Félicité



Mercredi 02 Mars 2022 à  20h – 19ième  Festival

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Alain Gomis, Sénégal, 2017, 2h03, vostf

Félicité, libre et fière, est chanteuse le soir dans un bar de Kinshasa. Sa vie bascule quand son fils de 14 ans est victime d’un accident de moto. Pour le sauver, elle se lance dans une course effrénée à travers les rues d’une Kinshasa électrique, un monde de musique et de rêves. Ses chemins croisent ceux de Tabu.

Notre article

par Bruno Precioso

« L’histoire de ce gosse était aussi liée à celle de sa mère que l’on soupçonnait de pratiques obscures. Cette réalité simple qui confronte l’invisible au quotidien est à la base du film. J’avais envisagé alors une sorte de Faust… et puis j’ai rencontré la musique du Kasai Allstars qui contenait tout cela. » Comme le racontait Alain Gomis lors de la réception de l’étalon d’or du Fespaco en 2017 (après avoir remporté pour sa première mondiale le Grand Prix à Berlin), une voix peut inspirer un film. Ici c’est celle de Muambuyi, la chanteuse du Kasai Allstars, qui a d’abord guidé le réalisateur franco-sénégalais pour construire le personnage de Félicité : il la rêvait moins jeune, peut-être plus visiblement abîmée par la vie que Véronique Tshanda Beya Mputu, d’abord pressentie pour un rôle secondaire ; des essais auxquels elle s’est rendue par hasard ont imposé la Congolaise pour porter le film. Pour son 4e long-métrage de cinéma, le premier centré sur un personnage féminin, Alain Gomis voulait rendre hommage « à des personnages existants, des femmes dont [il est] proche, au Sénégal principalement » et moins maîtriser les réactions de son personnage, se laisser entraîner hors de son territoire. Son héroïne est jeune, certes, mais la vie n’a guère épargné Véronique Mputu : après ses études (sciences commerciales et marketing), à la suite de la mort de ses parents, elle est logée avec sa fille d’un compagnon tôt tué par balles, par sa sœur à Kinshasa où elle vit de petits boulots, notamment comme vendeuse de vêtements ambulante, dans la rue. L’étrange coïncidence entre sa vie est l’histoire de la Route de la faim, le roman-monde du Nigerian Ben Okri qui accompagne le réalisateur depuis son précédent film (Aujourd’hui, 2013) achève de le convaincre qu’il tient là son personnage principal. De la vie de Véronique Félicité se nourrit ; de celle de Gomis aussi, qui pour la première fois intègre dans son film une part de sa douleur pour la dépasser, la poser comme extérieure, et partant la comprendre mieux. A 45 ans, le franco-sénégalais tourne depuis 20 ans déjà, après des études d’histoire de l’art et une maîtrise d’études cinématographiques à la Sorbonne, puis les ateliers vidéo qu’il a animés pour la ville de Nanterre. Ses films sont mûris, rares, mais tous teintés d’une énergie et d’une urgence qui inonde ce nouveau long, oscillant entre le trivial et le sacré, entre le chaos d’un monde qui semble ne savoir que se défaire, toujours au bord de l’explosion, et la puissance de réconciliation et que porte la voix de Félicité, dont l’harmonie conjure la nuit. Ici le chant et la musique