Femmes entre elles



Vendredi 18 Octobre 2013 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Michelangelo Antonioni – Italie – 1955 – vostf

Clelia, une jeune Romaine, quitte la «ville éternelle» pour s’installer à Turin, dans le nord de l’Italie, où elle monte une maison de couture. Ouverte et chaleureuse, elle ne tarde pas à se faire de nouvelles amies. Un jour, l’une d’elles, profondément meurtrie par une déception amoureuse, met fin à ses jours. Son décès va bouleverser ses amies et transformer leurs relations.

Notre critique

Par Bruno Precioso

Quoiqu’il fût récompensé par le Lion d’argent deux ans avant sa sortie en France en 1957, Femmes entre elles n’y rencontra guère le succès publique, ni à de rares exceptions près critique. Le film est le 4ème long-métrage d’un Antonioni alors peu connu, même s’il a déjà une notoriété italienne que confirmera le succès du Cri (1957).

« Antonioni est le cinéaste qui a le plus influencé le cinéma contemporain. » (J.L. Godard)

La carrière cinématographique d’Antonioni a commencé en 1943 après sept années passées en qualité de critique de films pour le Corriere padano dans sa ville natale de Ferrare, puis dans la rédaction de de la revue Cinema, à Rome. C’est là qu’il fera la connaissance des jeunes théoriciens du néoréalisme (Giuseppe De Santis, Carlo Lizzani, Antonio Pietrangeli…). Après avoir quitté la revue il entame une brève formation de cinéaste au Centro Sperimentale di Cinematografia. 1943 est également l’année qui le voir collaborer au scénario de Un pilota ritorna de Roberto Rossellini. Il devient ensuite assistant sur deux films, dont Les Visiteurs du soir de Marcel Carné. Sa première période en qualité de réalisateur se porte sur des documentaires : à partir de 1943, il est subventionné par un organisme gouvernemental pour les films pédagogiques qui l’aide à réaliser son premier film, Gente del Po, relatant la vie des populations déshéritées de la plaine du Pô, à quelques kilomètres à peine de l’endroit où Luchino Visconti tourne le premier film néoréaliste, inspiré d’un roman américain de James Cain, Ossessione toujours en 1943. Deux ans plus tard, c’est avec Visconti lui-même qu’il coécrira deux scénarios non réalisés : Furore et Il Processo di Maria Tarnovska. En 1947, il collabore au scénario de Chasse tragique, premier film de Giuseppe De Santis, qu’il a connu à la rédaction de la revue Cinema. Les années 1950 le voient s’essayer aux longs métrages, plus ou moins bien reçus en Italie, mal diffusés à l’extérieur jusqu’au Cri. La postérité s’ouvrira surtout pour l’Antonioni de la décennie de 1960, inaugurée par l’Avventura (prix spécial du jury à Cannes en 1960), puis une série de films illustres tous récompensés par des prix dans les grands festivals internationaux et grâce auxquels Antonioni poursuivra sa carrière de cinéaste dans le monde entier et notamment à Hollywood : La Nuit (Ours d’or et prix Fipresci au Festival de Berlin 1961), L’Éclipse (à nouveau Prix spécial du jury au Festival de Cannes 1962), Le Désert rouge (Lion d’or au Festival de Venise 1964), puis Blow-Up, tourné à Londres (Palme d’or 1967), Zabriskie Point en 1970, Chung Kuo, la Chine tourné en Chine en 1972, Profession : reporter avec lequel il termine son travail aux Etats-Unis en 1975. Son retour en Italie où il retrouve son égérie Monica Vitti donne naissance au Mystère d’Oberwald en 1980 puis à Identification d’une femme en 1982, sur le tournage duquel il rencontre Enrica Fico. L’AVC qui le paralyse et le prive presque totalement de l’usage de la parole ne l’empêche pas de poursuivre sa carrière ; il coréalise encore avec Wim Wenders Par-delà les nuages (1995). En 2004, à 91 ans, il participe au film à sketches Eros (également signé par Steven Soderbergh et Wong Kar-wai) et réalise un documentaire, Lo Sguardo di Michelangelo (Le Regard de Michelangelo), en forme de synthèse poétique de sa vision du cinéma.

