Vendredi 12 Janvier à 20h
Cinéma Jean-Paul Belmondo (ex-Mercury) – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Samuel M. Delgado et Helena Girón, Espagne, 2021, 1h15, vostf
Parmi l’équipage de Christophe Colomb, trois hommes condamnés à mort ont échappé à leur sort en s’embarquant pour l’incertain voyage. Atteignant les îles Canaries, ils fuient, emportant avec eux l’une des voiles du navire. Pendant ce temps, dans « Le vieux monde », une femme tente de sauver sa sœur mourante en l’amenant à une guérisseuse. Dans les deux cas, il s’agit de tromper la mort. Les deux voyages sont à la merci du temps et de l’histoire.
Notre article
par Bruno Precioso
Ce premier long-métrage, Un corps sous la lave, nous vient d’un couple de réalisateurs espagnols trentenaires, Helena Girón, originaire de Galice, et Samuel M. Delgado, Canarien de Tenerife. Le tandem tourne en pellicule pour tirer parti des effets de sa caméra Bolex, un format super 16 qui travaille le grain et capte la lumière d’une manière très accusée, créé dans les années 1930 et perfectionné jusqu’aux années 1970. L’image en soi fait déjà signe vers un hors-temps, dérape même vers l’esthétique documentaire bien souvent, parfaitement contrôlée toutefois. C’est que les deux complices ont l’un et l’autre plus d’un savoir-faire dans leur sac : diplômés en écriture de scénario et enseignant dans plusieurs universités espagnoles et cubaines, ils sont également monteurs et donc désormais réalisateurs avec ce premier long. Samuel M. Delgado et Helena Girón travaillent ensemble depuis 2015, le plus légèrement possible : pour leur 1er court métrage Sin Dios ni Santa María, les cinéastes seuls et à pied (ils n’avaient pas alors le permis de conduire) construisent le film autour des propres conditions de tournage qu’ils veulent rendre sensibles dans le cadrage comme dans l’étalonnage des couleurs et de la lumière. On classe souvent les films selon des catégories créées pour les livres : romans, documents, essais ; de ce point de vue, il est clair qu’Un corps sous la lave est à situer du côté de la poésie. Mais une poésie qui, elle, ne doit rien au littéraire, et pratiquement rien aux mots aussi rares que possible ici ; tout en revanche aux puissances des images et des sons, captées par une équipe technique composée d’amis : Silvia Navarro, la directrice artistique, José Alayón (directeur photo), tout un clan de fidèles. Pour ce 1er long le parti pris formel est sans surprise le cœur d’une création dont la narration se plie aux exigences de l’expérimentation. Ce n’est donc pas un hasard si l’histoire s’écrit par sauts et esquisses, détails minuscules au détour du tableau mouvant que compose le film, avec ses fragments, ses éléments – mer, roche, végétation – dont la beauté sauvage se suffit à elle-même et ne semble faire récit que par inadvertance.
« Qui a fait le tour de quoi ? » (Romain Bertrand, L’affaire Magellan)
Il y aurait pourtant là, à l’évidence, matière à récit d’une consistance très suffisante. Rien moins que La Découverte : après la signature le 17 avril 1492 des capitulations de Santa Fe, les autorités de Palos de la Frontera ont à fournir à Christophe Colomb navires et équipages pour son expédition. L’escadre est composée de 2 caravelles, la Pinta et la Niña, et d’une caraque, le navire amiral la Santa María, pour un total d’environ 90 hommes d’équipage. Le recrutement des marins rencontre néanmoins un si faible engouement que quatre prisonniers dont un condamné à mort pour meurtre, sont graciés et sortis de prison pour compléter l’équipage. La plupart sont des Andalous, mais certains sont originaires du Pays basque, du centre, voire de pays étrangers. La lingua franca à bord sera mâtinée de galicien qui fait le lien entre l’espagnol et le portugais, encore dominant dans les milieux de la navigation. Les préparatifs achevés fin juillet, le départ a lieu le 3 août, vers le sud, afin d’éviter les escadres portugaises au large des Açores et de passer par les îles Canaries, pour une escale d’un mois (du 9 août au 6 septembre). C’est l’occasion de faire provision de bois, d’eau, de vivres et d’effectuer des réparations avant de faire route vers l’ouest en suivant les alizés. Après plusieurs espoirs déçus (16 puis 25 septembre, 7 octobre…) décision est prise de changer de cap en suivant le vol des oiseaux vers l’ouest-sud-ouest ; au bord de la mutinerie, l’expédition touche terre le 12 octobre 1492 à deux heures du matin, après deux mois et demi de navigation.