comptent autant que les dialogues ; la musique du groupe jouée en direct des Kasaï Allstars, qui mélangent tradition et électro comme au temps du légendaire concert de 1974, où ce pays en quête de nom s’appelait Zaïre et pouvait encore se rêver un futur exemplaire ; la musique d’Arvo Pärt, jouée par l’Orchestre symphonique de Kinshasa et qui vient porter un surprenant contrepoint universel qui rappelle aussi l’importance et la variété de la musique au pays de la rumba. La référence musicale est partout, du classique (et éponyme) Félicité de Joseph Kabasele, connu de tous depuis les années 1950, et que Tabu susurre doucement à l’oreille de sa Félicité (« Félicité, Jolie fille à la beauté légendaire, En ce jour Tu as le monde entier sous ton talon. Légèrement penchée, Tu miroites les beautés écarlates du paradis. Je m’abandonne Tout entier en toi. ») au non moins fameux « Article 15, Beta Libanga » chanté par Pépé Kalle en 1985, ici malicieusement suggéré. La référence n’est pas érudite, toujours du côté de la culture populaire. Elle n’est pas gratuite non plus : la musique à Kinshasa est à la base de toute réaction de survie, notamment chez les plus démunis. On se contentera de rappeler le documentaire Benda Bilili que n’eût pas renié Dieudo Hamadi, le jeune documentariste qui ouvre à Alain Gomis les portes de la capitale congolaise. L’ambition est de remuer ciel et terre, vocalement, musicalement. Musculairement, car une vie en dépend. Et lorsque l’énergie laisse place à l’épuisement et l’égarement dans cette ville de violences, où l’argent, qui n’est nulle part, est réclamé tout le temps et ne sauve rien, le cinéma de Gomis suggère au spectateur de s’abandonner comme Félicité découvre qu’elle peut le faire. Le chaos de Kinshasa, le film parfois énigmatique en recompose l’étrangeté avec une audace incroyable, prêt à perdre en route son héroïne et, tout aussi bien, à déboussoler le spectateur. Mais comme le roman de Ben Okri déploie un univers où la réalité, le rêve et la magie s’entremêlent en permanence jusque dans le bar de Madame Koto où vin de palme, esprits et sorcellerie peuvent conduire à la mort, Félicité invente son langage de cinéma. Il cultive la fluidité et laisse filer ses personnages, pour mieux fusionner avec eux. Il serait en tout état de cause illusoire de chercher à retenir quiconque dans une conception du monde où magique et réel s’interpénètrent jusqu’à devenir impossibles à distinguer l’un de l’autre, se nourrissant mutuellement. Tout, dans le film, balance entre deux états et entre deux mondes, entre visible et invisible ; des signes discrets mais récurrents, des apparitions furtives témoignent de cet autre monde, affleurant sous le réel, comme la double identité musicale de cette monstruopole se résout en contrastes brutaux à l’occasion de spectaculaires scènes musicales : à l’inquiétude bleutée des interludes symphoniques succède l’ivresse rougeoyante de la transe des Kasai Allstars. La musique est bien le courant alternatif qui parcourt ce long métrage aimanté par les ténèbres auxquelles elle ne cesse de l’arracher, dans un insatiable sursaut vital.

