La vengeance d’une femme



Samedi 01 avril 2017 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Rita Azevedo Gomes – Portugal – 2014 – 1h40 – vostf

Regards croisés: Joseph Morder – Rita Azevedo Gomes

En partenariat avec Regard Indépendant et en présence de la réalisatrice

Dandy pour certains, libertins pour d’autres, Roberto se dérobe sans cesse à ceux qui veulent l’approcher. Il est en vérité victime d’un ennui profond, l’ennui de celui qui a déjà épuisé tous les bonheurs de la vie. Un soir, il rencontre la bouleversante Duchesse de Sierra Leone. Elle lui raconte son passé et lui confesse un crime scandaleux …

Rita Azevedo Gomes est une femme de cinéma. Tour à tour, réalisatrice, scénariste, monteuse, costumière, productrice, elle a occupé presque tous les postes clés qui sont indispensables à la fabrication d’un film. La vengeance d’une femme est le fruit de toutes ces expériences dans un exercice poétique d’une rare intensité qui est aussi une déclaration d’amour au cinéma.

Notre critique

Par Josiane Scoleri

La vengeance d’une femme est un objet de cinéma surprenant. Adapté d’une nouvelle de Barbey d’Aurevilly, le texte en a le saveur littéraire, dans une langue somptueuse et rare, servi par une actrice vibrante, entièrement habitée par son rôle (Rita Duãro, magnifique de part en part). Mais cela ne suffirait pas à en faire un film à ce point singulier. En effet, avec La vengeance d’une femme, Rita Azevedo Gomes se propose, entre autres, de faire revivre le décor de cinéma comme on ne l’avait plus vu sur les écrans depuis les tout débuts du cinéma et de le faire dans une écriture totalement contemporaine en transformant le décor en un personnage à part entière.

Le film débute d’ailleurs dans les coulisses d’un théâtre/studio avec un narrateur costumier et/ou accessoiriste et nous avons même droit à un gros plan sur une poignée de porte en forme d’oreille en écho à notre désir – plus ou moins avouable – d’écouter aux portes. Mais le cinéma par définition va au-delà de ce désir en nous ouvrant toutes les portes et en nous montrant tous les envers du décor. À moins que ce ne soit un coquillage qui nous permettrait d’entendre la mer. Mais n’est-ce pas là encore une définition -plus poétique cette fois- du cinéma ?

Nous voici donc en présence de Roberto, dandy revenu de tout, séducteur par habitude, cynique par désoeuvrement qui regarde passer les élégantes et nous gratifie au passage d’un commentaire plus ou moins acerbe pour chacune. Et là, tout de suite, nous sommes saisis par le décor de toile peinte devant lequel évoluent les personnages, agrémenté par quelques colonnades à l’antique. Si le tout début du film avait un léger parfum suranné, nous sommes ici stupéfaits devant tant d’audace. D’autant plus que la mise en scène fait « comme si de rien n’était » et enchaîne avec une scène de concert dans un magnifique salon aristocratique, superbement éclairé où Roberto s’ennuie et tire très vite sa révérence. À noter à ce propos, l’importance lancinante de la musique dans la montée en puissance dramatique du film, nous y reviendrons.

En quelques minutes, nous sommes passés de la toile peinte des débuts du cinéma au décor soigneusement reconstitué qui ne tardera pas à la remplacer. Et pour ne rien oublier, nous aurons bientôt droit à un coin de rue en carton-pâte dans la plus pure tradition des studios. On comprend là que le film, sous un aspect ‘‘classique’’ reflète une folle ambition.

Le film bascule avec la rencontre entre Roberto et l’inconnue dans sa très belle robe jaune soleil qui fait tout pour attirer l’attention comme n’importe quelle prostituée. Roberto la suit dans des ruelles faiblement éclairées – et visiblement entièrement fabriquées – qui nous gratifient de quelques plans tout en finesse où le jaune de la soie éclate dans la pénombre. Il nous faut citer ici le nom du très grand directeur de la photo portugais Acacio de Almeida.

Puis virage à 180 degrés dès que nous sommes à l’intérieur. Dans un appartement éclairé par de grands candélabres, et surtout entièrement rouge, rouge comme le sang et comme la passion dont il va être question bientôt, nous entrons dans le monde de la duchesse Arcos de Sierra Leone, née Turre Cremata. Un mouvement de caméra tournant glisse lentement dans la pièce, sans paroles sur une musique à cordes qui pourrait être du Schoenberg.

Dit comme ça, ça pourrait paraître emphatique, mais Rita Azevedo Gomes a le sens de la dramaturgie et elle accorde sa caméra à l’intensité du propos. De même, un peu plus tard, lorsque la duchesse revient toute en noir après s’être changée, Roberto la porte dans ses bras et la caméra au-dessus d’eux se fixe sur le visage de la jeune femme avec un gros plan bouleversant sur les yeux de l’actrice.Ce ne sont que deux exemples parmi d’autres de l’utilisation de l’outil caméra à des fins de mise en scène. Mais il nous faut aussi parler du montage et de la manière dont la réalisatrice tresse son récit dans différents espace-temps : ce qui se passe dans la chambre de la duchesse, ce qu’elle raconte de sa propre histoire avec la réapparition de la toile peinte et ce qui nous est montré du cinéma en train de se faire avec par exemple ce très beau plan où l’actrice s’assied en coulisse son texte à la main. Ce qui est encore plus bluffant, c’est la fluidité avec laquelle nous passons d’un niveau à l’autre, comme si c’était la façon la plus naturelle de raconter une histoire ! Et ici, ça l’est effectivement.