« Ici et là » (Walter Benjamin, Les formes de la conscience à l’époque de la reproduction)
C’est le contexte choisi par notre tandem pour écrire leur scénario, en esquivant soigneusement tous les attendus. Delgado est un fin connaisseur de l’histoire des Canaries (et de la façon dont elles ont constitué un terrain d’expérimentation pour l’exploitation coloniale avant la « Découverte« ), déjà interrogée dans le long précédent, Plus Ultra. De cette devise nationale utilisée comme un slogan d’encouragement à la conquête de nouveaux territoires par-delà l’interdit mythologique ‘‘Non Terrae Plus Ultra’’, Delgado et Girón font la matrice de toutes les colonisations. Ils confient : « Les îles Canaries ont été un marchepied vers la conquête du « Nouveau Monde », une enclave géostratégique majeure durant la colonisation de l’autre côté de l’Atlantique. » L’archipel mérite donc un voyage retour, et ce long en est l’occasion. À l’époque où se déroule le film, l’archipel n’est pas encore entièrement conquis : après la reddition de l’île de Grande Canarie (1483) et la conquête de la Palma (1492-93), Tenerife reste la dernière grande île à se dérober à la conquête castillane jusqu’en 1496. Le poste avancé fondé par Alonso Fernández de Lugo est l’embryon de la future capitale Santa Cruz de Tenerife (1494), mais ce n’est qu’avec la Victoria de Acentejo que, les Guanches étant définitivement vaincus, tout l’archipel est soumis à la couronne espagnole La très forte résistance de l’île à la colonisation se retrouve dans certains des lieux du tournage, comme le massif d’Anaga qui fut un grand foyer de résistance guanche, ethnie punico-berbère. La pression néanmoins s’accentue à partir de 1492, où les îles Canaries acquièrent une importance stratégique, en tant que dernière escale européenne avant la traversée de l’Atlantique. « D’autres régions ont constitué un laboratoire des stratégies de terreur et de domination que les colons ont ensuite exportées à l’autre bout du monde : médiation intéressée entre les populations indigènes en conflit, évangélisation forcée, propagation de maladies infectieuses, violences sexuelles, processus d’assimilation et d’acculturation, etc. » La déportation massive vers Madère et les huertas de Valence (15% de la population guanche) est aussi une des marques de la gestion violente qui devint la règle en Amérique. C’est sur ces îles que furent construites les premières usines sucrières fonctionnant sur la traite portugaise, ou que s’élevèrent les premières villes coloniales dont le modèle fleurit dans les Indes espagnoles, telle La Laguna sur Tenerife. On comprend que les deux réalisateurs scrutent un mouvement de bascule historique, comme l’époque d’une horloge marque l’avancée extrême du balancier, dont l’île forme le résumé en même temps que l’étape ; un moment de lieu selon le concept proposé par Rémy Knafou. Lieu et moment de bascule vers un monde d’après dont la tension ne peut être contenue dans un lieu unique et exige donc un contre-point. Peut-être aussi les enjeux symboliques et historiques sontils plus franchement posés pour le public ibérique qui dispose d’une clef de lecture dans le titre original simplement traduit en castillan, Eles transportan a morte. Ils transportent la mort.