Sur le web

Alain Gomis a voulu faire ce film pour parler de femmes courageuses dont il est proche, qui n’acceptent pas la compromission et ne plient pas sous les coups. A cela est venu se greffer l’accident de l’un de ses jeunes cousins qui a perdu sa jambe (parce que mal soignée). Le réalisateur confie : « L’histoire de ce gosse était aussi liée à celle de sa mère que l’on soupçonnait de pratiques obscures. Cette réalité simple qui confronte l’invisible au quotidien est à la base du film. J’avais envisagé alors une sorte de Faust… et puis j’ai rencontré la musique du Kasai Allstars qui contenait tout cela. » Félicité est le premier film d’Alain Gomis centré sur un personnage féminin. Le metteur en scène justifie ce choix par le fait qu’il voulait se sentir moins proche de son personnage principal pour moins maîtriser les choses et changer de territoire.

L’action de Félicité se déroule à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo comportant plus de 12 millions d’habitants. Alain Gomis ne connaissait pas cette ville qui lui procurait un sentiment de peur et de fascination. C’est le côté contradictoire de cette mégalopole qui a poussé le cinéaste à y poser sa caméra (Kinshasa est à la fois très riche au niveau des ressources naturelles mais très pauvre économiquement) et également ce faux article de la constitution disant « Débrouillez-vous« . « Il me semblait que ces personnages, sans structures pour les soutenir, avaient la puissance de personnages presque mythologiques. Face à eux-mêmes et rien autour pour les amortir. J’avais des personnages nus et du coup, d’une force rare« , note Gomis. Dieudo Hamadi, un jeune documentariste congolais, a pu mettre en contact Alain Gomis avec le régisseur producteur Roger Kangudia qui a pu aider le metteur en scène à trouver les lieux qu’il voulait filmer à Kinshasa. « Le coeur de la possibilité d’un film dans ce genre de cas, c’est la régie et la production exécutive, en l’occurrence Oumar Sall, le coproducteur sénégalais. S’ils sont bien connectés, savent se mouvoir dans les différents endroits où on espère tourner, s’ils savent discuter, intégrer la population au film, on peut filmer partout.« 

Le groupe Kasai Allstars, qui a créé une musique traditionnelle qui s’est urbanisée, alliant tradition et modernité, a aussi joué quant au choix de Kinshasa comme cadre spatial de Félicité. Pour Alain Gomis, cette musique incarne parfaitement la ville africaine. C’est en visionnant une vidéo du groupe congolais Kasai Allstars qu’Alain Gomis a découvert Muambuyi, une chanteuse. Sa voix et sa personnalité ont permis au réalisateur d’imaginer une histoire autour de la lutte quotidienne d’un personnage féminin. Mais Muambuyi étant trop âgée, il a préféré choisir quelqu’un d’autre. Au départ, Gomis voyait Véronique Beya Mputu dans un petit rôle parce qu’il la trouvait trop jeune et trop belle pour incarner le personnage principal, puis la comédienne (qui avait fait du théâtre) s’est petit à petit imposée dans la peau de Félicité.

Le roman La Route de la faim du romancier et poète nigérian Ben Okri relatant le parcours initiatique d’un jeune garçon « enfant esprit » (refusant de vivre sur terre et faisant le pacte de mourir le plus rapidement possible pour retourner dans un monde merveilleux) a servi de référence à Alain Gomis pour son film. C’est l’acteur et musicien Saul Williams (il avait le rôle principal dans Aujourd’hui) qui avait fait découvrir le livre au cinéaste.

Félicité a obtenu l’Ours d’argent au Festival de Berlin et l’Etalon d’or au FESTPACO (Festival Panafricain du Cinéma et de la Télévision de Ouagadougou).

Félicité est une femme à la personnalité si débordante que son prénom et le titre du film se superposent. Dès la première image, son visage emplit l’écran, sa voix percute les murs de ce bar miteux du cœur de la capitale du Congo. Jusqu’à présent, les films d’Alain Gomis étaient centrés sur des histoires masculines (Andalucia). Ces dernières années l’ont mis en contact avec bon nombre de femmes fortes, de celles qui n’acceptent pas la compromission et dont la droiture a fait naître chez lui une réelle admiration néanmoins mâtinée de scepticisme quant à cette capacité de plier la vie à sa volonté. Tout en restant fidèle à la dialectique de la lutte et de l’acceptation qui traverse ses films, c’est donc à une femme forte et fragile qu’il consacre son quatrième long-métrage.

Dans ce bar de Kinshasa où la grâce et la voix rauque de Félicité attirent la foule, la caméra slalome entre les clients, ceux qui laissent de généreux pourboires ou ceux qui, ivres, tiennent des propos déplacés et qu’elle sait parfaitement remettre à leur place. Elle aime sa vie indépendante et son métier mais elle se méfie des hommes. Son mari, machiste et ingrat, lui a laissé un trop mauvais souvenir. Elle est fière de vivre seule dans cette ville africaine où le « Débrouillez-vous » est érigé en diction populaire.

