Bhumika



Dimanche 24 février 2019 à 17h00 – 17ième Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Shiam Benegal, Inde, 1977, 2h16, vostf
Film tourné dans les Studios de Bollywood (Bombay)

Evocation de la vie d’une grande vedette du cinema indien dans les années quarante. Ce film a ete tourné en langue hindi, celle des milliers de films commerciaux qui sortent chaque année des usines à rêves de Bombay.

Notre article

Par Josiane Scoleri

Lorsqu’on dit Bollywood, on pense immédiatement cinéma indien. Or, Bollywood ne représente que les studios de Bombay et les films tournés en hindi – la langue nationale officielle- et dans une moindre mesure en marathi – la langue de l’état de Maharashtra. Mais il existe en Inde 22 langues régionales officielles et pratiquement autant de « Wood » du cinéma. La production en tamoul, en telougou ou en malayalam (les grandes langues du Sud de l’Inde) talonne de près en nombre de films celle de Bollywood, mais au box-office, c’est encore et toujours les films en hindi qui remporte la palme avec 46 % des près de 4 milliards de tickets vendus tous les ans ! 2000 films en tout : les chiffres donnent le tournis. Dès juillet 1896, les frères Lumière organisent la première projection à Bombay, déjà. C’est là que seront tournés les premiers films muets avec des cartons en marathi. C’est tout naturellement à Bombay que naîtront plus tard les premiers studios.

Les premiers films s’inspirent du Mahabaratha, du Ramayana et des mille récits des dieux et déesses de la mythologie indienne. C’est à n’en pas douter une source inépuisable et à quelques exceptions près, la presque totalité des films produits en Inde (et pas seulement à Bombay), continueront à en faire leur miel jusqu’à la fin de la deuxième guerre mondiale. La veine ne s’est d’ailleurs jamais complètement tarie y compris de nos jours. Qui dit mythologie, dit a fortiori magie, événements surnaturels, enchantement et donc, en termes de cinéma : effets spéciaux, ou plus simplement effets de montage : apparitions, disparitions, changement de décor sans transition, ellipses spatio-temporelles, etc… Ces effets deviendront une des caractéristiques du cinéma hindi, même lorsqu’il en viendra à raconter des histoires de simples mortels. La vraisemblance, si chère aux Occidentaux, est le dernier des soucis des réalisateurs (et des spectateurs) indiens qui veulent avant tout du spectacle ! Couleurs, costumes chatoyants, figurants très nombreux, décors fantastiques, tout y est ! C’est après la guerre que naîtra un nouveau genre de films : le film masala. Masala veut dire mélange (comme dans chaï masala-thé avec un mélange d’épices – ou garam masala – mélange pimenté). Le film masala est un savant cocktail d’histoire d’amour, de danse et de chansons. Dès les premiers films parlants, les chansons étaient bien sûr présentes, mais c’est avec la possibilité du playback que l’industrie du filmi song a véritablement explosé. Les chansons sont chantées alors par des chanteuses et des chanteurs professionnels qui sont eux-mêmes des stars, au même titre que les vedettes de cinéma. La musique des films sort d’ailleurs longtemps avant les films eux-mêmes et elle constitue un marqueur sûr du succès ou de l’échec commercial du film. Et il arrive souvent que les spectateurs reprennent en chœur les paroles pendant la projection du film ! Du temps des cassettes audio, l’Inde toute entière bruissait des succès du moment ! Face au film masala, il y eut à Bombay relativement peu de représentants du ‘‘Cinéma parallèle’’ cher aux cinéastes bengalais, Satyajit Ray en tête qui bannit la musique de ses films, dans un pari à contre-courant on ne peut plus radical. Mais il nous faut tout de même citer Neecha Nagar (La ville basse) de Chetan Annand, qui eut le Grand Prix à Cannes en 1946. Film pionnier du réalisme social sur fond de conflit de classes et d’amour impossible. Encore faut-il le dire que la version envoyée à Cannes avait été amputée d’une chanson et de toutes les scènes de danse ! La version intégrale aurait-elle eu le prix ? On peut se poser la question.

