Viridiana



Dimanche 05 Février 2012 à 17h30 – 10ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Luis Buñuel – Espagne – 1960 – 1h30 – vostf

La jeune Viridiana souhaite entrer au couvent, mais la mère supérieure exige avant tout que la jeune femme aille rendre visite à son vieil oncle et bienfaiteur Don Jaime. Celui-ci, troublé par la ressemblance de sa nièce et de sa femme décédée, tente d’abuser sexuellement de la jeune femme. Choquée, Viridiana s’enfuit mais apprend que son oncle s’est suicidé. Se sentant coupable la jeune femme décide de revenir au domaine et de dédier sa vie à aider les gens pauvres. Elle héberge donc les mendiants du village dans la maison de son oncle dont elle a hérité à sa mort…

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Après 15 ans passés au Mexique, Buñuel signe en 1961 avec Viridiana un retour remarqué en Europe, et encore plus en Espagne où il n’était pas retourné depuis la guerre civile. Palme d’or à Cannes d’un côté, interdiction totale de l’autre, le réalisateur sulfureux de L’ Âge d’ Or tourné 30 ans plus tôt persiste et signe. Viridiana de par sa nature est un film décapant, abrasif même. On le constate encore aujourd’hui à la manière dont il garde son tranchant au delà des changements d’époque ou de société. Pour ce faire, Buñuel nous embarque habilement dans un va – et – vient permanent entre le jeu du désir d’une part (attraction / répulsion, fantasmes, pulsions, refoulement, frustration, etc.) et la peinture sans fard d’un réel féroce qui se charge très vite de passer au rouleau compresseur toute velléité d’illusion. Mais là ou Buñuel réussit son coup de maître, c’est en prenant comme exemple de cet abîme entre idéal et réalité rien de moins que la mythique, l’indéboulonnable, l’indépassable charité chrétienne.

Le Vatican a réagi au quart de tour. Le régime de Franco, confit en dévotion officielle, lui a tout de suite emboîté le pas. On ne s’en étonnera pas. L’action se passe certes dans cette Espagne rance du début des années 60, mais le film lui-même a quelque chose d’atemporel. Les pauvres pourraient être les gueux d’un tableau de Bruegel, la novice a la blondeur des vierges de la Renaissance et Don Jaime l’élégance d’un gentleman-farmer. Les fantasmes, eux par définition, sont universels. Et de ce côté-là. Buñuel a toujours été un maître. La caméra s’attarde à peine, mais suffisamment longtemps dans les innombrables plans sur les pieds (de l’enfant sautant à la corde sous le regard de Don Jaime, à Viridiana retirant ses bas noirs ou déambulant pieds nus dans la maison dans une crise de somnambulisme) pour que le spectateur tressaille et ressente – qu’il se l’avoue ou non- le trouble du voyeur (cf. Ramona, la servante qui regarde par le trou de la serrure, l’enfant qui voit du haut de son arbre). Fétichisme du pied ou travestissement, la musique de plus est là pour donner quelque chose de solennel, oserais-je dire de sacré, à ce qui nous est donné à voir. Car le sacré est bien sûr l’autre grande affaire de Buñuel. On sent la gourmandise avec laquelle il met en scène tous les attributs qui l’accompagnent dans le christianisme version catholicisme hispanique: la croix et la couronne d’épines, bien sûr, mais accompagnées ici du marteau et des clous pour faire bonne mesure, la musique d’église, dite précisément « sacrée » et l’air extatique pris par Don Jaime quand il en joue, sans parler du crucifix/canif dont se délecte le fils lorsqu’il le découvre… .La scène de l’angélus et son montage en alternance avec les gestes du charpentier (le métier du Christ) et du maçon (« et sur cette pierre tu bâtiras mon église ») est en soi un morceau d’anthologie.