Si la réparation d’un frigo prend l’allure d’une aventure aux pièges multiples, il lui donne l’occasion de découvrir une autre facette de ceux qui viennent s’enivrer tous les soirs dans le bar où elle se produit. C’est le cas du jovial Tabu, coureur de jupons et poivrot notoire qui, à force de douceur et de services rendus, saura trouver le chemin de son cœur. Pourtant, elle continue à ne vouer sa vie qu’à un seul homme : son fils. Aussi, quand celui-ci est victime d’un accident, Félicité tombe le masque. Mue par une solidarité familiale qui n’est pas sans rappeler celle des personnages chers au réalisateur philippin Brillante Mendoza, elle va tenter de trouver l’argent nécessaire à l’opération de son fils par tous les moyens. Car ici, point d’état providence. Pour être soigné correctement mieux vaut présenter un beau paquet de billets de banque. Une telle abnégation va droit au cœur du spectateur d’autant qu’elle est portée par une comédienne dont la puissance de jeu n’a d’égale que la détermination.

Ravalant sa fierté, elle s’humilie à réclamer les salaires qui ne lui ont pas été payés, les prêts qui ne lui ont jamais été remboursés. Elle y perd son énergie et sa voix en même temps que le film prend un virage sombre dans une Kinshasa qui, jusque là miséreuse mais grouillante de vie, se transforme en fantôme inquiétant. Après nous avoir gratifié d’une mise en scène ample et animée, le réalisateur tourne le dos à « la grammaire » (selon ses propres mots) cinématographique classique et nous sert des plans tournés entre nuit et forêt éclairés très faiblement aux effets stroboscopiques pour mieux accompagner les transes de Félicité. L’enfer, sombre et démoniaque, n’attend que l’occasion de nous précipiter dans un monde de silence et d’invisibilité. La légende raconte que petite fille, Félicité est morte et a connu une renaissance. (avoir-alire.com)

Par certains côtés, Félicité fait penser à certains films du philippin Brillante Mendoza, tels Lola et Ma’ Rosa : des villes tentaculaires dans lesquelles le petit peuple n’arrive que très difficilement à subsister (lorsqu’il y arrive !), des femmes, des mères qui se battent avec une grande énergie pour faire vivre leur famille, des systèmes sociaux défaillants, des policiers corrompus. Par rapport à Mendoza qui, d’une certaine façon, reste dans le misérabilisme, Alain Gomis enrichit son récit grâce à la musique.

Tout d’abord, bien sûr, celle que joue le groupe Kasaï Allstars, une musique forte comme un coup de poing, âpre, agressive, au caractère sexuel prononcé, une musique qui appelle la transe. Et, à côté, venant apaiser le récit à intervalles réguliers, des musiques du compositeur estonien Arvo Pärt qu’on voit et qu’on entend interprétées par l’Orchestre Symphonique Kibamguiste, dirigé par Armand Diangienda, le seul orchestre symphonique d’Afrique subsaharienne. Des interventions qui jouent le rôle de chœur antique et qui permettent de montrer le caractère universel de Félicité, d’en faire autre chose qu’un film ne reposant que sur son caractère de film social misérabiliste…

… Dans sa façon de filmer et de monter ses films, Alain Gomis a le désir de donner au spectateur la possibilité de s’approprier le film par petits morceaux, de le construire en quelque sorte à partir de briques élémentaires. Il aime que la caméra s’approche des corps de ses personnages, considérant qu’un comédien donne davantage de lui-même lorsqu’il arrive à accepter la proximité de ce matériel. Film à la fois social et, à sa façon, romantique, film âpre utilisant avec bonheur deux styles de musique qui sont aux antipodes l’un de l’autre, Félicité est un film puissant et attachant qui montre qu’en Afrique comme un peu partout dans le monde, la femme représente l’avenir de l’homme. (critique-film.fr)

… Loin de l’énergie joyeusement désespérée qui caractérisait ses précédents longs métrages, Alain Gomis semble s’être jeté à corps perdu dans l’effervescence de la RDC, pays malmené depuis des décennies (de la colonisation aux pillages en passant par les coups d’état militaires) où il n’est visiblement que question de survie pour toute une partie de la population…

