Andreï Roublev



Dimanche 20 mars 2016 à 14h30 – 14ième Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Andreï Tarkovski  – URSS – 1969 – 3h00 – vostf

Au xve siècle en Russie, Andreï Roublev, moine peintre d’icône, est appelé par Théophane le Grec pour peindre Le Jugement dernier dans une cathédrale. Incapable de mener à bien sa mission, Roublev est bientôt pris dans la tourmente des invasions Tatars et commet un acte irréparable qui fait vaciller sa foi et le pousse à faire vœu de silence et à abandonner son art. Sa rencontre avec un jeune fondeur de cloches redéfinira son credo.

Notre article

par Bruno Precioso

« Le travelling n’est plus affaire de morale, mais de métaphysique. » C’est en rappelant la phrase de Godard (passée à la postérité par un article de Jacques Rivette assassinant le Kapo de Pontecorvo) que Chris Marker résume en 2000 l’oeuvre de Tarkovski. La formule ramasse le glissement d’une vie de créateur, confrontée à la morale politique du siècle d’abord, à la morale religieuse persécutée ensuite, à la métaphysique par-delà la morale finalement. Une métaphysique charnelle fondée sur les éléments sans cesse convoqués pour être mêlés dans le plan : eau, terre, air, feu.

« Je ne me souviens que de l’avenir. » Andreï – Nostalghia

Tarkovski a 24 ans à l’achèvement d’Andreï Roublev, 27 lorsque le film peut enfin être présenté au festival de Cannes, 31 au moment de la sortie internationale. Ce 2ème film d’un cinéaste-météore, Lion d’Or à 20 ans pour son 1er long, L’enfance d’Ivan, et mort à 54 ans, 4 mois après sa réception du Prix spécial du Jury du Festival de Cannes (Le Sacrifice, 1986), avait pourtant sur le papier de quoi séduire la Goskino : le contexte est celui, au XVème siècle, de la naissance de la ‘‘nation’’ russe. La fibre nationale (pour ne pas dire nationaliste) est bien acceptée sous Brejnev et L’enfance d’Ivan faisait du cinéaste une figure de proue du cinéma national.

Mais le plus célèbre peintre d’icônes russe devient, aux yeux de la censure soviétique, une forme de proto-contestataire par son approche mystique du monde, autant que par le goût affirmé du cinéaste pour les références hermétiques au passé orthodoxe. Sans doute la sortie du film au moment de la publication de la lettre ouverte de Soljenitsyne contre la censure n’a-t-elle pas joué en faveur du jeune Tarkovski, pourtant encore en grâce : tant qu’il tourne en URSS, sans être forcément aimé, le cinéaste bénéficie d’une grande liberté de réalisation et d’un budget très important ; le discours officiel soviétique, honorant la culture et l’avant-garde, lui conserveront la considération de la Mosfilm toute sa carrière jusqu’à son expulsion en 1982. Il affirme d’ailleurs lui-même après la réalisation de Nostalghia en Italie (grâce à la Rai pré-berlusconienne) qu’il lui aurait été impossible de monter ses films à la même époque dans l’Hollywood des Studios.

Et pour cause, le grand-spectacle et le divertissement ne semblent pas garantis avec un tel sujet : raconter l’histoire d’Andreï Roublev (1360–1428) peintre contemporain de Piero della Francesca ou Paolo Ucello dans une Russie encore à composer, relève de la gageure. L’essentiel de la vie du moine d’Andronikov (monastère proche de Moscou) nous est inconnue, jusqu’à son prénom réel puisque Andreï est son monacal. On sait qu’il fut l’élève et l’assistant du peintre d’icônes Théophane le Grec, et on connaît l’apport artistique de son travail qui introduit, à l’image de Giotto 50 ans plus tôt, une souplesse, une douceur dans la rigidité byzantine. Au fond, du moine devenu saint on connaît surtout l’oeuvre peint (autour duquel courent mille légendes) et le projet semble courir rapidement le danger de se transformer en documentaire artistique.