Ce parcours fulgurant débute à peine avec Femmes entre elles en 1955, qui pourtant concentre déjà l’essentiel des thèmes chers à Antonioni, et assez largement son style : recherche plastique singulière ; extrême rigueur dans la composition des plans ; sensation d’une durée qui s’étire, parfois même de vide ; rupture avec les codes de la dramaturgie dominante (rythme effiloché, annonce d’événements sans suite, mise en place de relations sans effets…). Les personnages y sont généralement insaisissables et entretiennent des relations intimes troubles ou indéfinissables. La solitude, la frustration, l’absence et l’égarement nourrissent paradoxalement le film et les personnages, comme déjà la célèbre (et contestée) « incommunicabilité » qu’on crut pouvoir ériger en définition du cinéma d’Antonioni par la suite.

Rien encore de tout cela lorsque Le amiche est projeté dans les salles françaises ; on a gardé du cinéma italien l’image simplifiée d’un néo-réalisme donnant surtout à voir des milieux populaires. De fait, l’irruption dans le monde bourgeois de la bonne société turinoise était peu attendue et ne rencontra que peu d’écho. Ces femmes élégantes, aux préoccupations d’apparence futile, étaient peu aimables ; par ailleurs, le film baignait dans un climat pessimiste hanté par l’idée du suicide. Les auspices littéraires qui présidaient au film n’illuminaient pas davantage cette création sombre.

« Plus de mots. Un acte. »

C’est par ces mots qui font un acte que Cesare Pavese achève son oeuvre littéraire en même temps que sa vie, à 42 ans, en se suicidant dans une chambre d’hôtel de Turin, sa ville natale. Enonçant son dégoût à la fin de son journal (« Non scriverò più. Non parole. Un gesto.» in Le métier de vivre), il quitte ainsi une existence chaotique et angoissée fascinée par l’idée du suicide. C’est de sa nouvelle Tra donne sole, parue un an plus tôt, qu’Antonioni s’inspire en créant un film qui retient la structure du texte d’origine pour l’épurer à l’extrême, exprimant ainsi par des procédés visuels purs jusqu’à la géométrie le vertige de l’intériorité sur fond de décor simplifié. La caméra suit à distance, avec une sorte de détachement. La mise en scène compose dans un noir et blanc admirable un tableau de groupe glacé dans lequel pas un des cinq personnages féminins de Pavese n’obtient de complaisance. Antonioni cadre en longs plans fixes, se déplace lentement, paraît guetter le mouvement qui trahit.

Les lieux et les décors en disent aussi long que les silences de personnages complexes, aussi lucides que lâches, prisonniers d’un espace clos. Les acteurs incarnent des hommes faibles, fuyants, les actrices (remarquablement dirigées) sont d’autant plus belles qu’elles cèlent autant de failles. Le hors-champ reste néoréaliste et transpire en une seule scène où Clélia retrouve brièvement son quartier d’origine. Mais chez Antonioni, le regard porte sur l’intérieur : « Il m’apparut plus intéressant, après que le cinéma italien eut analysé les personnages dans leur rapport à la société, de retourner le néoréalisme vers l’intérieur des individus. Or la bourgeoisie était pour moi une obsession culturelle : je me demandais pourquoi la bourgeoisie italienne n’avait jamais été à la hauteur, et si l’avenir serait différent. » rappelle-t-il lors d’une interview de 1978. A la sortie du film, Italo Calvino estimait à peu près dans les mêmes termes que Le amiche réussissait une dissection de la classe bourgeoise jusque-là assumée par la seule littérature. Au service de ce néoréalisme de l’intérieur, la passion d’Antonioni pour l’architecture prend chair dans autant de plans ciselés, servis par la remarquable photographie du chef opérateur Gianni di Venanzo. La profondeur de champ, vertigineuse métaphore de l’isolement, souligne encore le génie de l’espace déjà manifeste dans ce 4ème long métrage

Comme l’écrit Louis Guichard évoquant chez Antonioni ce tournant crucial des années 1950 et 1960, « L’amour est encore la grande affaire de tous, chacun semble en vouloir sa part mais plus personne n’est vraiment prêt à en payer le prix. D’où cette impression d’assister à quelque chose comme l’invention de la solitude. »

Sur le web

« C’est la première fois au cinéma que l’on voit la vie des groupes d’amies et d’amis de la bourgeoisie, les hystéries et les acrimonies qui fermentent sous la plaisanterie. Il s’agit d’un monde qui a déjà une tradition littéraire mais que le cinéma n’était pas encore parvenu à effleurer.« (Italo Calvino)