… Pour autant, Félicité prend le contrepoint de ses modèles naturalistes sur un aspect qui est bien plus qu’un détail : son personnage principal. Là où il aurait été facile de jouer sur le sentiment de l’affliction, embrassant avec une empathie débordante le juste combat de cette mère pour son fils, Alain Gomis ne joue pas la carte de la dignité et préfère nous opposer un personnage indéchiffrable pour lequel il n’est pas évident de ressentir une compassion immédiate. C’est d’ailleurs l’argument qui revient à plusieurs reprises dans l’entourage immédiat qui rechigne à lui lâcher quelques coupures : même les musiciens avec lesquels la chanteuse travaille depuis des années débattent en sa présence (imperturbable comme si plus rien d’autre ne pouvait désormais l’affecter) du soutien qu’elle est censée mériter, compte tenu de son manque d’ouverture aux autres. Et c’est vrai que la caméra isole régulièrement Félicité au cadre, butant sur son visage fermé et fier qui ne semble rien exprimer en-dehors de la scène et qui n’a surtout rien à demander : la joie, la colère, l’espoir et la résignation se sont comme agglomérés pour produire un visage stoïque qui se refuse à notre regard compatissant. Cette insensibilité de surface est probablement ce qui lui donne la force physique d’affronter les coups de son ex-mari ou d’un vigile lorsqu’elle vient importuner un riche congolais pour lui soutirer un peu d’argent. À cette obstination qui croit pouvoir abattre des montagnes répond la résignation sourde du fils adolescent, contraint d’accepter son triste sort et qui se refuse à la vie autant qu’il rejette, sans un mot et sans un geste, le soutien compassé de sa mère.

Mais au beau milieu, Félicité change radicalement de ton, de rythme et de registre. Le compte à rebours n’ayant plus lieu d’être, la mère et le fils devant faire face à une insurmontable gueule de bois qui brouille toutes les perspectives, l’enjeu se déplace vers l’acceptation d’un état plus abstrait : la reconstruction de soi quand il n’y a définitivement plus rien d’autre à perdre. La mère et le fils n’y arriveront pas seuls et devront pour cela compter sur la présence de Tabu, un voisin et ami, contrepoint inattendu au désespoir sourd de Félicité, et probablement le plus beau personnage du film. D’abord introduit comme un simple dragueur bricoleur à ses heures perdues, Tabu s’impose progressivement dans le paysage familial, mais jamais par la force des choses, en cherchant constamment à s’adapter à la nouvelle donne. C’est que le récit, mêlant tension dramatique classique et délitement soudain des enjeux, parvient à trouver le juste équilibre entre ces deux énergies qui s’expriment à contretemps et qui vont finalement trouver à s’accorder. Il faudra pour cela que les personnages se cherchent, identifient la nature précise du sentiment qui les rapproche – notamment lors d’une très belle scène de non-relation sexuelle – pour aboutir ensuite sur un compromis qui fera de l’acceptation (de l’autre, de l’échec) un nouveau point de départ vers une possible autre vie. À l’image de cet orchestre symphonique de Kinshasa à qui Alain Gomis confie ses interludes, une puissante sérénité finit par émerger d’un chaos qu’on pensait insurmontable. Et elle peut tout simplement se nicher dans un long fou-rire qui s’empare par vagues des trois personnages enfin réunis dans un même plan. (critikat.com)

Brillant par sa simplicité et son intensité, le nouveau film du Franco-Sénégalais Alain Gomis dépeint le quotidien d’une femme, chanteuse dans un bar de Kinshasa, face aux coups du sort.