À partir du moment où la duchesse parle de son passé, et surtout de son histoire d’amour, elle est en blanc, le blanc de l’innocence qui contraste avec le rouge de la pièce ou le noir de sa tenue précédente. Toutes les scènes qui racontent le bonheur sont dans des couleurs claires, ivoire ou sable qui disent la délicatesse des sentiments et l’élévation de l’âme. Seules les roses sont rouges, mais d’un rouge orangé délicat. Nous sommes dans l’amour courtois des troubadours et nous entendons les oiseaux chanter. Et pourtant, pendant tout ce temps, nous savons que cette histoire sera forcément tragique. Ce que nous ne pouvions pas imaginer, c’est qu’elle serait à ce point féroce.

La mise en scène voulue par le duc est impitoyable, celle de Rita Azevedo Gomes se fait minimaliste, elle flirte avec le théâtre pour obtenir un maximum de tension dramatique. Et la mise à mort d’Estevao, le jeune amant de la duchesse, semble puiser aux sources du mythe et de la tragédie grecque. Elle sera sans appel, comme les sentences des dieux. On pourrait se demander après un tel paroxysme comment la réalisatrice va poursuivre son récit. Mais c’est à l’aune de cette violence que se mesure l’intensité de la vengeance de la duchesse. Vengeance qu’elle mène jusqu’au bout, même si le duc n’en saura rien. « Mais moi, je le saurai » dit-elle. La vengeance, c’est bien connu, se situe avant tout dans la tête du vengeur. Mais elle finira néanmoins par s’accomplir puisque Roberto apprendra la mort de la duchesse au cours d’une réception à l’ambassade d’Espagne. Le duc ne pourra donc plus ignorer que son illustrissime nom de famille aura été précipité aux abysses par sa femme morte prostituée et rongée par la syphilis comme ces visages de pierre filmés en gros plan avant que Roberto ne pénètre dans la chapelle ardente.

Pour boucler la boucle, le film se termine avec la voix du narrateur sur un décor vide. Les personnages l’ont déserté et la lanterne magique va s’éteindre… Autrement dit, La vengeance d’une femme est avant tout un film sur le cinéma, son histoire, sa puissance narrative et ses artifices. C’est un film hommage à tous les aspects du cinéma, le magnétisme des acteurs, la féerie de la couleur et des costumes, la science de la lumière, le découpage du temps et de l’espace… En un mot, c’est un très grand film.

Sur le web

Voilà plus de deux ans que La Vengeance d’une femme est terminé, qu’il circule en festivals mais qu’il était hélas impossible de le voir en France. Librement adapté d’une des nouvelles du recueil « Les Diaboliques de l’écrivain » français Jules Barbey d’Aurevilly publié en 1874 et que Rita Azevedo Gomes a transposé au Portugal, La Vengeance d’une femme s’ouvre sur un décor à la théâtralité assumée.

« Le récit dans le récit qui s’installe fait littéralement exploser la linéarité temporelle et spatiale du film. Dans un même plan peuvent ainsi se succéder différentes strates narratives qui mêlent le présent du narrateur (le nôtre), le temps de la confession et le retour à l’acte barbare et traumatique qui a réveillé l’orgueil démesuré de la femme éconduite. Par le choix de séquences envisagées comme des tableaux délicats et lancinants dont l’élégante sobriété n’empêche en rien le surgissement d’une fantasmagorie feutrée, Rita Azevedo Gomes confère à son film une étrangeté cotonneuse qui place le spectateur dans la même position que Roberto, hypnotisé par le discours de sa compagne d’une nuit. Épouse d’un Grand d’Espagne, la duchesse de Sierra-Leone a vu sous ses yeux mourir son amant, transpercé d’une flèche, dont le cœur a ensuite été dévoré par des chiens ; mise en scène macabre reconstituée dans une séquence contenant en son sein tout le romantisme brûlant et la sauvagerie contenue du film. Aveuglée par son désir de vengeance, elle décide de mettre à mal l’honneur de son mari meurtrier en se livrant à la prostitution la plus effrénée…Au-delà de la virtuosité narrative du récit et de la mécanique implacable qui s’exerce sur les personnages, la singularité du film de Rita Azevedo Gomes se situe dans sa puissante alchimie entre une certaine modernité cinématographique européenne et la convocation d’un cinéma archaïque qui lorgne vers le film muet, tant par son découpage parfois déroutant que par son recours à des effets anachroniques dont on avait oublié qu’ils pouvaient être encore utilisés de nos jours. Ce qui frappe également, c’est une utilisation extrêmement soignée de la musique classique des compositeurs de l’École de Vienne (Berg, Webern ou encore Schoenberg) qui traduit prodigieusement l’intensité dramatique dans laquelle le film nous plonge. Récit d’un acte sexuel annoncé qui n’arrive jamais, La Vengeance d’une femme est en cela un cousin éloigné français des Rencontres d’après minuit de Yann Gonzalez qui, lui aussi, s’attachait à redonner à la parole ses vertus cathartiques et érotiques. Cathartiques, car la duchesse de Sierra-Leone ne peut s’adonner à l’épuration de ses sentiments que par une représentation dramaturgique. Érotiques, car ses épanchements oraux provoquent, en affectant ses repères sensoriels, des projections mentales chez le spectateur. La passion y est décrite si minutieusement, jusque dans sa morbidité la plus glaçante et fiévreuse, qu’elle ne peut que consumer le cœur de ceux qui se risqueraient dans ce cruel théâtre des sentiments. » (critikat.com)

