Vendredi 22 novembre 2019 à 20h30
Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice
Film de Claude Schmitz – France – 2019 – 1h25
Thomas et Francis braquent Wilfrid, propriétaire d’un ensemble de carwash. Contre toute attente, celui-ci se montre ravi de cette compagnie venant égayer sa vie solitaire, et les autorise à piquer dans la caisse. Bientôt, Hélène et Lucie, deux copines du Sud, les rejoignent pour profiter de l’été à Poitiers.
Notre article
par Bruno Precioso
Théâtre et cinéma entretiennent depuis les débuts du 7ème art des liens de cousinage étroits, qui ont vu certains grands réalisateurs mener de front leur travail de mise en scène avec ou sans caméra ; le Belge Claude Schmitz aime à citer Pasolini et Fassbinder (ainsi qu’un film rare : Stranded in Canton, du photographe William Eggleston), et pose d’emblée les jalons de ses influences. Il est quant à lui tard venu à la réalisation, formé et poli d’abord à l’univers de la mise en scène théâtrale. En tant que metteur en scène au Théâtre National de Wallonie de Bruxelles depuis 2006 puis qu’artiste-associé au théâtre de Liège (jusqu’en 2022) et collaborateur régulier de multiples scènes wallonnes, il s’illustre dans nombre de festivals européens, de la Flandre à l’Autriche.
Depuis ses premières collaborations liégeoises en 2006 à 27 ans, il développe une écriture très personnelle autour de partitions scéniques qui comportent des dialogues très écrits et des indications visuelles précises touchant tous les éléments visuels (scénographie, lumière, déplacements). Certains comédiens sont des fidèles qui reviennent de pièce en pièce et accentuent, d’un spectacle l’autre, l’effet d’écho définissant peu à peu la cartographie d’un univers mental singulier et poétique. Depuis l’ouverture de l’homme de théâtre au cinéma se fait non pas en préférant l’un à l’autre, mais par glissements et contamination mutuelle : « Depuis quinze ans j’invente et crée des spectacles avec un groupe de personnes venant d’horizons très différents. Certains sont acteurs de formation, d’autres viennent du monde du rock, d’autres encore n’ont aucun rapport avec les arts. C’est une sorte d’alliance amicale et sauvage. Parallèlement, j’ai commencé il y a cinq ou six ans à faire des films, toujours avec les mêmes personnes et selon la même logique de travail. »
L’art ou la vie (T. Todorov)
Claude Schmitz réalise en 2016 le premier de ses 3 films, Le Mali, (en Afrique), dans lequel trois protagonistes fuyant la crise européenne en voiture tombent en panne à proximité d’un domaine isolé où ils attendront longuement (éternellement ?) non pas Godot, mais la réparation du véhicule qui devait les conduire vers des horizons plus fantasmés que rêvés. On est déjà là dans cet étirement du temps qui est la matière du travail du metteur en scène, cette vacuité apparente où c’est la vie qui trouve la voie pour s’immiscer et remplir l’espace. Ce Mali (en Afrique) est par ailleurs l’un des piliers de la pièce que monte en 2018 Claude Schmitz, Darius, Stan et Gabriel, contre le Monde méchant au cours de laquelle le moyen-métrage est projeté sur la scène où les personnages à l’écran font réagir les comédiens… qui pour partie sont les mêmes. L’ubiquité est à la fois l’occasion d’un jeu entre les supports et le dévoilement paradoxal du statut des acteurs puisque chaque incarnation sur scène et à l’écran trahit l’autre. Après ce premier film d’une heure écrit et monté en même temps que la pièce qui lui répond, Claude Schmitz réalise un deuxième opus très remarqué malgré un format ingrat de 30 minutes : Rien sauf l’été. Dans cette narration aux allures de surplace, tournant dans un même territoire – géographique et humain – sans pour autant tourner en rond, mais brouillant la temporalité à l’intérieur de l’intervalle, le Belge convoque sa ‘‘troupe’’ pour un carrefour de tranches de vie sans véritable début ni fin : déambulations, bribes de conversations, éclairs fugaces et isolés, images fortes qui ne se posent jamais comme allégoriques… tout une poétique anti-spectaculaire prend place sans s’imposer, et l’art fait la part belle à la vie comme rarement elle se montre à l’écran.
