Voyage à Tokyo



Vendredi 23 janvier 2009 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Yasujiro Ozu – Japon – 1953 – 2h16 – vostf

Un couple de personnes âgées rend visite à leurs enfants à Tokyo. D’abord reçus avec les égards qui leur sont dûs, ils deviennent bientôt dérangeants dans leur vie quotidienne.

Voyage à Tokyo a été élu 5e plus grand film de l’histoire du cinéma par la revue britannique Sight and Sound en 2002. Le classement était alors établi par 250 critiques et cinéastes internationaux.

Notre critique

Par Philippe Serve

VOYAGE CHEZ UN CINÉASTE

Setsuko Hara et Chishu Ryu

Très souvent, un film d’Ozu se termine par un plan fixe – filmé en extérieur la plupart du temps – identique à celui d’ouverture. Ainsi, dans Voyage à Tokyo, un bateau qui passe. Le spectateur en tire inévitablement un sentiment proche de la plénitude, une sorte de réconfort, quelle que soit l’histoire qu’il vient de suivre. Cette signature s’avère très révélatrice non seulement du style mais aussi de l’esprit Ozu. D’ailleurs, qui penserait à séparer l’un de l’autre ? La vie est un cycle et l’Homme n’en constitue qu’une partie. Ce qui est advenu est advenu, on ne peut rien changer à rien, « la vie est ainsi » (l’une des phrases les plus prononcées dans les films d’Ozu). Les choses avancent, toujours au même rythme, mais pour revenir en quelque sorte au même point. Présence de la nature, absence de notre être. Même si la tempête a soufflé un instant, les flots retrouvent à la fin leur calme et les vagues abordent le rivage les unes derrière les autres, toujours identiques, toujours différentes. Le destin alla jusqu’à appliquer cette philosophie à la vie même d’Ozu, mort le 12 décembre 1963, autrement dit le jour de son 60ème anniversaire. Le cercle parfait se refermait et on pouvait alors graver sur sa pierre tombale et selon  son désir le caractère « Mu » qui signifie quelque chose comme « Rien,  Néant, Vide« .  Concept en lien direct et en harmonie avec toute son oeuvre qui tend, à l’égal de celle d’un Beckett ou d’un Tchékhov, à dépouiller, encore et encore, afin d’atteindre à la vérité du cœur nu.

Jamais Ozu ne juge ses personnages, ils sont présentés dans leur simple humanité, c’est à dire dans leur extrême complexité nourrie de contradictions. Pas de héros, pas de méchants, les conflits sont exposés mais ne débouchent que sur leur simple constatation. La coexistence pacifique doit être la règle car la différence, la disparité – présente à tous les niveaux de l’existence – fait partie intégrante de la vie et doit être admise.

Expliquer la fascination – et plus encore le bonheur – que procure la vision d’un film d’Ozu est une tâche bien difficile. Ici, aucune analyse psychologique pour voler à notre secours, les personnages ne semblent avoir aucun antécédent et passent – fausse impression, cependant – pour interchangeables. L’action, au sens physique du terme, est totalement inexistante et le mot « péripétie » étranger au vocabulaire d’Ozu. L’histoire se révèle toujours plus ou moins la même (des rapports familiaux), les acteurs et actrices, repris de film en film tel le fidèle des fidèles Chishu Ryu qui ferait presque passer notre Jean Lefèvre national pour un acteur hystérique, les titres des films se confondent les uns avec les autres – Je suis né, mais… J’ai été diplômé, mais… J’ai été recalé, mais… Femme perdue, Femme d’une Nuit, Femme de Tokyo, Femmes au combat,  Printemps tardif, Printemps précoce, Début d’Eté, Fin d’Automne, Automne précoce (Dernier Caprice), Après-midi d’Automne (Le Goût du Saké)