La surprise est d’autant plus grande à la lecture des motifs invoqués par la Censure pour retarder la sortie du film ou exiger des coupes : les accusations de violence excessives de certaines scènes justifient les coupes allant de 25 minutes à 1 heure de la durée originale (3h25) ; les erreurs historique dénoncées (pour une vie dont on connaît si peu de choses) expliquent le retard de 3 ans de la sortie soviétique, puis 3ans de plus pour le reste du monde… pour ‘‘vérifications’’ ! L’URSS refusera d’ailleurs que le filme concoure pour la Palme d’or.

Pourtant, la parenté des deux Andreï eût du rassurer les censeurs ; il s’agira moins d’une contrebande idéologique de la part du cinéaste, trop exigeant pour abaisser son art au service d’une cause quelle qu’elle soit, que de la quête intime du fils de poète fouillant le mystère d’un artiste qu’il sent son frère pour penser l’étrangeté au monde qui frappe l’un et l’autre. Les 10 parties du film (un prologue, 8 tableaux, un épilogue) semblent poser par avance avec l’expulsion de l’homme du sein de la terre, la déclinaison des pertes qui attendent Tarkovski : la nature, la mère, la patrie, la foi.

« Quand je découvris les premiers films de Tarkovski, ce fut pour moi un miracle. Je me trouvais, soudain, devant la porte d’une chambre dont jusqu’alors la clef me manquait. » (Ingmar Bergman)

Le caractère laconique des certitudes sur la vie de Roublev permet au cinéaste toutes les interprétations ; ainsi la période de silence dans l’art de Roublev devient-elle la trace d’une crise existentielle, quand Tarkovski n’ignore pas qu’elle correspond peut-être au voyage à Venise du peintre russe par ailleurs grand connaisseur de la peinture italienne. De fait, c’est l’artiste en chair et non en oeuvre que donne à voir cet Andreï Roublev, aux prises avec l’enjeu majeur du peintre : le monde est laid et la beauté spirituelle semble à ses antipodes ; comment ne pas peindre le Mal ; que peindre si le Mal est partout ? La question est esthétique ; elle est éthique aussi.

C’est justement dans cette problématique proprement picturale qu’on entend battre le coeur du film. Si en Occident la Renaissance fonde sa révolution sur le réalisme croissant de la représentation l’icône russe se pense par-delà la représentation réaliste, dans une quête de la transparence. C’est pourquoi chez Tarkovski le cinéma est à lire comme icône, comme un art du temps autant que de l’espace : sa fonction essentielle est de rendre l’invisible visible ; de montrer non le réel mais son essence. La peinture de Roublev se choisit pour principe le dépassement de la forme (démarche en ce sens prolongée par Malevitch lorsqu’il cherche à la détruire). L’art vise alors l’élévation, l’abolition des contraintes chronologiques pour faire co-exister au sens propre des moments différents du temps historique, voire le mythe et l’histoire. La chose est clairement dite dans Le Temps scellé : « Dans tous mes films, j’ai cru important d’essayer d’établir les liens qui unissaient les gens entre eux. Ces liens qui me rattachent en particulier à l’humanité, et nous tous à tout ce qui nous entoure. (…) Au regard de l’expérience spirituelle de l’homme, ce qui a pu arriver à un seul hier soir a le même degré de signification que ce qui a pu arriver à l’humanité il y a un millénaire ». La question du temps est donc cruciale.

A sa sortie, Nostalghia reçoit le Grand Prix à Cannes, ex-aequo avec L’Argent de Robert Bresson. Tous deux recherchent une autonomie, un langage spécifique propre au cinéma. Tarkovski le trouve dans l’écoulement du temps au sein du plan (qu’il fait donc durer et charge de sens), Bresson neutralise au maximum sa signifiance, cherchant le sens dans le montage d’éléments neutres, pouvoir propre du cinéma. L’un et l’autre cherchent à filmer l’invisible. Avec Roublev 20 ans avant Nostalghia, la caméra de Tarkovski scrute la capacité de la peinture, en tant qu’elle est matière, à incarner la terre comme élément et comme présence… sans montrer jamais le peintre à l’oeuvre.

