Belladona



Vendredi 02 decembre 2016 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Eiichi Yamamoto – Japon – 1973 – 1h33

Jeanne, abusée par le seigneur de son village, pactise avec le Diable dans l’espoir d’obtenir vengeance. Métamorphosée par cette alliance, elle se réfugie dans une étrange vallée, la Belladonna…

Notre critique

par Bruno Precioso

L’Antiquité puis le Moyen Age nous ont légué quelques plantes réputées pour leurs pouvoirs magiques – plus ou moins bénéfiques : l’hellébore, capable de guérir la folie ; le millepertuis, né su sang versé de Saint Jean-Baptiste ; la mandragore, la fameuse herbe aux pendus… La belladone appartient à cette lignée, à la fois magique et maléfique. Son nom botanique, Atropa, (‘‘inflexible’’ en grec) lui vient du nom d’une Moire : celle des trois qui coupait le fil de la vie. Mais son nom usuel de belladonna en fait la « belle dame » dont le jus permet de dilater la pupille des belles qui souhaitent se doter d’un regard fatal, utilisation attestée encore au XVIIème siècle… Car la belladone allie ces caractéristiques communes au Diable et aux femmes : beauté vénéneuse, danger désirable, puissance magique incontrôlable cachée sous une apparente et séduisante douceur ; on prévient également les enfants contre le fruit de la belladone, doux et sucré mais empoisonné. Pour ces raisons, l’Atropa belladonna comme plante magique accompagne la magie noire tout au long du Moyen Age ; au XIIIe siècle, sainte Hildegarde affirme : « Il est dangereux pour l’homme de manger ou de boire de la belle dame, car elle frappe son esprit et en quelque sorte le tue ». Dans l’analyse à posteriori des rituels de sorcellerie (J. Michelet, La sorcière) on suppose que la plante était mélangée à d’autres plantes toxiques pour obtenir une pommade capable de pénétrer la peau, provoquant hallucinations, visions et sentiment de puissance. Un puissant psychotrope en somme – voilà qui nous conduit jusqu’aux racines du film de Eiichi Yamamoto, dans le Japon du crépuscule des années 60… un Japon qui ignore encore l’autre sens du Flower power que portera ce Belladonna

« C’est Dieu qui décide de l’ordre des classes. Essayer d’outrepasser cet ordre serait une trahison contre Dieu, une tentative diabolique. » (Belladonna, E. Yamamoto)

1964 fut un tournant paradoxal, car l’organisation des Jeux Olympiques au Japon s’accompagna d’un élan très volontariste pour le développement de la télévision, laquelle en s’imposant dans les foyers porta rapidement des coups très rudes à la fréquentation des salles obscures. L’industrie cinématographique, soucieuse de proposer au spectateur nippon une alternative que le très contrôlé tube cathodique ne pouvait lui offrir, trouva une nouvelle manne dans l’érotisme. En effet l’essor télévisuel allait de pair avec un nettoyage aussi complet que possible de l’image du pays, et 1965 sera pour les Japonais l’année du procès de Neige noire (Tetsui Takechi) resté dans les mémoires comme le 1er pinku eiga, ou ‘‘cinéma rose’’ c’est-à-dire érotique. Le secteur de l’animation ne tarda pas à exploiter à son tour le filon.

Osamu Tezuka, figure de proue de l’animation japonaise à la tête de la toute récente société Mushi Production (fondée en 1962), entreprend dès 1969 de superviser la création de contes érotiques, qui s’incarneront dans la trilogie des Animerama (1969-1973). Cette collaboration fulgurante entre Tezuka, le maître du manga moderne, et le jeune Yamamoto, réalisateur de 29 ans qui avait jusque-là essentiellement travaillé à l’adaptation d’oeuvres de Tezuka pour la télévision, marqua une rupture dans l’histoire de l’animation japonaise.

Si Les Mille et Une Nuits (1969) fut bien reçu et permit au studio de faire des bénéfices – quoique la critique le trouvât un peu timide dans la sensualité, Cléopâtra (1970) fut un échec complet, qui plus est largement censuré aux Etats-Unis, mais qualifié au Japon de « film pour enfants avec des seins nus ». C’est donc dans un certain contexte de crise que sortit en 1973 le 3e et dernier animerama, La Belladone de la Tristesse qui marquera la faillite de la Mushi, ponctuée par le départ de Tezuka. Tout conspirait à l’échec du film, mal distribué, pâtissant de la déliquescence des studios d’animation et du manque de moyens financiers mis à disposition, nimbé d’une aura expérimentale difficilement exploitable. Le classement du film comme 1er long-métrage d’animation réservé aux adultes, avec la mention ‘‘pornographique’’, acheva de couper Belladonna d’un public introuvable. Une oeuvre catastrophique en somme… mais pétrie d’ardeur, d’influences picturales, d’inventivité.