L’histoire de Braquer Poitiers s’inscrit fort logiquement dans la continuité de ce projet théâtral-cinématographique qu’on hésite à accorder au pluriel, voire à caractériser à partir d’un quelconque étiquetage artistique puisque comme le dit Claude Schmitz avec sincérité : « Je pense que je suis un amateur dans tous les sens du terme. Je n’ai pas de profession. Je tente juste de composer avec le vivant et de relater quelque chose de notre époque, peu importe le médium. » …
Une poétique de l’attente
Composer avec le vivant, relater quelque chose de notre époque ; l’ambition est à la fois modeste et considérable – et sans doute assez proche des racines du cinéma. Et peu importe, en effet, le medium et même les cadres commerciaux habituels : d’abord court-métrage à la limite du format (59 minutes) et récompensé au festival de Clermont sous cette apparence, le film sort comme premier long du réalisateur belge mais de son propre aveu il pourrait encore évoluer : « Le long ne constitue pas une fin en soi. Ce sont les rencontres et les sujets qui déterminent un format. Mais grossièrement oui, il y a un projet de long métrage, d’autres de films plus courts et puis au moins un spectacle. Quand on tournait Rien sauf l’été comme pour Braquer Poitiers, je n’avais aucune idée de la durée que feraient ces films. »
Le caractère protéiforme de l’objet est l’essence même du travail collectif dont Claude Schmitz se veut le catalyseur, raison pour laquelle il ne considère pas être le scénariste de son film : chacun contribue à tracer la feuille de route au jour le jour d’un film qui s’invente collectivement, s’improvise, et ne se cherche surtout ni une esthétique « cohérente » (c’est-à-dire artificielle et appropriée par un seul), ni une forme achevée (c’est-à-dire morte). Sans trop exagérer la portée philosophique du travail de Claude Schmitz – ni la négliger à vrai dire – il est certain que le réalisateur propose d’entrer dans une démarche politique au sens strict et offre les espaces de pensée nécessaire pour rester libre devant ce Braquer Poitiers. Le film de Claude Schmitz a concouru avec succès dans une dizaine de festivals, sous ses deux longueurs, mais c’est le long qui a été diffusé au centre Pompidou en juin dernier ; il y a reçu le prix Jean Vigo, attribué depuis bientôt 70 ans à un film au nom de son originalité et de son indépendance d’esprit… A ce titre sans le moindre doute, Braquer Poitiers (dans toutes ses longueurs, sans préjuger de sa possible irruption sur la scène d’un théâtre bruxellois) mérite amplement la distinction que lui a remise le jury 2019.
Sur le web
Claude Schmitz est diplômé de L’Institut National Supérieur des Arts du Spectacle (INSAS) et est actuellement en compagnonnage au Théâtre de Liège (2018-2022). Il créé et met en scène de nombreuses pièces, dont Darius, Stan et Gabriel contre le monde méchant. De cette expérience du théâtre, le cinéaste garde le goût d’une forme d’improvisation, d’une place laissée à l’imprévu. Claude Schmitz est également le réalisateur du clip This Light du groupe belge Girls in Hawaii. Dans This Light, il filme Hélène Bressiant et Marc Barbé, qui réapparaissent dans Braquer Poitiers. Il a aussi réalisé plusieurs films dont Le Mali (en Afrique) (Prix Format Court – Brive 2016), Rien sauf l’été (Grand Prix Europe et Mention des Distributeurs – Brive 2017).
Braquer Poitiers est né d’un pari improbable avec le comédien Wilfrid Ameuille. Le metteur en scène Claude Schmitz se rappelle : « Quand je tournais mon film précédent (Rien sauf l’été, 2017), Wilfrid est passé presque par hasard sur le tournage. Je le connaissais à peine, je savais simplement que c’était un ami de mon oncle. Il m’a parlé de son travail, de sa solitude… Finalement, il a tourné dans deux scènes sans être gêné le moins du monde par la caméra. Pendant cet été, notre communauté éphémère a sans doute représenté pour Wilfrid quelque chose qu’il recherchait et désirait pour lui-même. C’est, je pense, la raison pour laquelle il m’a proposé spontanément de venir faire un film chez lui. Invitation à laquelle j’ai répondu par une provocation amusée : « , mais alors tu le produis et tu y joues ton propre rôle ». Je savais qu’il dirigeait une chaîne de stations de lavage de voiture dans la région de Poitiers. Il a pris la proposition au sérieux et a accepté.Pour lui, c’était à la fois l’occasion d’apporter de la vie autour de lui et de faire vivre son hameau, qui lui tient très à cœur. »
Claude Schmitz explique ce qui l’a intéressé dans la personnalité de Wilfrid : « Wilfrid a une personnalité complexe, souvent contradictoire, c’est également un poète. Pas au sens strict – même s’il lui arrive d’écrire – mais disons que sa vision du monde est assez atypique. Lorsqu’on discute avec lui, on a la sensation de suivre en temps réel le fil de sa pensée, car c’est quelqu’un qui se livre. C’est à la fois intense et touchant. De façon générale, j’ai toujours été attiré par les personnalités qui s’inscrivent dans une certaine marge et qui ont un rapport particulier au monde. C’est toute la problématique de Wilfrid : comment évoluer dans une société où sa façon de penser et de vivre est perçue comme une étrangeté.«
