Un avant-poste du progrès



Samedi 13 mai 2017 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Hugo Vieira da Silva – Portugal – 2017 – 2h01 – vostf

A la fin du XIXème siècle, deux colons portugais inexpérimentés, mus par un vague désir de civiliser les colonies, débarquent dans un coin reculé du fleuve Congo afin d’y assurer l’organisation d’un avant-poste commercial. Le temps passe et leur incapacité à tirer profit du trafic d’ivoire les mine de plus en plus. Au cœur de la jungle tropicale, leur isolement est renforcé par un sentiment de défiance réciproque et par l’incompréhension entre eux et les locaux. Confrontés l’un à l’autre, ils commencent une véritable descente aux enfers.

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Un avant-poste du progrès débute comme un film d’aventure qui serait immédiatement décalé. Le plan d’ouverture sur le fleuve et l’immensité de la forêt nous offre une première image, certes très belle, mais, somme toute, plutôt convenue de paysage tropical . Sauf qu’elle cède tout de suite la place à ce duo hautement improbable, vêtu de blanc immaculé de pied en cap, casque colonial à l’appui…comme une réincarnation de Laurel et Hardy qui seraient venus tourner en Afrique. L’association s’impose à nous, même si elle est constamment repoussée par la mise en scène ou le déroulement du scénario. La petite sente à peine dessinée entre les troncs et les lianes, les bruits ambiants de la forêt font immédiatement contre-poids à ces deux silhouettes un tantinet incongrues. Le ton est donné. Le réalisateur va s’employer à le maintenir au plus fort de l’action dramatique, dans un télescopage audacieux et toujours inattendu entre réflexion profonde, invention visuelle et détournement des genres les plus codés du cinéma – le plus singulier et le plus drolatique, étant sans doute l’irruption du western à la toute fin du film.

Avec ce deuxième long-métrage, Hugo Vieira da Silva s’attaque à forte partie. Il assume pleinement la référence à Conrad, en gardant le titre de la nouvelle. « Simplement« , il la transpose dans ce qui lui importe et qu’il connaît le mieux, sa propre histoire , celle du Portugal et de son empire colonial . Et cette transposition est la marque d’une réelle appropriation du texte, recréant l’atmosphère, les enjeux et la folie ambiante que le texte de Conrad faisait sourdre à chaque ligne. C’est précisément cette profonde transmutation, relevant davantage de l’alchimie artistique que de la simple adaptation, qui exprime au mieux la véritable fidélité à l’esprit d’un grand texte littéraire. Que les noms des personnages, le lieu ou la langue soient autres ne change rien à l’affaire. Nous l’avons vu tout récemment encore à CSF avec le film de Rita Azevedo Gomes tiré de La vengeance d’une femme de Barbey d’Aurevilly. Et le seigneur féodal japonais de Kurosawa dans Le château de l’araignée – pour ne citer que cet exemple dans sa filmographie – est certainement l’un des Macbeth les plus convaincants de l’histoire du cinéma comme si on entendait battre le coeur de Shakespeare en japonais. Nous sommes donc ici au coeur de cet empire portugais vieillissant, déjà dépassé par les nouvelles puissances coloniales « émergentes » dirions-nous aujourd’hui.

La situation est profondément absurde. Ces deux hommes venus d’ailleurs sont parfaitement perdus dans cet univers où ils n’ont rien à faire, dans un sens comme dans l’autre. Qu’ils s’essaient à la botanique ou à l’exploration du lieu, tout sonne faux. Le service à thé, les nappes blanches ou le gramophone sont tranquillement surréalistes. La mise en scène de tous ces détails fonctionne à plein dans sa sobriété même. Le décalage entre les articles lus dans les journaux sur l’abolition de l’esclavage ou les stratégies commerciales et ce qui se passe sur le terrain parle de lui même. Et l’ennui est aussi palpable que le temps qui ne passe pas. Mais c’est dans la mise en image des relations entre Portugais et Africains que le réalisateur prend le plus de risques. Au-delà de l’incompréhension mutuelle ou de tentatives de rapprochement faussées, le film met en avant le couple contremaître /cuisinière qui sert d’intermédiaires entre les colons et le reste de la population. Leur rôle est évidemment essentiel dans la transmission des ordres et le bon fonctionnement de la colonie. Mais ils portent respectivement le nom du roi Sébastien et de sa mère, la reine Jeanne d’Autriche . Lorsqu’on connaît le rôle de la légende du roi Sébastien dans l’imaginaire portugais, le mythe de son retour libérateur, ce nom loin d’être une fantaisie innocente, est lourd de sens. Evidemment, les deux colons l’appellent de son nom africain, Makola, mais sa position de pouvoir est réelle. Il comprend très bien le mode de fonctionnement des Blancs, leur avidité obsessionnelle. Et c’est bien sûr par ce biais que le drame va se produire.

