Upstream Color


 


Vendredi  22 Septembre 2017 à 20h30

Cinéma Mercury – 16 place Garibaldi – Nice

Film de Shane Carruth – USA – 2017 – 1h36 – vostf

Dans le terreau de certaines plantes se trouve une larve aux étranges vertus. Introduite dans l’organisme humain, elle permet de manipuler l’hôte inconscient de ce qui lui arrive. Victime de cette expérience, Kris se retrouve dépossédée de ses biens, et finalement de sa vie. Elle rencontre Jeff qui semble avoir vécu la même intoxication. Ensemble, il essaient de se réapproprier leurs souvenirs et de comprendre ce qui leur est arrivé.

Notre critique

Par Josiane Scoleri

Upstream Color est un film­-rébus comme le cinéma aime à nous en offrir de temps en temps. Un film qui implique nécessairement une participation active du spectateur, intrigué voire déboussolé par ce qu’il voit et entend à l’écran. Mais en même temps, c’est un film superbement construit où toutes les pièces du puzzle finissent par se mettre en place. Shane Caruth ne se livre  pourtant pas pour autant à un pur exercice de style, si brillant soit-il. Il se pose des questions essentielles sur la vie, la mort, le libre arbitre des individus pris dans le cycle de l’existence. Il n’est pas étonnant que le réalisateur ait choisi de larges extraits de « Walden »  de Thoreau comme colonne vertébrale du film. Les personnages principaux passent une bonne partie de leur temps à en recopier les pages et des citations du livre tiennent souvent lieu de dialogue. Il faut savoir que ce livre, mi-autobiographique, mi-réflexion philosophique est très certainement l’un des fondements de la littérature et de la pensée américaine.

Ce qui intéresse visiblement le cinéaste, c’est le mystère, la part insondable du fonctionnement humain. Sommes-nous vraiment capables de dire pourquoi nous nous retrouvons dans certaines situations ? Savons-nous vraiment quels sont les ressorts de nos actions. D’où un film mystérieux, voire énigmatique et des personnages qui errent comme dépourvus de tout, leur vie passée, leurs possessions, leur personnalité après avoir ingéré une étrange substance qui ne ressemble à rien de connu. Qui sommes-nous quand nous ne savons plus qui nous sommes ? La grande habileté de Shane Carruth réside d’abord dans un art du montage qui lui permet de fragmenter le récit et de présenter en parallèle plusieurs personnages qui a priori ne sont pas reliés entre eux, mais qui interviennent tous de façon décisive dans l’histoire.

L’autre point fort du film, c’est un art de la mise en scène à 360 degrés où l’image et le son agissent en symbiose et réussissent à cette atmosphère cotonneuse où nous flottons avec Kris et Jeff. Il est probable d’ailleurs que certains spectateurs préfèrent se laisser porter par la beauté des images, dans une lumière bleu-gris qui gomme les contrastes, et l’étrangeté de la bande-son qui nous enveloppe. L’un des personnages principaux se consacre d’ailleurs à enregistrer des sons dans la nature et à en fabriquer d’autres sans qu’on les distingue vraiment les uns des autres…L’expérience sensorielle est d’une puissance réelle, à la fois forte et poétique. Et pourtant, on ne peut s’empêcher d’essayer de reconstituer le puzzle, car Upstream Color n’est pas un film conçu pour perdre le spectateur et les éléments qui sont lâchés au fur et à mesure ne sont finalement pas si disparates que ça.

La progression dramatique elle-même est très surprenante. Le réalisateur choisit délibérément des points d’ancrage qui n’ont de prime abord rien d’accrocheur. Que ce soit les vers de terre ou les cochons, on ne peut pas dire que ce soit deux animaux avec lesquels il est facile de s’identifier et les associations qui nous viennent spontanément à l’esprit ne sont pas des plus flatteuses. Mais c’est justement par cette introduction qui nous prend à revers que le réalisateur réussit son pari. Nous sommes nécessairement intrigués et dans le même temps, nous sommes obligés de laisser nos références au vestiaire. Que ce soit du côté des genres cinématographiques : ce n’est pas vraiment un film de science-fiction, ni un thriller, ou des codes les plus communément adoptés. Et même si on peut parler d’une sorte de  « happy end », ne repose-t-elle pas sur un malentendu ?