Claude Schmitz n’avait pas d’idées préconçues sur l’histoire du film. Il tournait chronologiquement, captant au jour le jour les relations entre ses comédiens, et discutait le soir avec eux de l’avancée du projet. Le but était de capter des instants de vérité, et d’insuffler de la vie dans les images: «Le tournage a duré neuf jours. Ce sont les arrivées et les départs des acteurs qui ont provoqué les rebondissements du récit. Il fallait tourner les scènes selon les disponibilités des uns et des autres. Si leurs emplois du temps avaient été différents, le film l’aurait été également. Nous tournions donc chronologiquement et, d’une certaine manière, je jouais le rôle de script : je m’efforçais de mémoriser les détails de chaque scène pour tourner la scène suivante, mais sans jamais prendre de notes. Nous avons inventé les péripéties de ce petit groupe en les tournant au jour le jour. Aucune scène n’avait été écrite ni répétée, il n’y avait ni plan de travail, ni scénario. Et chaque soir, nous regardions les rushes tous ensemble, ce qui nous permettait de trouver des idées pour le lendemain et de déterminer s’il fallait instiller un peu de tension ou de relâchement… Je décidais le jour même. J’aime l’idée d’avoir un point de départ sans connaître à l’avance le point d’arrivée. Et c’est justement parce que j’ai des notions de dramaturgie que je n’ai pas peur de me retrouver jusqu’à un certain point dans une situation incertaine.»
L’enjeu de ce tournage était de se placer dans un état de disponibilité totale. Claude Schmitz n’impose rien aux acteurs : pour eux, il s’agissait moins d’improviser que de se fondre dans l’instant présent. Il précise : « L’objectif était d’atteindre un équilibre subtil et indistinct entre fiction et réalité, ce qui impliquait de rester attentif aux accidents et aux opportunités. En général, nous faisions une à trois prises maximum, afin de garder la spontanéité. Par exemple, le jour de la fête de la musique, nous nous sommes rendus à Poitiers pour voir ce qui allait se passer. Un autre jour, nous nous apprêtions à passer la journée au Futuroscope, mais comme le prix d’entrée était hors budget, nous nous sommes rabattus sur la Planète des Crocodiles. Nous avons inventé la scène de flirt entre Francis et Hélène en tombant par hasard sur des ruines alors que nous visitions la région. Nous prenions nos repas ensemble et la caméra tournait. Quand Francis se met à chanter Brel, c’est parce que la chanson passait dans une playlist au même moment…«
Interrogé sur la deuxième partie du film, Claude Schmitz confie: «Au final, c’est Wilfrid qui, à sa manière, a braqué Braquer Poitiers . Ce qu’il y a mis en jeu, c’est littéralement sa vie. Son besoin de se réinventer et de reconsidérer son rapport à la société y est constamment exprimé. Sa quête d’amour et de fraternité a été révélée par le film, et, en retour, il a réclamé que le cinéma lui permette de mener à terme cette catharsis. Il a eu cette formule, qui m’avait frappé : « Ce film c’est ma vie, et ma vie c’est ce film ». Si, dans Braquer Poitiers, c’est le cinéma qui s’est invité à la table de Wilfrid, la deuxième partie témoigne du désir de Wilfrid de ramener la fiction dans son quotidien afin de trouver une résolution à l’équation fiction / réalité. Voilà pourquoi nous ne poursuivons pas dans cette deuxième partie l’aventure des braqueurs mais celle de notre rencontre avec Wilfrid…Pour moi, l’histoire entre Wilfrid et les braqueurs était terminée. Ce qui n’était pas clôturé en revanche, c’était le récit de notre rencontre à nous tous. Nous avions peut-être encore des choses à nous dire mais à un endroit qui devait être dépouillé de certains oripeaux de la fiction. Dans ce segment, les « cagoles » perdent leurs accents, Hélène et Lucie sont là en tant qu’actrices et amies, Thomas qu’on avait cru mort est évidement toujours bien vivant (et il a d’ailleurs changé physiquement) et Francis, par contre, est assez proche de ce qu’il était dans Braquer Poitiers … parce que Francis est quelqu’un de constant dans la vie. Chacun, à son niveau, se dépouille de quelque chose : qu’il s’agisse d’une barbe ou d’un accent et on retrouve les personnes hors de tout scénario, mais dans le même endroit et en hiver. Forcément, ce qui s’y dit est moins léger. En filigrane, chacun y parle de ce que cette aventure de cinéma a déposé en lui. Les gens font une sorte de bilan. C’est plus sombre que Braquer Poitiers , car il y a des moments qui abordent de façon frontale la question de la solitude alors que dans Braquer Poitiers on parlait plutôt de la communauté… Je voulais par ailleurs aller au bout d’une démarche qui interroge les rapports entre fiction et réalité et voir jusqu’où l’une nourrit l’autre ou comment les deux se cannibalisent. C’est une partie un peu déstabilisante mais nécessaire, je pense.»