Il ne faut pourtant pas exagérer la réputation d’oeuvre maudite qui entoure cette Belladone de la tristesse. D’abord parce que le film, lors de sa sortie au Japon, est unanimement salué par une critique qui lui reconnaît au-delà de son caractère très expérimental et poétique d’éminentes qualités esthétiques. Accueil confirmé par une nomination à l’Ours d’or au Festival de Berlin, où il ne rencontre en revanche qu’un faible succès (le public lui préfère Tonnerre lointain, de Satyajit Ray qui remporte l’Ours cette année-là). Par la suite, la vie de la Belladone se poursuit secrètement, et le film resurgit dans plusieurs festivals (par exemple à la Biennale d’Orléans en 1995, au « Silent Movie Theatre » de Los Angeles ou au Festival de Locarno). Et si les Japonais n’ont eu que 10 jours d’exploitation pour apercevoir l’oeuvre de Yamamoto avant la faillite de la Mushi, les Français ont pu le voir en salle après sa sortie, puis de nouveau en septembre 2013 dans le cadre de L’Étrange festival de Paris, et finalement à la télévision (sur Arte bien entendu). Pas un long fleuve tranquille on en conviendra, une vie de film paria survivant de festival en séances exceptionnelles, mais une vie tout de même assez résiliente pour tenir jusqu’à la restauration débutée en 2015 à partir d’archives de Mushi Productions et ressortir sur les écrans occidentaux à l’été 2016.

« Je voulais raconter l’histoire d’un amour pur et pornographique. » (E. Yamamoto)

Que dire alors du film lui-même ? D’abord qu’il puise son inspiration dans un travail déjà hybride, le fameux essai La sorcière de Jules Michelet (1862), qui tient à la foi du pamphlet anticlérical, de l’ouvrage de combat féministe (peut-être partiellement par mégarde), de l’effort de rationalisation d’un phénomène sociologique, le tout sous une forme romancée, fictionnelle mais magistralement documentée. Ensuite qu’il travaille l’animation d’une manière inattendue qui a sans doute dérouté les spectateurs des deux premiers animerama, en s’inspirant de peintures, de l’esthétique de l’Art nouveau et d’illustrations de tarot. Un travail d’illustration explorant une infinie variété de styles plutôt qu’une animation au sens propre. Travail dont Hayao Miyazaki affirme d’ailleurs qu’il est la source unique et absolue de son art.

Reste à ajouter enfin que la musique, psychédélique à souhait, contribue largement à la légende du film. Pour le musicien auteur-compositeur-interprète-producteur Jim O’Rourke ancien de Sonic Youth et très actif sur la scène new-yorkaise, la bande son de Belladonna inspire cette réflexion à laquelle nous confierons le mot de la fin :

« Il fut un temps où la puissance de la vision d’un musicien allait bien au-delà de toute étiquette ; la bande originale de ce film offre l’occasion de replonger dans cette piscine, et d’en ressortir non pas seulement rafraîchi, mais revenu à une vie où l’on peut de nouveau éprouver cette vitalité… et plus important que tout cela brandir plus haut l’étendard de l’excellence. Simplement fantastique. »