Upstream Color est donc un film qui joue sur plusieurs tableaux en même temps et s’amuse savamment de l’un à l’autre. Et ce qu’il y a sans doute de plus surprenant dans ce film, c’est comment le réalisateur combine une architecture extrêmement solide qui en appelle à notre intellect et des images poétiques, voire oniriques qui, elles, parlent directement à nos sens. C’est un film à la fois très tactile(les gros plans sur la peau sont nombreux et le contact avec les éléments – surtout  la terre et l’eau – revient à plusieurs reprises) et éminemment sonore alors que les dialogues s’amenuisent jusqu’à disparaître presque. Tout un jeu de correspondances s’élabore entre images et musique avec des plans récurrents (la forêt, la piscine) qui répondent aux motifs musicaux. Nous sommes vraiment dans la création d’un univers. Ce n’est pas pour rien que Shane Carruth est à la fois réalisateur et scénariste du film, mais aussi monteur, chef op et compositeur de la B.O. Les acteurs dont Shane Carruth lui-même qui joue le rôle de Jeff,  habitent cet univers étrange dans un état d’apesanteur et nous entraînent dans leur sillage. Nous sommes nous-mêmes comme hébétés, à la fois par leur malheur, la ténacité avec laquelle ils essaient de se reconstruire, la fragilité de leur improbable histoire d’amour. Là aussi, le réalisateur fait preuve d’une grand maîtrise en donnant de plus en plus de souffle à cette rencontre qui emmène le film à des années-lumière des deux autres personnages du film : le voleur et le sampler. Ceux-là n’ont pas de nom et se résument à leur fonction. Là encore, la construction est impeccable.Le premier film de Shane Carruth, Primer avait sidéré la critique par son ambition et son originalité. Son deuxième film, 10 ans plus tard, est tout aussi radical, tant par la forme que dans le propos. Avec deux films seulement à son actif, ce jeune homme qui a appris le cinéma tout seul, fait des films dont l’écho résonne longtemps en nous. C’est à coup sûr, la marque d’un auteur.

Sur le web

Shane Carruth s’intéresse depuis longtemps aux histoires personnelles des gens, à leur identité, à la manière dont elles se construisent et à ce qui advient une fois qu’elles sont installées. Shane Carruth s’intéresse depuis longtemps aux histoires personnelles des gens, à leur identité, à la manière dont elles se construisent et à ce qui advient une fois qu’elles sont installées. Le metteur en scène développe : « Je suis vraiment curieux de savoir si c’est l’environnement ou le comportement qui dicte la façon dont on se voit soi-même, ou si c’est l’inverse. Je rencontre souvent des gens qui ont le sentiment de savoir ce que la société leur doit et ce qu’ils doivent à la société, et qui pensent que tout cela sera naturellement équitable (les systèmes politiques, les croyances…). C’est comme si, une fois bien établies, ce sont ces convictions qui régissent tout et il n’existe plus aucune pensée critique ou de remise en question. J’ai donc eu envie de dépouiller mes personnages de tout cela et de les faire tout reconstruire à partir de très peu d’information. Voilà comment je suis entré dans le récit. Et plus je jouais avec lui, plus il me semblait que de voir sa propre identité manipulée et de ne plus savoir où on en est était une expérience émotionnelle. Une fois le mouvement lancé, j’ai trouvé l’idée intéressante et j’ai voulu l’aborder par tous les bouts, la creuser aussi loin que possible, surtout de façon non verbale parce c’était cet aspect que je souhaitais explorer. »

Upstream Color a été conçu en trois parties : la première est très simple et consiste à l’installation du récit ; le deuxième tiers concerne la relation personnelle entre les personnages de Kris et Jeff, qui n’évoluera pas comme il faut et deviendra beaucoup plus subjective ; puis on en arrive à la troisième partie où tout bascule et où on se retrouve au sein d’un univers de sensations dans lequel on se laisse aller.