C’est seulement au tournant des années 70 qu’apparaît le terme Bollywood. Le film Bollywood classique ajoute au cocktail masala une bonne dose d’action, voire de violence urbaine, dans les bas-fonds de Bombay. Fleurissent alors les films de gangsters, avec force fusillades et courses poursuite, des thrillers haletants où néanmoins les bad boys chantent et dansent tout autant que les good guys de naguère ! Cela dit, le public indien s’est finalement assez vite détourné de cette surenchère de violence et depuis les années 90, le new Bollywood est revenu à davantage de romantisme et de bons sentiments.

Le film que nous présentons cette année, Bhumika – c’est à dire le rôle – date de 1977. Il appartient à un mouvement qui comme le Parallel Cinema des années 50 voulait se démarquer du format Bollywood conventionnel pour explorer des voies plus personnelles, tant sur la forme que sur le fond, le New India Cinema. Mais ce qui fait l’originalité de ce film en particulier, c’est qu’il s’intéresse précisément à une star du cinéma hindi des années 40 et 50, Hansa Wadar, dont la vie se situe à mille lieux du modèle et du rôle traditionnellement attribués aux femmes dans la société indienne. Bhumika est en fait un film résolument féministe, même si son héroïne échoue la plupart du temps à se libérer des liens qui l’oppressent. Nous sommes à la fois plongés au cœur des studios – scène de tournage, mais aussi intrigues, manœuvres en tout genre, rencontres – et dans la vie de cette femme qui se sent à l’étroit dans les multiples rôles qui lui sont assignés, par sa mère, son mari, ses partenaires, les réalisateurs, etc…. Le titre est de fait lourd de sens. Le personnage est d’autant plus touchant qu’il ne cesse d’espérer, de lutter, quitte parfois à s’enfermer davantage encore. Par contraste, le réalisateur, Shyam Benegal, n’est pas tendre avec les personnages masculins, dont même ceux qui semblent sortir du lot, n’ont de fait pas grand-chose à offrir à Usha. Celle-ci va de déception en déception, et nous avec elle, puisque c’est par ses yeux et sa sensibilité que nous vivons le film. Dans sa construction, Bhumika alterne récit au présent en couleurs et flash-backs en noir et blanc qui font retour sur l’enfance et les différentes étapes d’une vie singulière, pleine de drames et de mélodrame, et pourtant aux antipodes des scenarios édulcorés où Usha/Hansa Wadar va exceller pendant si longtemps. La mise en scène est certes classique, mais elle s’avère très efficace pour dénoncer en creux les pesanteurs d’une société corsetée à l’extrême qui ne plaisante pas avec ses codes et ses principes dans son hypocrisie même.

Le dispositif du cinéma dans le cinéma fonctionne à merveille avec de très belles scènes comme celle où Usha encore adolescente, pleure à chaudes larmes dans une de ces grandes salles de cinéma face à l’écran immense où l’héroïne se retrouve dans une situation difficile. Chaque scène, chaque tranche de vie d’Usha, apporte une nouvelle épreuve, mais nous ne sommes pas pour autant dans un scenario à la Almodovar où l’accumulation de malheur finit par nous rappeler que nous sommes au cinéma ! Ici, nous restons avec Usha, du début jusqu’à la fin, non pas parce que nous savons que le scenario est tiré d’une autobiographie, mais parce que l’actrice que nous voyons à l’écran habite tellement son rôle que nous ne pouvons pas la quitter. Smita Patil a d’ailleurs obtenu cette année-là le prix de la meilleure actrice pour son rôle dans Bhumika. Elle n’avait que 22 ans et avait débuté quelques années plus tôt dans les premiers films de Shyam Benegal qui lança sa carrière. Le New India Cinema (que certains appelaient « small cinema » comparé aux grosses machines des studios) ne dura qu’une quinzaine d’années, vite délaissé par les producteurs qui ne le trouvaient pas assez rentable et finalement assez vite oublié des cinéphiles. C’est bien dommage : Il est donc temps de le redécouvrir à CSF ! Josiane