Mais Buñuel ne se contente pas de cette exposition des accessoires symboliques. Il creuse son sillon. Et toute la deuxième moitié du film, après le suicide de Don Jaime et le renoncement de Viridiana à la vie monastique, se déroule comme la chronique d’un échec annoncé. Car bien évidemment, dès l’instant où Viridiana va chercher les pauvres du village pour les loger dans les dépendances du château et mettre ainsi en pratique les principes qu’on lui a inculqués au couvent, nous savons que ça ne peut pas marcher. Mais déjà nous sommes surpris que ça dure si longtemps. Là aussi, Buñuel se délecte et sa troupe de mendiants est d’une véracité implacable servie par un noir et blanc où tous les contrastes font sens. Question pauvreté, on le sait, Luis Buñuel en connaît un rayon. Il suffit de penser à Las Hurdes, (1933) son documentaire de La terre sans pain, sous-titre du film qui laisse sans voix ou à Los Olvidados (1950), les inoubliables enfants des rues mexicains. Ils sont tous là, l’aveugle, l’ éclopé, la fille mère, l’alcoolique encore bien mis, l’affranchi qui joue du surin, le faux lépreux et même le pauvre fier qui refuse l’embrigadement qui irait de pair avec l’aumône, sans oublier le peintre ou la musicienne, Toute une société qui survit comme elle peut en marge de la norme. Il n’y a guère aujourd’hui que les frères Dardenne pour parler aussi vrai des laissés- pour compte, de leurs rapports entre eux et avec le reste d’une société qui oscille toujours entre les mettre au pas ou les faire disparaître. Bien sûr, Viridiana est là pour les mettre au pas ( la rédemption par le travail et l’exemple de la vertu), Jorge opterait plutôt pour les éliminer (ou à tout le moins les expulser). Dans cette partie du film, tout les oppose. Viridiana entièrement vouée à sa pratique de la charité grandeur nature, Jorge lancé dans le travail et les grands projets. Le dénuement et la modestie pour l’une, le goût du plaisir (cf. son rapport aux femmes et aux beaux objets) et l’ambition d’une revanche à prendre pour l’autre.

Le final en sera d’autant plus délectable et inattendu. Mais avant d’en arriver là, nous aurons droit à une des scènes les plus fortes de l’histoire du cinéma. Le film va aller crescendo, gagnant en intensité à chaque plan dès l’instant où les pauvres passent outre l’interdit, et commencent par regarder à travers les vitres du château. À partir de là, la mécanique est lancée. Ça commence pianissimo : ils pénètrent dans le château, se contentent d’abord de regarder timidement, petit à petit ils découvrent les objets, ils les touchent ( la nappe en dentelle, les couverts en argent), insensiblement le rythme s’accélère, (ils prennent possession du lieu). La scène prend de l’ampleur avec les préparatifs du repas, mais la retenue est encore à peu près de mise. Avec le festin lui-même, la machine va s’emballer et rien ne pourra plus l’arrêter jusqu’au paroxysme final. Tout l’art de Buñuel est dans cette irrépressible montée en puissance. Les gestes découlent d’eux-mêmes et s’enchaînent avec une logique imparable. Comme dans n’importe quel grand banquet, l’effet de l’alcool et des nourritures fortes se fait de plus en plus sentir, les convives se lâchent, les inhibitions sautent. Et comme nous sommes au XXème siècle, une photo immortalisera la scène. Là non plus Buñuel ne boude pas son plaisir et la « Cène » burlesque qui en résulte ne passera pas inaperçue.

Ce qu’il y a peut-être de plus remarquable, c’est la manière dont la caméra de Buñuel garde le cap à tout moment, sans angélisme (Viridiana) ni aversion (Jorge) vis à vis de ces damnés de la terre, même au plus fort du déraillement. Et quand tout d’un coup toute la farce tourne à la tragédie, ce sera encore pauvre contre pauvre à l’instigation du riche. L´histoire est connue et même si elle semble inexorablement suivre son cours dans le calme retrouvé, c’est au « charme discret de la bourgeoisie » que Buñuel réservera toujours sa cinglante ironie.

Sur le web

C’est un télégramme de Gabriel Figueroa lui proposant de mettre en scène « je ne sais quelle histoire de jungle« , qui fut à l’origine du projet Viridiana. Refusant l’idée originale, Luis Buñuel a obtenu du producteur Gustavo Alatriste une entière liberté d’écriture. Aidé de son ami Julio Alejandro, il a ainsi décidé de développer une ancienne rêverie érotique, dans laquelle il abusait de la reine d’Espagne grâce à un narcotique puis y a greffé une seconde histoire: celle d’une sainte italienne dont il avait lu la vie dans une revue chez les Jésuites. Ainsi est né le scénario provocant du film: « L’idée d’avoir à sa merci une femme endormie me semble très stimulante. Je peux la réaliser dans l’imaginaire, mais dans la pratique, cela me fait peur« , confiait Buñuel.

Lorsque le producteur Gustavo Alatriste a proposé à Luis Buñuel de tourner en Espagne, ce dernier n’a accepté qu’à la condition de travailler avec la société de production du cinéaste Juan Antonio Bardem, connue pour son esprit d’opposition au régime franquiste de l’époque. Malgré les vives protestations au Mexique des émigrés républicains, le film fut tourné durant huit semaines, en studio à Madrid, puis dans une propriété hors de la ville. Le cinéaste a été qualifié de « traitre » par les opposants à la dictature espagnole, jusqu’à la projection officielle du film qui leur a fait changer d’avis.