Shane Carruth souhaitait à l’origine procéder au montage au fur et à mesure du tournage. Mais faute d’avoir suffisamment de temps, le réalisateur a dû s’appuyer sur le chef monteur David Lowery. Carruth se rappelle : « J’avais dans l’idée que je procèderais au montage au fur et à mesure du tournage. Ça a marché pendant un certain temps mais je ne dormais jamais, et même en travaillant vingt quatre heures sur vingt quatre, je prenais de plus en plus de retard. J’ai donc assemblé quelques scènes, assez en tout cas pour qu’on se rende compte de la façon dont c’était censé se dérouler, et il m’a tout simplement sauvé la vie. Il est arrivé, a jeté un coup d’œil sur ce que j’avais et on a discuté de l’effet que les différentes parties du film étaient censées produire, ainsi que de leur déroulement. Après quoi, je lui ai montré les storyboards grossiers qui accompagnent le script. Il s’est mis au travail avec beaucoup d’assurance, sans du tout s’imposer et il m’a tout simplement soufflé. Très vite j’en suis venu à lui faire totalement confiance, à lui et à sa sensibilité. »

« En 2004, la sortie de Primer, le premier long-métrage de Shane Carruth, déclenchait les mêmes migraines (dues au ­scénario crypté) et le même ­enthousiasme que Pi, de Darren Aronofsky (1998), ou Memento, de Christopher Nolan (2000). Histoire de voyage dans le temps, ­Primer s’appuyait sur des notions mathématiques hors de portée de la plupart des spectateurs, et compensait son manque de moyens par une mise en scène d’une surprenante habileté. Shane Carruth n’a pas trouvé le chemin des studios, il a dû attendre presque dix ans pour présenter son deuxième long-métrage, Upstream Color (au Festival Sundance, en 2013), ce film a mis quatre ans pour tra­verser l’Atlantique et l’on attend toujours des nouvelles de sa ­prochaine œuvre.

Le récit s’épanouit sur un terreau qui mélange parabole et cauchemar : l’existence de Kris (Amy Seimetz) est bouleversée lorsqu’un criminel anonyme lui inocule la larve d’un parasite qui a pour effet d’annihiler la volonté de la victime. Au lieu d’en faire l’instrument d’un complot planétaire, le maître du ténia se contente de s’approprier les biens de Kris, qui perd ainsi maison et emploi, avant d’être débarrassée du ver maléfique par un non moins mystérieux sauveur. Libre, pauvre et amnésique, la jeune femme rencontre Jeff (Carruth lui-même, qui a également écrit le scénario, composé la musique et monté le film), victime du même détournement de psyché. Avec pour seul bien commun ce qui leur a été volé, les amants tentent de reconstruire leur vie.

Filmé dans les rues d’une ville anonyme, dont l’on ne sort que pour suivre le cours d’une rivière où se joue le cycle reproductif du parasite, Upstream Color est pourtant d’une surprenante beauté, froide et sereine. Les éléments communs avec le cinéma d’horreur (la contamination, le spectacle des parasites sous la peau) sont mis en scène avec une curiosité distanciée, comme s’il s’agissait de réunir les preuves d’une épidémie : à ces symptômes physiques s’ajoute le désarroi des personnages, écrasés par un processus qui leur échappe. On peut y voir aussi bien une représentation de la ­contrainte sociale qu’une allégorie de l’amour. Contrairement à d’au­tres auteurs d’énigmes cinématographiques, Carruth ne propose pas de réponse univoque. La cohérence esthétique et onirique d’Upstream Color laisse à chacun l’espace nécessaire à sa propre version, comme un morceau de musique proposé aux interprètes. » (lemonde.fr)

Upstream Color a été présenté en sélection officielle au Festival du Film de Sundance ainsi qu’au Festival International du film de Berlin.


Présentation du film et animation du débat avec le public : Josiane Scoleri.

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