Qu’on ne compte pas non plus sur les dialogues. Pas de longs et profonds échanges bergmaniens ni de pétillance à la Lubitsch. On parle peu chez Ozu, on profère quelques banalités – mais derrière lesquelles se cachent des tonnes de sentiments retenus pudiquement – et on se contente de répondre aux propos de son partenaire par un « {mmm…} » et un hochement de tête accompagnant un léger et indescriptible sourire à la Mona Lisa…Contemplatifs, les personnages d’Ozu ? Oui, à n’en pas douter. Cette attitude, comme légèrement distante et non dénuée souvent d’ironie, fait écho à celle d’Ozu mui-même, cinéaste qui tourna pendant huit ans de guerre (1937-45) sans jamais céder aux pressions du pouvoir militaire qui exigeait des films de propagande. Non seulement il sut rester d’une intégrité artistique et morale totale dans son travail, mais sans son intervention décisive le film du jeune Akira Kurosawa, Sanshiro Sugata (1943) aurait fini charcuté par les censeurs de la toute puissante commission militaire qui réclamait de nombreuses coupures.

Comme l’a écrit Donald Ritchie : « Travaillant sur un matériau traditionnel et usant de moyens traditionnels, Ozu eut pourtant l’énergie et l’intuition d’empêcher la dégénérescence de son travail formel en pur formalisme. Sa méthode rst invariable. Son anti-traditionnalisme repose dans son point de vue entièrement contemporain et est garanti par son honnêteté hors du commun. Chez Ozu, la répétition signifie la vitalité, une vitalité qui puise son énergie en elle-même : l’absence de mouvement n’entraîne pas pour autant le statisme. Pour ces nombreuses raisons, les personnages qu’a mis en scène Ozu ont une validité et une vérité qui dépassent de loin le simple cadre cinématographique. Après quelques heures passées en leur compagnie, nous avons de la peine à les quitter. Nous sommes parvenus à les comprendre. Et cette compréhension, cette connaissance, rejaillit sur nous et sur notre vie.« 

Chishu Ryu et Chieko Higashiyama

Bien des spectateurs occidentaux n’entrent pas dans l’univers d’Ozu, lequel d’ailleurs et comme le rappelle encore Donald Ritchie, ne pensait pas que ses oeuvres pouvaient être saisies par un étranger : « Ils ne comprennent pas – c’est pour ça qu’ils disent que c’est Zen ou quelque chose du même acabit.« 

Pourtant, devant un film d’Ozu bien plus que devant n’importe quelle autre œuvre cinématographique, le spectateur retrouve, à travers ses personnages, sa vraie place, sa vraie identité : un élément de la nature au sein de ce qui ressemble fort à un simple rêve, la Vie. L’immuabilité de la vie se nourrit de transitoire dont nous sommes juste une composante. Nous reste à accepter avec humilité notre état et à célébrer ce monde grâce à une prise de distance tissée de douce mélancolie, le fameux concept japonais du mono no aware, cette sorte de tristesse sereine. Et la conscience que s’agiter ou trop espérer de la vie ne sert à rien car l’homme, jamais, ne changera son destin : il naît, il vit avec un lot majoritaire de souffrance, il meurt. Reste, heureusement, le saké à ingurgiter. Et les films d’Ozu à admirer. Et là, soudain, la vie parait plus facile…

YASUJIRO OZU (1903 – 1963)

Filmographie sélective:

1932 : Gosses de Tokyo
_ 1933 : Coeur capricieux
_ 1934 : Une histoire d’herbes flottantes
_ 1935 : Une auberge à Tokyo
_ 1936 : Fils unique
_ 1942 : Il était un père
_ 1947 : Récit d’un propriétaire
_ 1949 : Printemps tardif
_ 1951 : Début d’été
_ 1952 : Le Goût du Riz au Thé vert
_ 1953 : Voyage à Tokyo
_ 1956 : Printemps précoce
_ 1957 : Crépuscule à Tokyo
_ 1958 : Fleurs d’Equinoxe
_ 1959 : Bonjour
_ 1959 : Herbes Flottantes
_ 1960 : Fin d’Automne
_ 1961 : Dernier Caprice
_ 1962 : Le Goût du Saké


Présentation du film et animation du débat avec le public : Philippe Serve.

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