Sur le web

Belladonna (1973) d’Eiichi Yamamoto (né en 1940) fut longtemps le trésor caché de l’animation japonaise. Produite par le légendaire Osamu Tezuka (Le Roi Léo, Astroboy), cette adaptation de « La Sorcière », essai de Jules Michelet de 1862 (sortie en France en 1976) avait disparu de la circulation. Il n’en restait qu’une série d’illustrations somptueuses évoquant Klimt, Beardsley et Mucha, et les portraits de la sorcière elle-même, beauté décadente à la chevelure écarlate et à la peau d’ivoire. Libéral et anticlérical, Michelet compte parmi les plus grands écrivains de l’époque romantique. Ces livres lui valent des ennuis avec l’Église et le pouvoir politique. Dans « La Sorcière », écrit comme une sorte de cauchemar, Michelet c onsidère la sorcellerie comme une révolte face à l’obscurantisme du Moyen Âge et de l’inquisition. Il y voit une manifestation moderne de cet esprit de la nature qui a enfanté le paganisme grec et qui produira la Renaissance. Il y parle de l’origine pathologique de l’hallucination et des messes noires. En contant les tragiques mésaventures d’une paysanne du 14e siècle, qui, acculée par l’oppression religieuse et le droit de cuissage, se donne corps et âme à la sorcellerie, Michelet, dénonce avec force sarcasme et inventivité l’obscurantisme, la misogynie et l’exploitation du peuple.  Entre les mains du cinéaste Eiichi Yamamoto et de l’artiste Kuni Fukai, ce roman féministe devient un film démentiel et exalté , quelque part entre le cinéma de Koji Wakamatsu (United Red Army) et d’Alejandro Jodorowsky (La montagne sacrée). La richesse de l’animation s’accompagne d’une profondeur d’analyse, au-delà du drame historique. Yamamoto y aborde des questions nettement plus ancrées dans l’air du temps de 1973, telles que la liberté sexuelle, le fantasme, la condition de la femme, l’oppression du pouvoir, l’usage de stupéfiants ou les transes hallucinées. Avec sa cohorte de femmes brûlées, torturées ou crucifiées de peur que leur jouissance ne dévore le monde, Belladonna respecte à la lettre le caractère visionnaire et féministe du livre de Michelet. L’impact culturel du film au Japon est phénoménal et des générations d’animateurs disent s’en être inspiré ou avoir décidé de devenir animateur après avoir vu Belladonna. Miyazaki dit avoir concu son personnage féminin de Lupin III d’après Belladonna. Takahata s’inspire du dessin particulier de Belladonna pour Mes v oisins les Yamada et Le conte de la Princesse Kaguya. Ces deux célèbres réalisateurs ont repris le flambeau féministe de Belladonna, imposant par leurs oeuvres des personnages féminins forts et déterminés.

  Si un DVD fut édité au Japon en 2004 puis en Allemagne en 2009, il manquait une véritable restauration. Grâce à la société Eurozoom, Belladonna sort enfin au cinéma en France. Troisième volet d’une trilogie de films érotiques consacrée aux grandes femmes fatales, Jeanne, la sorcière de Belladonna, fait suite aux Mille et une nuits (1969) et à Cléopâtre (1970) également réalisés par Yamamoto. Ce dernier se libère de l’influence graphique de Tezuka pour livrer une relecture hallucinée du moyen-âge occidental. Le pré-féminisme du livre de Michelet est préservé : l’inquisition apparaît comme un véritable gynécide, orchestré par une classe masculine affaiblie pour contrer la montée du pouvoir des femmes. Ce discours, accordé au Women’s Lib de l’époque, n’a rien perdu de sa virulence. Il s’accompagne d’une forme psychédélique éblouissante : le corps même de la sorcière devient le terrain de toutes les métamorphoses, laissant échapper un geyser de sang se muant en vol de chauve-souris ou transfiguré par une extase menaçant d’embraser le monde.

Osamu Tezuka, que beaucoup considèrent comme le pape du manga, fonde au début des années 60 une des principales sociétés d e production d’animation, Mushi Productions, et voit dès la fin de la décennie, dans le public adulte du cinéma, un nouveau marché à aborder. Il lance donc la production d’une série de films avec l’érotisme pour fil conducteur. L’entreprise s’avère un échec et s’achève hélas au bout de trois films de la collection Animerama. Belladonna, dernier film de cette série, de loin le plus étonnant, le plus abstrait et le plus poétique, raconte comment une jeune paysanne, violée par son seigneur, vend son âme (et son corps) au diable. Devenue une sorcière omnipotente, Jeanne se réfugie dans une vallée où fleurit la belladone, poison hallucinogène, entraînant les villageois dans l’ivresse d’envoûtantes fêtes orgasmiques.  Lors de sa sortie au Japon en 1973, le film de Eiichi Yamamoto provoque un choc et fait exploser toutes les références cinématographiques. Il devient très vite objet de culte de l’avant-garde et cela d’autant plus qu’il disparaît des salles au bout de quelques jours et reste invisible sur grand écran pendant plus de 40 ans, au grand dam des fans du monde entier. Salué par la critique, le film d’E iichi Yamamoto est brièvement sorti en France à l’époque avant de devenir une véritable rareté totalement culte. Le film fut même présenté en compétition au festival de Berlin en 1973 mais a provoqué un scandale lorsque certaines familles assistant à la projection de ce film d’animation furent choquées par son contenu, très loin des Disney de l’époque.