Loin de chercher à mettre en oeuvre un musée animé, Andreï Roublev vise donc à « recréer l’univers du XVème pour les yeux du XXème ». Plutôt que de donner à voir, par une habile et documentée reconstitution, un Roublev archéologique, Tarkovski assume la nécessité de s’éloigner de toute ‘‘réalité’’ historique pour se tourner vers une atemporalité de la perception. Vers une éternité ?

Sur le web

Andreï Roublev est un moine russe qui a vécu de 1360 à 1430 et connu pour ses iconographies religieuses. Le film n’est pas à proprement parler biographique puisque l’on ne sait pas grand chose de sa vie mais se veut une réflexion sur l’essence de l’art et le sens de la foi. Précédé d’un prologue, clos par un épilogue en couleurs et divisé en sept épisodes indépendants s’échelonnant de 1400 à 1423 : Le Bouffon (été 1400), Théophane le Grec (printemps-été 1405-1406), La Fête (printemps 1408), Le Jugement dernier (été 1408), L’Invasion (automne 1408), L’Amour (1417), La Cloche (1423), le film tente de reconstituer une période centrale de la vie du grand peintre éponyme dont on sait si peu de choses. Ces différents chapitres montrent la vie de la Russie du XVème siècle à travers les yeux de l’iconographe Andreï Roublev.

Dans Andreï Roublev, Tarkovski filme un monde d’eau et de terre. Les hommes et les femmes de son film en paraissent issus comme s’ils étaient faits de la texture même du limon, des alluvions des forêts et de la terre des campagnes. Les cadrages et les plans séquences du film sont si amples qu’ils finissent par nous envelopper, si bien que nous croyons nous baigner dans leur matière. Tarkovski est le cinéaste des plans d’eau et de limon, de ces images d’eau mouvante que l’on retrouve dans tous ses films, et qui bercent le spectateur. C’est comme si Tarkovski, en nous faisant voir ce limon et cette eau filante, nous rappelait notre nature malléable et  changeante, toujours prête à faire une chose et son contraire. Il nous invite à voyager avec lui. En regardant ses films, nous avons parfois l’impression de nous dématérialiser en nous rapprochant de notre essence première et mouvante ; nous nous installons dans sa barque, qu’il guide sur des courants d’eau ; nous passons sur des tourbières, mais la barque ne s’y arrête pas et continue de glisser en un mouvement pur ; d’autres fois, la barque s’envole, et le bercement se fait aérien, sans que l’on sache à quel moment l’on est passé de l’eau à l’air. Car chez Tarkovski, la lumière est fluctuante aussi. C’est l’un des rares cinéastes à savoir aussi bien varier la luminosité dans ses plans séquences, faisant ainsi passer lors d’une même scène ses personnages (et nous avec eux) d’un monde à l’autre, du visible à l’invisible, du présent au passé, de la réalité au rêve. Quelque fois, ce passage d’un monde à l’autre se fait par le brouillard, d’autres fois par un simple contre-champ, ici par la lumière, là par la couleur (comme à la fin d’Andreï Roublev). C’est le cinéaste des brumes, des frontières mouvantes et du voyage. Comme aurait pu le dire Bachelard, Tarkovski fait passer le cinéma de l’état de mouvement contemplé à celui de mouvement vécu. C’est peut-être parce que les images du film rendent compte d’une vérité intemporelle sur la nature changeante de l’homme qu’Andreï Roublev est un film qui donne au spectateur le sentiment d’avoir pris une machine à remonter le temps et de vivre le temps du film au moyen-âge russe.

A l’époque du tournage d’Andreï Roublev, Tarkovski expliquait son projet en ces termes: «Je voudrais faire un film historique qui soit en même temps un film d’actualité. Je voudrais rapprocher la mentalité des hommes du XVème siècle de celle des hommes d’aujourd’hui ou plus exactement faire revivre les hommes et l’époque pour qu’ils nous soient proches et que leur héroïsme soit aussi le nôtre.» De tels propos pouvaient rassurer les autorités culturelles soviétiques qui attendaient un film biographique conforme à l’idéologie officielle. En U.R.S.S., les critiques dénoncèrent les libertés prises avec l’Histoire et les attaques contre l’art marxiste. La vie romancée du grand peintre russe d’icônes permet à Tarkovski de faire un tableau saisissant de la Russie à la fin du Moyen Age. Mais le cinéaste y défend surtout le droit pour l’artiste de pouvoir créer en toute liberté, en restant fidèle à ses convictions personnelles plutôt que de se soumettre aux exigences d’un art d’Etat.