Sur le web
Quand Samuel M. Delgado et Helena Girón tournent un film, ils essayent d’oublier leurs références et de ne rien faire qui les rappelle explicitement. Ils précisent cependant : « Cependant, des images ou des atmosphères qui nous ont marqués vont inévitablement affleurer. C’est pareil avec les recherches : pendant la préparation du film, on lit des tonnes et des tonnes de choses, mais ensuite, on travaille seulement à partir de ce qu’on a retenu, de ce qui nous a touchés, afin de construire un univers sensible, loin de l’encyclopédique et de l’informatif… Le tournage principal a duré quatre semaines, deux en Galice et deux aux Canaries. C’était peu, étant donné le projet, mais c’était notre réalité matérielle. Pour compenser, on a passé plus de temps en préparation, pour chacun des tournages, afin d’être le plus prêts possible. C’est aussi la première fois qu’on a travaillé avec un assistant-réalisateur, Oscar Santamaría, qui a été précieux pour garder la maîtrise du tournage malgré ce calendrier serré.«
Samuel M. Delgado et Helena Girón s’étaient déjà documentés sur l’histoire des Canaries (et la façon dont elles ont constitué un terrain d’expérimentation pour l’exploitation coloniale avant la « découverte« ), à l’occasion de leur film précédent, Plus Ultra. Ils confient : « Les îles Canaries ont été un marchepied vers la conquête du « Nouveau Monde », une enclave géostratégique majeure durant la colonisation de l’autre côté de l’Atlantique. À l’époque où se déroule le film, l’archipel n’avait pas encore été entièrement conquis. L’île de Tenerife, par exemple, a opposé une très forte résistance à la colonisation, ainsi dans certains des lieux où nous avons tourné, comme le massif d’Anaga qui fut un grand foyer de résistance guanche… D’autres régions ont constitué un laboratoire des stratégies de terreur et de domination que les colons ont ensuite exportées à l’autre bout du monde : médiation intéressée entre les populations indigènes en conflit, évangélisation forcée, propagation de maladies infectieuses, violences sexuelles, processus d’assimilation et d’acculturation, etc. C’est sur ces îles que furent construites les premières usines sucrières, ou que s’élevèrent les premières villes coloniales, telle La Laguna sur l’île de Tenerife.«
Interrogés sur le rôle du montage dans la construction du fil narratif, Samuel M. Delgado et Helena Girón expliquent que « Ça a peut-être été l’étape la plus compliquée, car on ne voulait pas se borner strictement à ce qu’on avait écrit, que le film soit la seule transposition du scénario. Nous sommes partis avec ces éléments : des hommes fuient l’équipage de Christophe Colomb ; deux sœurs voyagent en quête d’un remède ; une histoire s’inscrit dans la geste héroïque ; une autre dans l’humanité souffrante. Et le film serait terminé quand ces deux histoires coexisteraient. Puis le scénario s’est développé, qui a été réécrit au moment du tournage. Mais il s’est trouvé que la structure qui fonctionnait sur le papier ne marchait pas au montage. Avec Manuel Muñoz, le monteur, il a fallu remettre sur la table toutes les pièces dans le désordre, et essayer divers assemblages jusqu’à trouver la forme qui correspondait au film. Manuel a su créer les liens non causals, les résonances qui tiennent plus de l’émotion et du sensoriel que de la logique. Il nous a aidés à récrire le film, il a gardé la foi quand on la perdait. Quand on a trouvé la bonne version, on a été émus comme devant un miracle. Il nous fallait parvenir à une cohérence entre la forme et le fond du film. Si nous voulons considérer cette histoire comme émancipatrice, la forme doit l’être également. » Ils ajoutent: « De par sa nature spectrale, le cinéma peut montrer les traces de l’absence. Absence d’un village, d’un geste, d’une idée. Un corps sous la lave n’a pas vocation à recréer les Canaries autochtones, faire cela nous mettrait très mal à l’aise. Notre intention est de porter le regard sur la violence perpétrée sur des corps et une culture dont il ne reste que quelques traces. En ce sens, le corps momifié qui apparaît dans le film pourrait être l’unique témoin de la barbarie qui s’est abattue sur ces terres. Le cinéma nous permet ainsi de révéler des problématiques et des blessures encore à vif ou latentes dans le magma incandescent qu’est la mémoire collective. La mémoire de nos personnages, de ceux qui ont été invisibilisés et enterrés par l’Histoire, doit être imaginée pour exister et rester vivante. Un corps sous la lave endosse une douleur issue de l’absence de ces corps, de ces mondes et de ces imaginaires que l’ordre colonial et patriarcal a cherché à éliminer. »
Samuel M. Delgado et Helena Girón ont fait le choix de sélectionner des acteurs non-professionnels qui s’expriment en galicien. « Cette langue est une des langues co-officielles de l’Etat espagnol, elle appartient à la même famille linguistique que le portugais et renvoie à la tradition orale médiévale. Elle était très répandue dans la péninsule ibérique à l’époque. La musicalité, la cadence et le rythme du galicien enrichissent les dialogues, non seulement d’un point de vue dramatique, mais aussi d’un point de vue musical« , racontent-ils.