Aujourd’hui, l’avant-dernier film d’Alain Gomis (ceux qui l’ont vu s’en souviennent pour la vie), décrivait la journée d’adieux d’un homme destiné par quelque force inexpliquée à mourir le soir même. Le dernier, Félicité, s’il ne jette pas à son héroïne le même sort, partage avec son prédécesseur cette clarté obscure du conte ou de la fable. Qui nous parle du sort : c’est autre chose que la destinée ou la fatalité, autre chose aussi que la vie ou le hasard. Le sort d’un être serait cet interrègne où les lois de la prédestination ne s’appliquent pas complètement, mais qui n’est pas pour autant entièrement remis à l’aléatoire. Pour cette raison, le sort de Félicité – c’est le nom du personnage principal – n’aurait sans doute pas pu être raconté autrement que sous la forme d’un film, car les films sont bien, à leur tour, ce genre de zones intermédiaires entre ce qui est joué (d’avance comme on dit) et ce qui se joue.

Les chansons aussi le sont, à leur manière. Félicité, la magnifique, chante les soirs dans un bar de Kinshasa avec le groupe des Kasai Allstars. Ça joue à fond et c’est très beau, ça scande le film, de folles montées en folles descentes. C’est quand elle chante et qu’ils jouent qu’il n’y a plus du tout, pour elle ni pour le film et ses spectateurs, de questions qui tiennent sur la distinction entre la trame et l’improvisation, la partition et le jeu, le rythme et la durée, l’écrit et l’inattendu. Dans la vie hors du cabaret, dans la ville, c’est plus compliqué. Des événements se produisent – comiques, quand un frigo tombe en panne, tragiques, quand un accident de voiture précipite le récit vers un pur drame suivi d’un nouvel apaisement – comme des coups du sort où la marge de liberté se resserre. On pourrait dire qu’une vraie question du cinéma d’aujourd’hui, c’est justement cette marge-là : comment un film peut à la fois organiser un destin en composant des vies, en attribuant d’autorité les malheurs et les joies, et mettre cet arbitraire en rapport avec de l’aléatoire, de l’action libre, du plaisir. A la fois mettre en scène et remettre en jeu, c’est le double sort jeté au cinéma, sa tâche infinie, politique, aussi…

… Le film d’Alain Gomis fait constamment le trajet entre le réalisme le plus frontal (l’épopée d’une femme dans la société congolaise) et un lyrisme plus cosmique : on a le plaisir de revoir sur un écran de cinéma des surimpressions entre les plans, qui deviennent effusions, confusions et envolées. C’est dans cet écart entre deux formes que le film prend corps, entre orchestration et freestyle. C’est aussi dans cet écart entre deux forces que le sort se décide, que Félicité se perd ou se sauve. Félicité aurait pu s’appeler Demain : pas comme une fausse promesse – ça ira mieux, mais comme ce dont on ne sait pas de quoi il sera fait.

Dans Aujourd’hui, l’adieu et le terme déterminaient l’intensité des événements. Dans Félicité non, c’est l’avenir, ce qui pourrait avoir lieu ou pas, car cela pourrait aussi bien s’arrêter, qui libère cette intensité. Car Félicité raconte l’histoire d’un amour qui commence, celui de son héroïne avec Tabu (ivrogne, poète et géant), mais il le fait le plus souvent en montrant autre chose. Tout le reste n’est pas là pour nourrir ou pour compliquer l’amour, mais arrive quand même : si l’amour parfois nous sauve, ce n’était pas joué d’avance, une solution toute trouvée. Avec quoi tout le monde sera d’accord, mais que tous les films ne disent pas.