Le film aborde ainsi l’une des questions les plus douloureuses de l’histoire de l’Afrique, celle de la traite intérieure et des razzias effectuées par des Africains contre d’autres Africains pour le compte des Blancs. La mise en scène se fait éllusive et reflète l’incompréhension des deux colons qui pressentent un danger, mais ne voient rien venir. C’est justement dans cette partie du film qu’apparaissent aussi les questions liées à la culture animiste de l’Afrique. Les images à ce moment-là font la part belle à la poésie, à la magie qui préside aux rituels. Nous ne comprenons pas toujours précisément ce qui se passe à l’écran, mais nous savons qu’il se joue là quelque chose de décisif, de forcément essentiel. On le voit au fur et à mesure que le film se déroule, le réalisateur met à nu scène après scène les multiples ressorts qui sont à l’oeuvre dans les rapports de force coloniaux. Un avant-poste du progrès est donc un film éminemment politique qui a fait le choix de la poésie. Ce qui est en soit de fait une prise de position politique. Celle de l’artiste qui s’exprime avec les moyens qui lui sont propres et dans le cas du réalisateur, une conscience aiguë de la signification et de la portée des images. Une question d’éthique à rappeler inlassablement.

Sur le web

Hugo Vieira da Silva explique que ça faisait longtemps qu’il voulait faire un film en Angola: « Quand j’étais jeune homme, ma conception de l’Afrique s’effaçait derrière de vagues représentations de choses que je n’avais jamais vues et d’épars souvenirs familiaux teintés par les mythologies coloniales omniprésentes au Portugal. Je soupçonnais depuis longtemps que ces souvenirs vagues cachaient des choses fondamentales, et cela m’a paru plus clair depuis que je vis hors du Portugal. L’Afrique est un spectre qui hante encore ma génération, celle née après l’indépendance des colonies. Dans ce contexte, je suis tombé par hasard sur la nouvelle de Joseph Conrad Un Avant-Poste du Progrès (1897), une oeuvre puissante sur la colonisation, la question de l’autre et le lien ambigu entre colon et colonisé. J’ai voulu réinventer cette histoire dans le contexte colonial portugais, dont le premier rapport à cette région est très ancien, et en ce sens explorer la présence portugaise au Congo esquissant une éventuelle symptomatologie du colonialisme portugais de la fin du XIXe siècle. Un Avant-Poste du Progrès de Conrad est un kaléidoscope fort qui dépeint la complexité de la relation coloniale, en relativisant les points de vue et positionnements des personnages: il n’y a pas de gentils ni de méchants, seulement des rapports de pouvoir, des transferts et interdépendances, des processus de mimétisme. Dans ma version du récit, le problème fondamental est l’illusion d’une communion des cultures, et l’impossibilité de traduire. Je voulais explorer l’idée des raisonnements entrant en collision, du dialogue de sourds qui se perpétue à travers les siècles entre Angolais et Portugais. Je voulais me pencher sur l’idée des négociants portugais du 19ème siècle, vaguement civilisateurs et en même temps vaguement conformes aux courants européens de l’époque, avec le poids de 400 ans de civilisation, infectés par les mythologies coloniales puissantes d’un très vieux pays, du petit commerce et de la pauvreté. Des Portugais périphériques, pas très cosmopolites, anciens et modernes à la fois. Je voulais les regarder, ces corps masculins, austères, désireux, bouleversés, mais aussi extraordinairement flexibles et capables d’adaptation, tels des palimpsestes inconscients de 400 ans d’histoire. Un jour ils sont colons, un autre jour proclament ne pas l’être, dans une sorte de schizophrénie qui ne peut qu’être ancrée dans un profond processus de répression et de déni. Les antécédents de nos corps et éventuellement de mon corps, parce que je suis fasciné par l’extraordinaire possibilité de cette « histoire de la physicalité des corps et des gestes » imaginée par Aby Warburg.« 