Sur le web

Inspiré des mémoires d’Hansa Wadkar, scandaleuse actrice des années 40, Bhumika, drame intimiste et magnifique portrait de femme, accompagne son héroïne Usha (Smita Patil) sur les chemins tortueux de l’émancipation. Usha est une actrice adulée et surexploitée. Soumise à un rythme de travail infernal, elle doit encore se battre becs et ongles contre son gros jaloux de mari qui vit sans souci à ses crochets tout en la culpabilisant sur ses faits et gestes dès qu’elle rentre du studio. Le quittant pour la énième fois, la jeune femme s’éloigne pour faire un point et revoit les événements fondateurs d’une existence qui ne la satisfait guère.

C’est l’occasion pour le réalisateur, Shyam Benegal, d’user de différentes palettes selon l’époque où se situent les flashbacks : noir et blanc contrasté pour l’enfance — passage émouvant fortement influencé par le Pather panchali de Satyajit Ray_1955 — bercée par les rythmes du sitar, sépia pour l’insouciante adolescence, couleurs saturées pour les tournages des comédies musicales et teintes plus réalistes pour accompagner la morne réalité de la vie moderne.

Née rebelle et issue d’une caste inférieure, petite fille d’une musicienne accomplie, Usha est autant soumise aux ambitions d’une mère qui l’exhorte à s’élever par un beau mariage qu’à son esprit d’indépendance qui lui fera commettre l’irréparable, épouser à la fin de son adolescence un « ami de la famille », qui l’a poussée dès son plus jeune âge dans les griffes des studios de Bollywood. Devenu soutien de famille, Usha va dès lors devoir renoncer à son rêve, celui de devenir une mère et une épouse accomplies (Nous sommes en Inde où les valeurs familiales n’ont pas de prix, ne l’oublions pas) et continuer de tourner inlassablement dans des films que son époux/agent/maquereau choisit pour elle. Mais cette activité frénétique ne suffit pas à combler le vide abyssal de sa vie. Pas plus que la maternité. Ne parvenant pas à faire la part entre la créature satisfaisant aux canons du cinéma commercial qui surgit dès le clap et sa véritable personnalité, Usha va se bercer d’illusions et se perdre plus souvent qu’à son tour.

Bhumika, sous ses dehors féministes en diable, propose également de cruels portraits de la gente masculine, manifestement peuplée d’oppresseurs, de lâches, voire de crétins égocentriques. Usha n’aura décidément pas de veine avec les hommes, qu’il s’agisse de son paternel, Brahman certes mais alcoolique, violent et bientôt trépassé, de son partenaire (Anant Nag, parfait avec ce qu’il faut de fatuité. Il faut le voir remettre en place un accroche cœur pour comprendre qu’il ne sera jamais le héros de la banalité de son quotidien), de son tyran de mari (le huileux et dégoutant Amol Palekar) qui la traine parfois devant l’autel pour qu’elle jure sur les dieux qu’elle lui obéira — la diablesse, n’étant pas à une insubordination près, ne promettra jamais que de suivre ses propres volontés — et du réalisateur avant-gardiste qui la saoule de belles paroles et de réflexions existentialistes mais se dégonflera comme une triste baudruche au moment de passer à l’acte (Naseeruddin Shah, excellent en intello fat).

Quant à l’arrogant homme d’affaires prêt à l’aider à abandonner paillettes et renommée — l’inquiétant Amrish Puri vu en 1984 dans Indiana Jones et le temple maudit de Steven Spielberg — qui ne souhaitera rien tant que de la cloitrer jusqu’à ce que mort s’ensuive en sa superbe demeure où elle pourra tout à son aise dans cette cage dorée servir encore et toujours son maître et sa famille, il aura singulièrement un effet cathartique sur Usha, devenu gardienne d’un foyer certes, mais rabaissée au rang de courtisane.

