du film. Après? Tout est possible. » Mais cela n’a pas empêché le film de scandaliser un grand nombre de spectateurs.

Révélé pour son rôle d’avocat bisexuel dans Victim de Basil Dearden (1961), Dirk Bogarde a été alors nominé aux BAFTA mais ne remportera pas le prix convoité. Il a néanmoins attiré l’attention de Joseph Losey qui lui confie le rôle du domestique dans The Servant. Fort du plébiscite dont le film a bénéficié, les deux hommes tourneront ensuite en 1966 un film d’aventure grand public, Modesty Blaise. L’année suivante, ils retravailleront une dernière fois ensemble sur un drame psychologique, Accident.

La British Academy Film Award (équivalent anglais des Oscars) a récompensé la prestation de Dirk Bogarde en lui décernant le Prix du meilleur acteur dans un rôle principal.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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