Présente sur le tournage de Viridiana, la soeur de Buñuel raconte les conditions d’existence de son frère, qui dormait fenêtres ouvertes, à même le sol, malgré les quatre lits de l’appartement de la Torre de Madrid. Quittant sa table de travail pour admirer le paysage près de la Casa Compo et du Palais Royal, le cinéaste aimait regarder le soleil se lever sur la ville. D’une patience d’ange, Luis Buñuel avait l’habitude de changer les données de son scénario pendant le tournage et a choisi de tourner avec les authentiques « costumes » désinfectés mais non lavés des vagabonds de la ville, qui ont reçu en échange des vêtements neufs. A la mort de leur frère Alfonso, la soeur du metteur en scène a dû quitter le tournage du film et l’existence qu’elle y menait en famille.

Si après Belle de Jour et Nazarin, Luis Buñuel a retrouvé Francisco Rabal sur Viridiana, c’est en revanche sa première collaboration avec Silvia Pinal et Fernando Rey. Le cinéaste retrouvera par la suite la première dans L’Ange exterminateur et Simon du désert et dirigera le second dans Tristana et Cet obscur objet du désir. Dans ses souvenirs de tournage, Buñuel évoque avec plaisir les acteurs amateurs de son film et plus précisément celui qui jouait le rôle du lépreux: « Il échappait à toute direction d’acteur et pourtant je le trouve merveilleux dans le film« , confie t-il, évoquant son naturel et ses fréquents moments d’égarement. Scandalisé en apprenant que ce dernier était moins payé que les autres acteurs, le metteur en scène a exigé un juste retour des choses auprès des producteurs. Un jour, reconnu par deux touristes français dans la ville de Burgos, le singulier personnage aurait rassemblé ses affaires et jeté son baluchon sur son épaule en déclarant: « Je vais à Paris! Je suis connu là-bas!. » Il mourut en route, raconte Buñuel.

C’est en voyant des chiens marchant attachés à l’essieu des charrettes au moment des repérages que Buñuel, impressionné, a décidé d’en parler dans son film. Le personnage joué par Francisco Rabal demande au charretier pourquoi il ne les met pas à l’intérieur, ce qui donne lieu à un dialogue comparant les chiens et les mendiants et permet au cinéaste de questionner au sein de son film les limites de la charité chrétienne. De même, le « couteau-crucifix » du film est né au hasard d’une trouvaille de Buñuel dans une boutique d’Albacete. Loin d’avoir une fonction blasphématoire pour le cinéaste, son usage a néanmoins entraîné l’interdiction de ces objets en Espagne: « Je me souviens qu’une religieuse de Saragosse portait accroché à son chapelet un petit couteau-crucifix comme ceux-là pour éplucher des pommes. Un Christ fonctionnel et très pratique, vous ne trouvez pas?« , plaisante le cinéaste.

Dans une première version du film, la fin montrait Viridiana frappant à la porte de son cousin. Elle l’ouvrait, entrait puis la refermait. La censure de l’Espagne franquiste refusa cet épilogue, conduisant le cinéaste à en proposer un bien plus pernicieux selon lui, car très suggestif. Le film provoqua un scandale considérable, au Vatican notamment avec la parodie de la Cène du Christ, qui réconciliera Buñuel avec les républicains vivant au Mexique. Palme d’Or à Cannes à titre de film espagnol, il fut aussitôt interdit en Espagne par le ministre du Tourisme et de l’Information. Le directeur général de la Cinématographie alla jusqu’à être mis à la retraite anticipée, pour être monté sur scène afin de recevoir le prix. Même si poussé à voir le film, Franco ne lui trouva rien de blâmable, la décision du ministre fut inchangée. Lors de sa sortie à Rome, le procureur général attaqua le cinéaste en justice et le condamna à un an de prison en cas de séjour au pays; décision qui fut néanmoins levée plus tard par la Cour Suprême. Le producteur Gustavo Alatriste dut voir le film cinq fois avant de le comprendre et le cinéaste Vittorio De Sica interrogea la femme de Buñuel sur la « monstruosité » de ce dernier, après la projection.

Luis Buñuel avoue avoir longtemps eu lors de son enfance le goût du travestissement fétichiste et du déguisement. La scène où Don Jaime revêt les vêtements de sa défunte épouse est un écho à son enfance, lorsqu’il mettait les vêtements de sa mère, qu’il combinait avec ceux de son père. A quatorze ans, le cinéaste avait l’habitude de sortir dans la rue, habillé en curé avec la soutane et le manteau de son oncle. De même, le plan des pieds de la danseuse de La Veuve joyeuse de Erich Von Stroheim a marqué et influencé le réalisateur pour les plans des jambes de la petite fille sautant à la corde.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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