Toto et ses soeurs



Vendredi 05 février 2016 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Alexandre Nanău – Roumanie – 2014 – 1h34

Au cœur d’une famille rom en pleine désintégration, émerge la figure de Totonel, 10 ans, dit Toto. Avec passion il apprend à lire, écrire et danser. Surtout danser et gagner le grand concours de Hip Hop. Au milieu du chaos ambiant, ses deux sœurs essayent de maintenir le mince équilibre de la famille. Le récit cinématographique d’Alexander Nanau enregistre sans pose, à hauteur d’Homme, la vie de Toto et de cette famille qui manque de tout, sauf d’humour et d’amour.

Notre critique

Par Bruno Precioso

Tous les Roumains ne sont pas des Roms, loin s’en faut, et il est courant que les Roumains gadjé (n’appartenant pas à la communauté Rom) attachent un soin particulier à le faire savoir. Le cinéma roumain n’échappent pas à ce questionnement des communautés, qui travaille désormais la « question Rom » (il n’est que de se souvenir du film d’ouverture de la saison, Aferim !); ce n’était pas une évidence lorsqu’au tournant des années 2000 les films roumains ont fait une réapparition remarquée – et durable – sur la scène festivalière d’abord (à la Quinzaine des réalisateurs où tout a commencé en 2001) avec Cristi Puiu et Christian Mungiu, puis portés par une génération neuve progressivement reconnue. Cette nouvelle vague éclectique dans la forme réunit des cinéastes prioritairement attentifs aux questions sociales. Les « jeunes » cinéastes roumains remportent successivement la Caméra d’Or (12h08 à l’Est de Bucarest, de Corneliu Porumboiu en 2006) puis la Palme d’Or (4 mois 3 semaines 2 jours, de Christian Mungiu en 2007). Dans ce contexte Alexander Nanău entre dans un paysage cinématographique en pleine vigueur armé d’un regard original (et d’une caméra atypique); positionnement du réalisateur auquel ses origines ne sont pas étrangères sans doute.

Être ou ne pas être (Rom)…

Alexander Nanău, né le 18 mai 1979 à Bucarest, appartient à une minorité roumaine assurément plus chanceuse que son héros Totonel, celle des Saxons de Transylvanie, une minorité germanophone accueillie très tôt en Allemagne dès la chute du Rideau de Fer. C’est à Berlin qu’il fait ses études de réalisateur achevées à la DFFB en 2007 par un documentaire déjà, autour de Peer Gynt. Il travaille ensuite pour la télévision (sous le patronage de HBO) et son deuxième documentaire sur un artiste des rues, sélectionné dans plus de 40 festivals, remporte le Emmy Award pour le documentaire d’Art (2010). Son troisième documentaire, Toto et ses soeurs, reçoit un accueil tout aussi enthousiaste dans nombre de festivals (primé à Saint Sébastien, Varsovie, Leipzig, Sarajevo… Grand prix à Angers et Zürich). A 36 ans Alexander Nanău commence donc une carrière de cinéma avec un film sur les Roms – dont la situation d’exclusion constitue pourtant le tissu du film.

Car quoi qu’il en ait dit par ailleurs, c’est bien du sort réservé à une communauté stigmatisée que lui vient l’idée du film. Son regard en revanche est sans doute décalé par rapport au traitement habituel, compassionnel, d’une telle question… »Quand j’ai commencé à réfléchir sur ce film, c’était à l’époque où Sarkozy expulsait plusieurs communautés roms de France, et à partir de cette idée là je me suis intéressé à ce problème : qu’est-ce que cela signifie qu’un pays soit responsable de ces gens-là dans une Europe unie comme nous aimerions la voir ? »

Le ton est donné; il conviendra de ne pas se laisser éblouir – au point de s’aveugler – par la mire d’une identité supposée. Nanău ne scrute aucun folklore, ne cherche aucune extériorité communautaire; la langue romani elle-même n’est pas employée dans le film, entièrement parlé en Roumain. Cette réduction de l’essence d’une identité à son minimum absolu est d’ailleurs l’un des thèmes centraux du film, qui interroge in absentia le regard étranger constructeur d’identité en miroir, et parallèlement la grande sècheresse de la transmission lorsqu’elle fait face au dénuement et à l’implosion du groupe : en somme, comment se construire lorsqu’on ne le peut ni contre, ni avec ?

La matière du film, potentiellement explosive, risquerait surtout de conduire le cinéaste où il ne compte pas aller. Si Alexander Nanău veut montrer sans rien édulcorer, souhaite même déranger, il n’est pas question de faire mal, d’édifier, moins encore de faire de la violence un spectacle.

« Sans vouloir enseigner sa parole était claire; en cela peut-être elle est révolutionnaire. » (G. Moustaki, Le droit à la paresse)

Dans cette perspective, et pour autoriser ses personnages à se poser la question de leur histoire, Alexander Nanău met en place avec Toto un dispositif d’une grande souplesse et d’une étonnante légèreté technique: une réalisation sommaire avec un matériel minimaliste (caméra numérique et caméscope), lumière et son directs, point de vue à hauteur d’homme… il n’y a guère d’effet de réalisation, peu de grammaire cinématographique. A l’exception de quelques séquences de respiration qui brisent le dispositif et l’incarnent quelque peu, la crudité visuelle fait un pendant fidèle à la cruauté dévisagée de face. La caméra pour Andrea et Toto est un miroir qui se souvient, une arme de mise à distance qui leur permet de se faire face et de se faire confiance, une porte ouverte dans leur vie comme dans le film pour cesser d’être des objets et se penser sujets – ce statut si souvent refusé aux enfants, qu’ils soient Roms ou pas.