Ce film ressort aujourd’hui dans une magnifique copie restaurée par la cinémathèque de Bologne. Les fans du cinéma italien d’après-guerre effleurant le néoréalisme vont se régaler, tant la restauration de la pellicule  est une formidable réussite. Les beaux visages bourgeois chers à Antonioni retrouvent leur éclat, eux dont la mise en lumière par le chef opérateur Gianni di Venanzo est l’un des principaux intérêts du film. Même chose pour la profondeur de champ, vertigineuse, qui, avec une netteté redevenue quasi-parfaite, donne aux différents plans du cadre toute leur puissance d’évocation. Le noir et le blanc semblent mener un véritable combat dans cette histoire de lutte psychologique individuelle et collective. Si les scènes en extérieur sont moins nombreuses que dans les autres films d’Antonioni, le goût de ce dernier pour l’architecture ne s’en fait pas moins sentir, tant les décors intérieurs ressemblent à un gigantesque labyrinthe avec lequel les personnages essayent de se débattre. Bref, esthétiquement, Femmes entre elles est superbe… L’art de suspendre l’action développé par Antonioni dans L’Avventura et ses films ultérieurs est déjà bien rodé. Modèle de mise en scène, le film est aussi très cérébral.

Femmes entre elles est une adaptation de la nouvelle de Cesare Pavese, l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle. Antonioni s’est basé sur une nouvelle tirée du « Bel Été » (roman qui a obtenu le Prix Strega en 1949), traduite en français sous le même titre que le film.

Antonioni porte un regard autant amusé que pessimiste sur la bourgeoisie de son temps et de son pays. Mais comme souvent chez lui, ce que son histoire contient d’enseignements sociaux se double d’une portée métaphysique. Le désir est vu comme une force indépassable mise à l’épreuve par la réalité ; la volonté individuelle comme une essence contrecarrée par le collectif ; le suicide comme une rédemption vitale paradoxale, l’oubli comme une sorte de principe.

Avant d’être critique, puis metteur en scène,  Antonioni fit des études d’architecte, ce que ses films reflètent dans son traitement de l’espace, aux nombreux extérieurs, où les bâtiments structurent l’image, pour mieux signifier la solitude des personnages. Un sentiment que l’on retrouve dans Femmes entre elles, où transparaissent avec toujours autant d’élégance la construction savante du cadre, ou des mouvements fluides et discrets de caméra. Une grammaire cinématographique envoûtante de tous les instants.

Ses actrices, Eleonora Rossi Drago, Valentina Cortese, Yvonne Furneaux, Madeleine Fischer, Anna Maria Pancani sont plus belles et sophistiquées les unes que les autres, et composent un quintet de charme où fomentent les rivalités plus ou moins rentrées qui peuvent être assassines. Cinéaste de la femme, Antonioni ne s’arrête pas à ses seuls personnages féminins et traduit comme dans nombre de ses films l’incommunicabilité homme/femme, celle-ci allant dans les deux sens.

Si le drame est en effet au coeur du film, Antonioni ne nous donne pas moins l’impression de devenir un intime de ce groupe d' »amies » (le titre original est « Le Amiche »), de suivre leurs frasques et déboires jusqu’au drame, sans en démordre une seconde. Un film qui après bientôt 60 ans garde une modernité sans fard. « Je voulais placer mes personnages dans leur cadre, ne pas les séparer champ-contrechamp. La technique est instinctive et liée au désir de suivre les personnages pour dévoiler leurs pensées les plus cachées« , explique Antonioni.

Lorenzo a été le premier rôle de Gabriele Ferzetti sous la direction d’Antonioni. Le cinéaste italien a collaboré une seconde fois avec cet acteur en lui offrant le premier rôle dans {{L’Avventura}} (1960), le film qui ouvre la trilogie du malaise moderne (La Nuit, 1961 et L’Eclipse, 1962).

L’un des premiers films de Michelangelo Antonioni, Femmes entre elles a préparé le grand tournant de la carrière du cinéaste qui s’est fait avec Le Cri en 1957. Le film a décroché le Lion d’argent à la Mostra de Venise en 1955 ainsi que le Ruban d’argent du Meilleur réalisateur d’un film italien en 1956.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Bruno Precioso.

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