  Graphiquement, le film qui alterne les techniques de dessins (aquarelle, gouache, collage, peinture sur rouleau), s’inspire de l’Art Nouveau et des oeuvres de Gustav Klimt, Aubrey Beardsley mais aussi du Yellow Submarine de George Dunning. Il relève autant de la révolte extrémiste que de l’opéra rock (circa psychedelia années 70) et s’inscrit dans la culture underground et érotique de l’époque, proche autant du baroque de Shuji Terayama que du cinéma pink du révolutionnaire Koji Wakamatsu. Volutes, arabesques, c hevelures ondulantes défilent au son d’une musique pop seventies à souhait. L’affiche japonaise reprend les différents éléments du film dans la même veine psychédélique. Au milieu d’une explosion de fleurs multicolores, le corps blanc de Jeanne, rousse et lascive dans les bras de son époux retrouvé, contraste avec les villageois malades et miséreux qui l’entourent. Dans ce tourbillon aux couleurs printanières, l’imagerie de la sorcière n’apparaît pa s, contrairement à l’affiche originale signée Fukai qui a choisi de mettre en avant le bûcher et, entre les flammes, la sorcière aux yeux maléfiques, tout de noir vêtue. Si on reconnait le style de Tezuka dans les deux premiers films de la trilogie, Eiichi Yamamoto conçoit Belladonna comme une aventure graphique inédite : pa rfois seulement crayonnés, aucun des sin n’est lisse et les encres et aquarelles produisent des matières mouvantes et inattendues. Il s’agit davantage d’une série d’illustrations à l’animation parfois succincte mais hypnotique.  Sa bea uté réside dans ses transformations symbolistes : le corps de Belladonna se fend en deux à partir du sexe dans un geyser de sang qui se transforme en vol de chauves-souris. Autre scène folle : la jouissance éperdue de la sor cière nue, engloutie dans l’ombre gigantesque du prince des ténèbres (auquel le mythique Tatsuya Nakadai prête sa voix) qui se dilate, et se contracte autour de son corps et blanc. On a peu d’informations sur Kuni Fukai, le directeur artistique de Belladonna, sinon qu’il s’agit d’un illustrateur né en 1935, et qu’il serait encore vivant. Une autre de ses collaborations, moins flamboyante, est Hoshi no Orpheus (1978) de Takashi d’après les métamorphoses d’O vide. Une collecte d’image permet de constater que Belladonna est l’application directe de son style et de ses techniques telle que l’aquarelle. Jeanne la sorcière apparaît comme l’idéal féminin de Kuni Fukai. Si Beardsley et Klimt sont les influences revendiquées de Kuni Fukai, on peut déceler des correspondances avec le travail du dessinateur allemand Alastair (Baron Hans Henning Voigt, 1887 – 1969), pendant germanique d’Aubrey Beardsley. Ce grand décadent habillé de satin blanc, est surtout connu pour ses illustrations du Sphinx d’Oscar Wilde et de Carmen de Mérimée. Autre influence perceptible : l’univers moyenâgeux de l’irlandais Harry Clarke (1889-1931), grand illustrateur de Poe et d’Andersen.

  Le rock psychédélique nippon, rappelant parfois le groupe Gong des premières heures, et rythmant ce film culte a été composé par Masahiko Satô, célèbre jazzman d’avant-garde japonais, qui a aussi travaillé comme compositeur de bandes originales pour le cinéma et la télévison. Grace à Finders Keepers Records, la toute première réédition de cette BO introuvable est enfin disponible sous forme de vinyle. L’éditeur a pris la décision de n’y faire figurer que les compositions signées Masahiko Satô. Ainsi le thème principal du film interprété par Asei Kobayashi et Mayumi Tachibana, trop éloigné du caractère psychédélique de la musique du compositeur, ne fait pas partie de la tracklist. En revanche, on y trouve les morceaux interprétés par China tsu Nakayama (alors mariée avec Satō)  et notamment le morceau TBFS, absent du master original ainsi que de la version du film montrée en salle. Belladonna est sorti au Japon comme en Europe dans les années 1970. En revanche, le film sort pour la première fois en 2015 aux Etats-Unis. Après 43 ans, le chef d’oeuvre de l’animation japonaise est enfin sur grand écran en version restaurée 4K.

Le film a été nominé à l’Ours d’or de la Berlinale 1973 (Tonnerres lointains de Satyajit Ray remporta la prestigieuse récompense) et s’est également retrouvé en compétition


Présentation du films et animation du débat avec le public : Bruno Precioso

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