Comprenant enfin que l’indépendance et la liberté passent inévitablement par l’acceptation de la solitude, et qu’il est grand temps de cesser de jouer les rôles que les sens ou la société nous poussent à embrasser, Usha, dans un sursaut refusera d’accomplir son devoir de mère. Terrible constat d’échec sans doute, mais un triomphe pour Usha engluée dans une communauté bien pensante où il n’est guère aisé pour une femme de s’affranchir sans choquer le chaland.

Shyam Benegal a trouvé en Smita Patil une interprète de rêve. Agée d’à peine 22 ans Smita Patil fait montre d’une extraordinaire maturité dans ce rôle qui lui vaudra le National Film Awar. Endossant le rôle d’une actrice qui n’avait guère envie de l’être, la comédienne accomplit là un remarquable tour de force, passant tour à tour de l’expressionnisme mutin d’Arshivai – son nom de scène – à un jeu nuancé tout en retenue dès lors qu’elle revêt les oripeaux de l’indomptable Usha.

Le réalisateur ayant entrepris de recréer avec le respect nécessaire et un savoir-faire savoureux la folle atmosphère régnant sur les plateaux de Bollywood, il en a de fait tiré la substantifique moelle qui fait le charme des productions populaires. Bhumika est ainsi rythmé par des extraits de films dans lesquels s’est illustrée Usha, passions vertueuses, amours tourmentés ou drames mythologiques abominables, qui sont, avouons-le, à se tordre. Et le rire sera le bienvenu en 2h30 de film même si l’heure n’est pas à l’humour mais à la prise de conscience…(Lesnuitsduchasseurdefilms.com)

«…Sur fond de plateaux de cinéma, Benegal conte la trajectoire d’une femme opprimée qui se cherche. Une Nuit américaine made in Bombay, plus mélodramatique que celle de Truffaut, par l’un des réalisateurs les plus célébrés en Inde, mais encore peu connu en France. Une curiosité, donc. Bhumika est plein de nostalgies entremêlées. Nostalgie, d’abord, de Benegal lui-même pour le cinéma indien, chanté et dansé, à l’apogée de l’ère des studios. Usha tourne dans des films. Benegal filme Usha. Explosion de rose indien, de vert anisé, de jaune safrané et de rouge sang qui fleurent bon la magie de l’Orient en Technicolor. Ce sont les couleurs des films populaires de l’époque, que le réalisateur reproduit ici avec fidélité.

Nostalgie d’Usha, ensuite, pour son enfance, en forme de flash-back en noir et blanc et en sépia. Usha, qui va de prison en prison (sa mère, son mari, son amant), se souvient : son existence certes misérable, entre une mère acariâtre et un père alcoolique, mais illuminée par des moments de grâce, quand sa grand-mère lui apprend à chanter. Nostalgie du mari, enfin, pour un monde en train de disparaître. Dans son regard embué d’alcool, c’est l’Inde tout entière qui se noie. La société change, les traditions vacillent, les femmes ont appris à dire non. Usha va partir, le quitter. Keshaw, pitoyable, ne veut pas renoncer au temps des privilèges. Ce temps béni où Usha, encore petite fille, lui promettait, docile, de devenir sa femme. Benegal reprend avec Bhumika l’un de ses thèmes favoris : le destin d’une femme opprimée qui s’éveille. Mais ce qu’il dit surtout, à travers le voile de mélancolie qui enveloppe le film, c’est la difficulté de se débarrasser de ses chaînes, lorsque celles-ci ont toujours accompagné vos pas.» (telerama.fr)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri

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Entrée : 7,50 € (non adhérents), 5 € (adhérents CSF et toute personne bénéficiant d’une réduction au Mercury). Adhésion : 20 €. Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier.

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