Interrogé sur sa troupe de comédiens, Claude Schmitz explique : «À part Hélène Bressiant, Lucie Guien et Marc Barbé, il n’y a pas d’acteurs « professionnels» dans Braquer Poitiers. J’ai rencontré Francis Soetens dans un bar, la nuit. Ivre, il y chantait du Brel. Il était chanteur de rues (La séquence où il chante sur du Jacques Brel est un souvenir de ce passé). Olivier Zanotti est soudeur en ce moment. Thomas Depas fait des films… Bref, cette « troupe » est le fruit d’une succession de rencontres. Ce n’est d’ailleurs pas véritablement une troupe, mais un rassemblent d’individualités, une sorte d’« alliance sauvage ». Ce qui m’intéresse chez chacun d’entre eux, c’est leur imaginaire, leur rapport au monde, leur manière de s’exprimer. Leurs textures de langage, leurs expressions, je ne pourrais pas les inventer. Je ne pense pas à des personnages quand je travaille avec eux. J’essaie d’être sensible à ce qu’ils vivent réellement et à ce qu’on vit ensemble et je construis autour.»
Braquer Poitiers a obtenu les prix suivant : Prix Jean Vigo 2019, FID Marseille 2018 – Prix du public, Valdivia 2018 – Grand Prix du jury, Rotterdam 2019 – Bright Future, First Look Museum of The Moving Image New-York 2019, Festival du cinéma de Brive, 2019 – Prix Ciné+, Clermont-Ferrand 2019 – Prix Egalité et Diversité, Champs-Elysées Film Festival 2019 – Prix du Jury Etudiant.
«…Braquer Poitiers impressionne par sa spontanéité et la cohérence du résultat final. Une de ses réussites est d’accompagner le retournement de situation initial d’un renversement du rapport de force et, plus largement, d’une subversion des valeurs…Entre conte rohmérien, fable chevaleresque et film de gangsters, Braquer Poitiers trouve lui aussi son harmonie dans le mariage d’éléments disparates.» (critikat.com)
«…Le braquage sert de prétexte à Claude Schmitz pour scruter les relations qui se tissent entre ses personnages, au fil du séjour qu’ils passent ensemble. Badinages, rires, engueulades, les protagonistes, en apparence très différents, font communauté. Braquer Poitiers trouve ainsi un écho presque rohmérien dans les troubles qui habitent ses personnages. La saisonnalité des deux chapitres rappelle Les Contes des quatre saisons, l’été pour la légèreté, l’amitié, les fêtes et les discussions au bord de la rivière ; l’hiver pour la solitude, l’introspection au coin du feu et la dissection des sentiments. Entre fiction et documentaire, laissant libre cours à l’improvisation de son casting de professionnels et d’amateurs, Claude Schmitz créé une atmosphère avec trois fois rien. Le grain de la pellicule capte les variations de la luminosité des paysages, les couchers de soleil, les feux de la Saint-Jean ou les visages des deux belles actrices dans des cadres quasi-picturaux…La particularité de Braquer Poitiers est sa structure. Le deuxième chapitre constitué par un épilogue est en réalité un ajout à ce qui était au départ un court métrage de 59 minutes, sur demande de Wilfrid lui-même qui souhaitait poursuivre cette aventure humaine. Cet ajout, au sein d’une fiction réaliste, constitue un « twist » inattendu. Le film est tel un livre dont on tournerait les pages. Wilfrid, à la vie comme à l’écran, est un amoureux des mots, il écrit de la poésie et réprimande les jeunes qui le surveillent pendant sa pseudo-séquestration, car ils sont incapables de faire le distinguo entre une barrière, un grillage ou une clôture. D’ailleurs chaque personnage semble tiré d’une fable. Celle-ci pourrait s’intituler « les braqueurs, les cagoles, les dealers et Wilfrid ». Les mots ont leur importance, les silences aussi. Francis, rustre au grand cœur, fait surgir une belle émotion quand il interprète Ces gens-là de Jacques Brel, entre deux gorgées de Kro. Si la première partie se suffirait à elle-même, ce curieux épilogue permet de mettre en perspective le premier chapitre, de prolonger pour les personnages et pour le spectateur le plaisir de l’émotion et la consolidation d’amitiés pérennes.» (lesecransterribles.com)
Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.
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