Pour Hugo Vieira da Silva, Un avant-poste du progrès traite en premier lieu du colonialisme portugais, reflétant l’idéologie civilisationniste européenne de l’époque mais renfermant également des caractéristiques très spécifiques, la présence du Portugal au 19ème siècle en Afrique datant de 400 ans. Le metteur en scène explique : « A la fin du 19ème siècle, le Portugal a commencé à importer dans ses colonies les nouveaux modèles anglo-saxons de “progrès” et de “civilisation”. A première vue, cela pouvait paraître étranger aux formes traditionnelles portugaises présentes en Afrique. João de Mattos et Sant’anna, les deux protagonistes du film symbolisent cette génération de portugais pour qui l’Afrique Centrale, au regard de cette nouvelle mentalité, devient progressivement un lieu “d’incompréhension”, les laissant dès lors à la croisée des chemins. Ma version du récit explique comment le souvenir des relations passées entre les portugais et les congolais fut refoulé par cette nouvelle génération. Ces refoulements (une constance dans l’histoire portugaise) ont favorisé la naissance de fantasmes. Les portugais sont clairement hantés dans le film par les fantômes d’un passé oublié né au cœur de la forêt du Congo. Ces fantômes nous racontent une histoire commune : l’esclavage, l’inquisition (qui existait aussi sous les tropiques), la culture idiosyncratique congolaise et ses icônes…au fond un long voile d’amnésie qui a perduré jusqu’à nos jours.« 

Un avant-poste du progrès est une sorte de « huit clos » tourné en Afrique, un continent auquel on associe toujours des images de grands espaces, des jungles interminables et des territoires sans limites. Hugo Vieira da Silva explique pourquoi il a voulu insister sur cet aspect théâtral dans son long métrage :

« Je travaillais dans les régions tropicales et subtropicales de l’Afrique centrale, le long de la rivière du Congo, un endroit avec des jungles impénétrables et labyrinthiques habité du nord au sud par le peuple congolais à la fois d’une grande variété et complexité. A la fin du 19ème siècle, la région fut géométriquement divisée par le tracé des frontières du colonialisme moderne. Avant la «Conférence de Berlin» (1984), l’Afrique possède de nombreux royaumes et potentats. A la fin du 19ème siècle, pour traiter par exemple avec les chefs et rois locaux à l’intérieur du pays, un négociant portugais partant comme jadis de la côte, devait avant d’atteindre sa destination traverser une douzaine de frontières et honorer les chefs locaux. Cette forme de commerce dura 400 ans et permit de maintenir les systèmes de gouvernance locale. A partir du 19ème siècle, avec l’arrivée des nouvelles forces européennes colonialistes et l’occupation effective du territoire, s’est mis en place un «nivellement» physique, social et culturel qui a conduit à la disparition de cette ancienne Afrique. Cette notion est romancée, par exemple dans Au Cœur des Ténèbres de Conrad qui tout en dénonçant le colonialisme, décrit le Congo comme un lieu mythique, sauvage, malsain et horrible. D’un autre côté, dans l’une des plus ingénieuses œuvre de référence de Conrad (selon moi Un Avant-Poste du Progrès), la jungle est montrée comme une petite scène de théâtre où les malentendus et les ambiguïtés de la relation coloniale entre colons et colonisés sont mis en scène dans un jeu de cache-cache, quasi burlesque dans lequel les africains finissent par atteindre une certaine subjectivité. Je souhaitais insister sur cet aspect théâtral. »


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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