« Convaincue à la première lecture qu’une adaptation cinématographique de cette oeuvre étrange et fascinante ne pouvait être filmée qu’en studio, Rita Azvedo Gomes a mis quinze ans avant de pouvoir tourner A Vingança de uma Mulher dans ceux de la Tobis Portuguesa. Car il ne pouvait s’agir de simplement illustrer la nouvelle de manière redondante ni d’en dérouler l’intrigue de manière platement chronologique sous la forme d’un quelconque téléfilm en costumes. Il fallait la traduire, en portugais d’abord, en supprimant au passage la foule d’adjectifs qualificatifs* si caractéristiques de la prose française du XIXème siècle et en introduisant des éléments venus d’ailleurs (une citation de Camões par exemple) ; la mettre à distance en faisant intervenir une figure de narrateur et en insérant le récit-cadre dans un cadre supplémentaire (le magazin d’accessoires du studio de cinéma), en ajoutant des témoins (saisissante apparition muette de la grande Isabel Ruth en vieille dame assise dans une taverne puis se levant et s’approchant des personnages qui discutent à une table sans même remarquer sa présence) ; en faisant explorer par la camera d’extraordinaires plans-tableaux parcourus, sur fond de toile peinte, de déplacements savamment orchestrés (hommes et animaux traversant l’écran en tous sens, sortant par exemple par l’avant !) ; en obtenant du virtuose Acácio de Almeida des couleurs étonnantes (la robe jaune) et de Joachim Pinto un contrepoint sonore recourant de manière inattendue, et totalement convaincante, aux oeuvres des compositeurs de l’Ecole de Vienne (Schoenberg transcrivant, c’est à dire traduisant Bach ; Berg ; Webern ; mais aussi Grieg ou un air du dix-septième siècle, non moins anachronique, d’Etienne Moulinié). Ce prodigieux travail sur le cadre situe le film dans l’héritage d’un cinéma archaïque et donc, en même temps, totalement moderne : usage presque constant du plan long (avec changements à vue) et refus du découpage (inutile d’insérer un plan de coupe sur le médaillon, on le voit bien mieux comme ça !) à part dans la scène très violente de la flèche et des chiens qui opère un effet de rupture brutale ; jeu très contrôlé (Rita Azevedo Gomez parle de carapace) de l’actrice principale, magnifique. Ces partis pris affirmés et admirablement tenus donnent au film un côté délibérément théâtral qui parvient à créer une attente, une tension chez le spectateur non dirigé, par exemple lorsque la caméra s’arrête sur une porte qui vient de se fermer (et ne tardera pas à se rouvrir) .  Ce théâtre au carré qui, selon Pierre Léon, transforme le récit en mélodrame à vue, brechtien, produit des moments de véritable trouble érotique (les doigts qui se touchent à travers la toile du canevas) et d’émotion intense. » (avoir-alire.com)

Interrogé sur le tournage de son film, la réalisatrice explique: « Au montage, quand je ne trouve aucune raison pour couper, je ne coupe pas. Pourquoi couper ? Je me demande toujours. C’est une question permanente dans ma tête. Si je ne trouve pas de raison, je laisse le plan durer. Au tournage, je sais déjà quel plan va durer longtemps. Mais pour tout vous dire, ce ne sont pas que des réponses cinématographiques. Il y a aussi la vie qui nous accompagne. Au premier jour du tournage, il y a eu un accident et nous avons dû nous arrêter cinq jours. Nous n’avions qu’un tournage de quatre semaines. C’était très serré. Mais avec cinq jours en moins, cela devenait quasiment impossible. J’ai dû trouver une solution. Il y avait des scènes très compliquées. J’ai décidé soudainement de tourner en une seule journée ce qui nous aurions dû filmer dans les journées perdues. C’est pour cela que dans une seule séquence, il y en a en réalité trois. J’ai assemblé des scènes en une seule. Ce sont des décisions prises au dernier moment. Il faut toujours trouver des solutions. Il faut rester sur la sensation qu’on veut transmettre au spectateur et ne pas se focaliser sur des idées ».


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri et Rita Azevedo Gomes.

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