Félicité est magique, parce que Félicité est peut-être un peu magicienne, et aussi parce qu’il n’attribue pas à la magie le pouvoir de tout résoudre. La vraie sorcellerie est modeste et pragmatique, matérialiste même : ce qu’on peut faire part de ce qu’il y a et de rien d’autre. La magie se fait avec un peu de destin et un peu de hasard. Trouver de l’argent, chanter une chanson, faire l’amour, autant d’actes qui arrachent, aux «non» et aux «peut-être» qui tiennent le monde, un grand «oui», un sort jeté en forme de femme. En forme de visage, et le visage de Félicité (Véro Tshanda Beya), qui pourra jamais l’oublier ? (lemonde.fr)

… Kinshasa et la musique : c’est une vieille histoire, laquelle séduit, depuis une dizaine d’années, certains cinéastes attirés par le potentiel de vibrations d’une ville bordélique mais aussi terriblement créative, peuplée de fous inspirés et de génies méconnus. De Benda Bilili en 2010 à Kinshasa Kids en 2013, en passant par Kinshasa Symphony en 2011, documentaire consacré au seul orchestre symphonique d’Afrique subsaharienne, celui de Kinshasa, également présent dans le film d’Alain Gomis, sans oublier Viva Riva, un polar survolté sorti en 2012 : la capitale congolaise s’est discrètement imposée comme l’une des villes africaines les plus représentées sur nos écrans, presque toujours associée au destin d’une formation musicale.

Reste que tourner à Kinshasa, où l’on ne sait jamais qui est le plus à craindre du voleur ou du gendarme, n’a rien d’une gageure. «J’ai vite compris que ça allait être dur, mais le challenge lui-même était stimulant», souligne le réalisateur. Dans cette ville «aux infrastructures absentes et à l’administration très présente», constate-t-il pudiquement, il lui a fallu «souvent négocier des autorisations et faire un gros boulot préparatoire», pendant plus d’un an. Le temps nécessaire aux repérages comme au casting… Depuis le tournage, la situation ne s’est guère améliorée dans la capitale d’un pays qui n’a guère goûté à la démocratie depuis son indépendance, en 1960. En décembre, les dernières manifestations contre le pouvoir en place y ont fait une cinquantaine de morts. Depuis, comme dans le film, le présent s’impose comme seul horizon d’une ville où la survie reste une guerre quotidienne. (liberation.fr)

… Rendu précieux par sa rareté, Alain Gomis s’affirme toujours comme un artiste essentiel avec Félicité, son quatrième long-métrage. Cinéaste de l’errance et de l’urbanité, il arrive à faire rimer réalisme social et poésie, les rites de passage avec les obstacles de la vie. Habitué à dresser des portraits d’hommes égarés dans une quête identitaire aux tonalités spirituelles, il s’attache cette fois à la figure d’une mère célibataire, un peu en froid avec la vie, avec les hommes, avec elle-même. « A l’origine de Félicité, il y a des personnages existants, des femmes dont je suis proche, au Sénégal principalement », explique le cinéaste. « Des femmes fortes qui n’acceptent pas la compromission, qui prennent tout de plein fouet et ne plient pas sous les coups. J’avais une admiration certaine pour cette droiture, tout en m’interrogeant sur le fait de vouloir à tout prix plier la vie à sa volonté. J’étais donc intéressé par cette dialectique de la lutte et de l’acceptation qui est une idée qui traverse mes films. »

Alain Gomis ancre son film dans une réalité sociale, s’enfonce dans les quartiers populaires de Kinshasa, décrit un système dans lequel il faut se battre tous les jours pour survivre. Il détaille les modes de vie de chacun, la difficulté de vivre dans un monde où la précarité et la pauvreté mènent au chacun pour soi, où les riches méprisent les plus démunis. Félicité traduit également la difficulté d’être une femme, de surcroit une mère célibataire, dans un univers particulièrement machiste. Autant d’éléments qui servent de toile de fond et permettent à Alain Gomis de se rendre ailleurs, dans un entre-deux, Félicité, tout comme ses œuvres précédentes, s’éloignant du simple film social. Cette matière sert au réalisateur à créer une œuvre existentielle traversée par des scènes comme hors du temps, failles échappées d’un fantastique diffus dans un traitement des plus réalistes. Sur la poursuite d’argent de son personnage principal, il y greffe son thème de prédilection, celui de la quête identitaire, auréolée d’un style onirique.