Samuel M. Delgado et Helena Girón essayent toujours d’être les plus autonomes possible. Pour leur court métrage Sin Dios ni Santa María, les cinéastes étaient seuls et à pied, puisqu’ils n’avaient pas le permis de conduire : « Cela se sent dans la dynamique et la forme du film. On a beaucoup appris grâce aux contraintes. Par la suite, nos collaborations sont nées au fur et à mesure, au gré des besoins spécifiques à chaque film, jusqu’à cette équipe relativement conséquente pour Un corps sous la lave… On a la chance de travailler avec des amis de longue date : Silvia Navarro, la directrice artistique, ou José Alayón, le producteur de El Viaje Films et directeur photo de Un corps…, nous accompagnent depuis le début, et nous voyons le cinéma de façon si semblable que c’est très facile de travailler ensemble. Cela vaut pour beaucoup d’autres membres de l’équipe.«
Un corps sous la lave a été tourné en pellicule. Il s’agit de l’un des signes distinctifs de Samuel M. Delgado et Helena Girón : « En fait, c’est la première fois qu’on n’était pas derrière la caméra. Ça s’est décidé après notre court métrage Plus Ultra, parce qu’on s’est rendu compte que pour une mise en scène de fiction, José serait meilleur, et que cela nous laisserait plus de temps avec les acteurs, avec qui on est moins rodés. On aime la contrainte de la pellicule, parce que cela nous évite d’accumuler trop de prises de vues sans intention. En parallèle du tournage principal, on a tourné certaines parties, comme celle des tombeaux, avec notre Bolex, et on a fait le développement manuellement dans notre labo.«
« Il ne faut pas attendre d’Un corps sous la lave une aventure palpitante au service d’une course-poursuite de prisonniers échappés du navire de Christophe Colomb par leurs ravisseurs, mais une lente et belle réflexion sur le temps qui passe, la reconstruction hasardeuse d’êtres humains et le temps du deuil. La mer est très présente dans ce récit suspendu, incarnant à sa manière un personnage de plus et mêlant la sonorité des flots à des dialogues rares et mélancoliques. Voilà donc un long-métrage original qui fait moins honneur à la fiction qu’à des paysages semblant dire quelque chose de l’état émotionnel des différents personnages, tous en proie à la fuite et à une forme de survie.
Le titre énigmatique Un corps sous la lave fait référence à quelques images de volcans en fusion, arrachées des terres maritimes de îles Canaries. La mort poursuit inlassablement les protagonistes tristes de ce récit, pourtant déterminés à échapper à un destin funeste, s’agissant d’une part des fuyards du bateau de Colomb, et d’autre part des femmes restées au port. La mélancolie est permanente, dans une photographie lumineuse et soignée, au bénéfice de paysages marins somptueux. La mise en scène prend le parti du dépouillement. Même les dialogues sont peu abondants, les mouvements de caméra minimalistes, en dépit de plans larges permettant de découvrir les terres austères de la région. Certaines scènes, la manière d’appréhender le drame historique font penser à bien des égards à la patte d’Ingmar Bergman dans Le Septième Sceau, tant la tension des personnages qui se fondent dans le néant du monde est perceptible…
… Les réalisateurs affirment la portée poétique et spirituelle de leur projet. Aller à la rencontre de cette œuvre, c’est prendre attache avec sa propre finitude et avec la solitude qui étreint chaque homme ou chaque femme à l’aube de sa vie… » (avoir-alire.com)
« … Filmé à Tenerife et Orense en langue galicienne, Un corps sous la lave est un film d’une puissance tellurique qui rend visible tous ces êtres marginaux pris dans le tourbillon de l’Histoire. Avec ce film doté d’une superbe photographie mettant en valeur des paysages aussi majestueux que ténébreux, les réalisateurs ont souhaité s’appuyer également sur des documents d’archives ainsi que sur ses images du film Alba de América (1951) de Juan de Orduña, une superproduction de l’époque franquiste qui magnifiait la figure du découvreur.
« Le cinéma nous permet ainsi de révéler des problématiques et des blessures encore à vif ou latentes dans le magma incandescent qu’est la mémoire collective. La mémoire de nos personnages, de ceux qui ont été invisibilisés et enterrés par l’Histoire, doit être imaginée pour exister et rester vivante. Un corps sous la lave endosse une douleur issue de l’absence de ces corps, de ces mondes et de ces imaginaires que l’ordre colonial et patriarcal a cherché à éliminer » expliquent ainsi les deux réalisateurs. » (quetalparis.com)
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