Vers l’an 1400, sous la conduite du Grand Duc de Moscou Dimitri, les Russes se libèrent de la tutelle des Tatars. C’est une Russie dévastée qui apparaît dans le film: l’insécurité est générale, la violence s’exerce partout. Les images essaient de rendre la sauvagerie de cette époque troublée, celles du sac de la ville de Vladimir horrifient par leur réalisme. A la même période, la Russie vit un renouveau religieux. Les églises sont reconstruites sur les territoires reconquis, les fondations monastiques se multiplient après celle du monastère dédié à la Trinité à Zagorsk par saint Serge de Radonège (1314-1392). Le moine Andreï Roublev se formera auprès de ce mystique en entrant dans ce monastère.  Mystique et pacifique, Andreï Roublev chercha à exprimer par la peinture «des idées de paix, d’harmonie, d’amour». Affronté à la violence, il se voit obligé de tuer un soldat qui cherchait à violer une jeune fille simple d’esprit. Traumatisé par son acte, il renonce à son art pour se plonger dans le silence. Par son courage, sa volonté, son intelligence et ses dons, un jeune garçon lui montre, en réalisant la fonte d’une cloche, alors qu’il ignorait les procédés de fabrication, que la foi triomphe de tous les doutes et de toutes les peurs. Andreï Roublev peut alors se remettre à la peinture. Andreï Roublev est un homme en quête du sens des valeurs. Après un long cheminement intérieur, fort de ses épreuves, il redécouvre grâce au jeune fondeur de cloches la force des valeurs spirituelles, l’enthousiasme que suscite la création de l’oeuvre d’art, sans avoir renoncé à ses conceptions sur l’art, ouverture sur l’Absolu.  Par sa peinture, Andreï Roublev put apporter au peuple russe un message de foi et de paix. Ce film est un hymne à la Sainte Russie. L’amour de la terre russe transparaît avec ces splendides images de la nature, des arbres, du fleuve; la société russe montre sa force vitale à travers son mysticisme et les rapports quasi païens qu’elle entretient avec la nature.

« Andreï Roublev est une supplique pour la paix. Des colombes – anges naturels – lâchées comme en surimpression sur les scènes de guerres, de luttes moyenâgeuses réalistes ou figurées, portent la douleur et la résistance aux affronts des hommes inconscients de leurs actes blasphématoires et qui croisent le fer de leur perdition. Des oiseaux de paix qui sont aussi des émissaires porteurs de sommation et d’espoir. Le regard projeté par Tarkovski prend des allures de croisade pacifiste qui, tout en jaugeant les actes des hommes à l’aune de leurs contradictions idiosyncrasiques, les absout en les accompagnant dans leur représentation. » (Fichesducinema.com)

Avant sa sortie en 1969, des projections privées furent organisées à l’hiver 1966. Les premières projections officielles ont eu lieu à Moscou en février 1969 puis en mai, au Festival de Cannes. La distribution internationale débuta en 1973. Mais le film fut censuré pendant vingt années par le pouvoir soviétique, qui craignait que l’on établisse des parallèles entre le temps de violence du film et la violence que lui-même exerçait sur sa propre population et qui trouvait contraire à la doxa communiste le point de vue de Tarkovski sur l’importance de l’artiste dans la société et la dimension spirituelle de l’homme. Andreï Roublev ne fut projeté en URSS qu’en 1988, année de la canonisation du peintre d’icônes.Pour ce film, Andreï Tarkovski a reçu le prix de la critique internationale à Cannes en 1969. Le cinéaste a également obtenu le prix de la critique française dans la catégorie meilleur film étranger en 1971 ainsi qu’en Finlande en 1973.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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