A l’âpreté de la mise en scène répond un souffle dans la façon de filmer les situations, une humanité dans celle de dépeindre les personnages qui n’entrent jamais en conflit, créent une œuvre forte parsemée d’images et de séquences époustouflantes. Alain Gomis s’approche au plus près du visage de Félicité pour souligner sa détermination, son refus de plier, mais aussi son enfermement. Parfois, la caméra virevolte, s’insinue dans le maquis et ses recoins les plus intimes pour mieux en capturer ces événements qui caractérisent chacun des personnages. Félicité affirme sa liberté par ce filmage, totalement en rupture avec les réalisations antérieures du réalisateur. Une forme libre et entière, à l’image de cette mère courage et de cette atmosphère kinoise, qui donne toujours une impression de liberté, d’une absence de règles contraignantes.

Lors des passages les plus irréels, le metteur en scène et la directrice de la photographie travaillent la texture de l’image, font pénétrer l’héroïne dans des lieux opaques, comme si elle entrait un autre monde, allait au plus profond d’elle-même. Saisissant portrait de femme, Félicité relate également l’histoire d’une réconciliation, d’un retour à la vie, de la recherche d’amour, offrant ainsi de beaux moments d’intimité et de sensualité ainsi que du rire et de la complicité. Félicité, loin de se complaire dans une représentation misérabiliste de quartiers populaires, reflète la vie, dans ce qu’elle peut avoir de meilleur, dépeint de belles personnes, franchit les barrières du paraître et arrive à saisir leur humanité.

Une humanité qui se retrouve dans ce tableau fidèle et réaliste de Kinshasa, avec ses bons et ses mauvais côtés, que dresse Alain Gomis grâce à un minutieux travail sur le son. Ainsi, il restitue avec précision ce qui fait l’ambiance kinoise sans toutefois tomber dans l’ostentation. Pourtant, le cinéaste avoue avoir écrit le scénario bien avant d’atterrir dans la capitale de la République Démocratique du Congo. Reconnue par l’UNESCO comme étant particulièrement créative sur le plan musical, Kinshasa, telle une sirène, attire le cinéaste dans ses méandres par ses mélodies. « La véritable entrée, c’est le Kasai Allstars, qui est un conglomérat de quatre ou cinq formations différentes », se souvient-il « C’est à la fois une musique traditionnelle et une musique qui s’est urbanisée, qui sent le cambouis et la forêt. Transcendantale, électrique, presque rock ou électro, cette musique allie tradition et modernité et incarne la ville africaine telle que je la vois. » Félicité possède cette particularité d’être un film musical où la musique, de tous les genres, est distillée avec parcimonie, où elle ne souligne pas chaque moment important. Utilisée, le plus souvent, de façon intra-diégétique, elle traduit la psyché de Félicité et la place particulière qu’elle occupe dans le récit et aux yeux des autres par le biais d’images toujours oniriques. Des passages qui donnent alors au film certains de ses meilleurs moments : Félicité chantant seule sur scène devant une salle vide, gros plan sur une main jouant de la guitare… Ainsi intégrée, la musique insuffle au récit un rythme et une énergie d’autant plus grands qu’elle marque des ruptures de ton, évacue toute forme de monotonie…

… Plus qu’un hommage aux femmes, Félicité est une véritable ode à la vie, une création généreuse, dans laquelle le bruit et la fureur côtoient la délicatesse et l’humanité, qui reste longtemps en tête après la dernière image, accédant ainsi au rang d’œuvre audacieuse et essentielle.(culturopoing.com)


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

Merci de continuer à arriver suffisamment à l’avance pour être dans votre fauteuil à 20h précises.

Entrée : Tarif unique 8 €. Adhésion : 20 € (5 € pour les étudiants) . Donne droit au tarif réduit à toutes les manifestations de CSF, et à l’accès (gratuit) au CinémAtelier et à l’atelier Super 8. Toutes les informations sur le fonctionnement de votre ciné-club ici


 

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