Si le tournage a nécessité 14 mois, le réalisateur prévient qu’il faut y rajouter 3 mois de rushs et de plans non montés qui ont été l’entrée de Nanău dans ce monde de l’enfance où rien n’est à sa place; mais c’est l’année consacrée au montage qui reste la part de magie du film car le réalisateur y a travaillé à respecter, à restituer presque intacte la matière brute saisie par sa caméra dans le ghetto de Bucarest. Alors se pose au spectateur, alors est posée au cinéaste, l’éternelle question du documentaire et de la fiction. On y proposera cette réponse: Toto n’appartient ni à la fiction ni au documentaire, il est un récit cinématographique pensé sous le jour de la dramaturgie du réel définie par Krzysztof Kieslowski en ces termes: « Pour aborder les choses pratiquement, le sujet impose tout : le moment du début de la narration, son lieu, la longueur du film. Il n’y a ni scénario ni rpérages. L’équipe ne s’occupe que de l’enregistrement/ Le rôle du montage n’est pas de pêcher quelques bons morceaux du point de vue du montage; tout comme le tournage, le montage sert à bien restituer l’ambiance et le déroulement de l’événement, ainsi qu’à condenser le temps et l’espace. Il est entièrement conditionné par le rythme et le cours des événements. Il n’essaie jamais de construire, tout au mieux d’ordonner. (…) Ce sera un film psychologique sur l’homme, un film de fiction au sens propre, réalisé strictement avec la méthode documentaire. »

Sur le web

Alexander Nanău a d’abord été contacté par une société de production qui lui a proposé de faire un film sur la communauté rom. C’est après avoir fait quelques recherches sur le terrain qu’il a été frappé par les conditions de vie des enfants qui n’ont aucune chance de s’en sortir. De ce sombre constat lui est venue l’idée de faire Toto et ses Soeurs centré sur cette thématique. Ensuite, le cinéaste a rencontré, après avoir vu beaucoup d’enfants, Toto et sa soeur Andrea. Il a ensuite rendu visite à leur mère en prison qui l’a autorisé à filmer ses enfants. « La réalisation du film est extrêmement sommaire, une caméra numérique et un caméscope pour quelques séquences en autoportrait nous baignent dans une crudité visuelle. Lumière et son directs, point de vue à hauteur d’homme, il n’y a pas d’effet de réalisation, ni de grammaire cinématographique. On filme les corps et les visages en face, sans jamais les accabler par une contre-plongée qui aurait été facile. On regarde nos personnages dans les yeux. Le film a été tourné sur une période de 14 mois, avec un an de montage. Seul le montage  semble avoir été balisé. Les séquences en « selfies » filmées caméscope à la main par les deux jeunes héros nous permettent de respirer, de souffler. Ces plans sont une irruption nécessaire de la complicité et de l’amour qui lie ces enfants et permettent de supporter la plongée d’une heure quarante dans les eaux profondes de l’atrocité la plus totale, l’abandon, la drogue et la souffrance. » (Leblogducinema.com)

Pour filmer au mieux cet univers, Alexander Nanău a opté pour un « cinéma direct » où l’on ne voit pas les personnages regarder la caméra et en laissant les évènements se dérouler comme dans une fiction. Dans cette optique, on ne le voit jamais intervertir avec les gens qu’il filme ni faire d’interview frontale. Alexander Nanău tournait avec l’aide d’une deuxième personne, et pour les scènes de danse en classe, il était accompagné d’une troisième personne en renfort. Nanău précise ainsi sa démarche : “Avec cette façon de faire des films où on ne sent pas la présence du réalisateur, on a franchi les frontières du classique film documentaire. Pour les spectateurs c’est comme voir un film d’action avec des vrais gens alors que je n’ai jamais dit quoi que ce soit ou fait de la mise en scène. C‘était comme filmer la vraie vie, ce qui se passait devant la caméra. Et ensuite vous structurez l’histoire dans la salle de montage.

Malgré le sujet du film, Toto et ses Soeurs ne verse jamais dans la complaisance. Pour Alexander Nanău, c’est surtout dû au fait que les personnages filmés sont forts et survivent en dépit de leur quotidien difficile. Les enfants roms ne mangent pas à leur faim, vivent au milieu des junkies et tout l’enjeu pour le metteur en scène était de faire comprendre pourquoi, malgré tout, ils étaient constamment positifs dans leur attitude.

« Rares sont les documentaires à avoir su concilier storytelling et immersion au point de maintenir la confusion sur la nature de leurs images. Alors, fiction hyperréaliste ou documentaire redoutablement transparent ? Ce n’est pas que l’intégration du storytelling à un genre qui lui a toujours été rétif doive primer sur le reste, mais c’est bien l’illusion – finalement assez compréhensible au regard du destin improbable qui se trame sous nos yeux – à laquelle furent sujets quelques spectateurs du Festival Premiers Plans d’Angers (Toto et ses sœurs en ayant récolté le Grand Prix, premier d’une moisson de récompenses que le réalisateur ne compte même plus). » (Critikat.com)

Toto est ses soeurs a également remporté le Grand Prix du Jury Professionnel, le Prix du Jury Lycéen et le Prix du Jury Fleury-Mérogis au Festival International du Film des Droits de l’Homme. Il a obtenu le Prix du Public au Festival des Étoiles de Najac, le Meilleur Documentaire au Festival de Varsovie, le Meilleur Documentaire et le Coeur de Sarajevo au Festival de Sarajevo, la Mention Honorifique, le Prix du Jury Oecuménique et le Prix de l’Union Syndicale au Festival Dok Leipzig, et enfin le Meilleur Documentaire au Festival de Zurich et à l’Académie Roumaine.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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